En 1999, Peter (Ikehata Shinnosuke) l’interprète des Funérailles des roses de Toshio Matsumoto et de Ran de Kurosawa dont j’ai parlé ici, pose pour le photographe Hajime Sawatari. L’album Raison d’être contient un grand nombre de nus où Peter à 47 ans montre avec fierté, un corps féminin, bronzé et épanoui. A cette époque, Peter est déjà une personnalité excentrique de la télévision que l’on pourrait comparer chez nous à Amanda Lear. L’éphèbe de Shinjuku de 1969 semble bien loin pour cet enfant chéri du showbizness japonais. Pourtant en six photographies, Peter fait renaître ce gavroche transgenre et nous fait rêver ce qu’il serait devenu à la suite du film de Matsumoto : la Queen punk, glamour et peut-être un peu cruelle, de l’underground japonais.
mercredi 1 décembre 2021
lundi 29 novembre 2021
Abe Sada et moi
Abe Sada par Rina Yoshioka, peinture réalisée pour mon livre |
Et il y eu aussi la tristesse de voir disparaître Wakamatsu
et Oshima à quelques mois d’intervalle le 17 octobre 2012 et le 15 janvier
2013.
Par la suite, dans plusieurs travaux sur Ôshima, des textes
pour les Cahiers du cinéma, pour le programme de la Cinémathèque, des vidéos,
des émissions télévisées, je réservais toujours une place à L’Empire des sens
qui me faisait l’effet d’un ilot et d’un film orphelin. L’Empire des sens qui a
fait découvrir Ôshima jusqu’alors confidentiel, est sans aucun doute le film
japonais le plus célèbre au monde mais paradoxalement il marque presque la fin de sa carrière qui
se limitera à quatre films. Plusieurs cinéastes s’y confronteront pour représenter
l’amour intégral, sans jamais parvenir à en égaler la pureté. J’avais intitulé
mon livre précédent « L’Adolescente japonaise ou l’impératrice des signes »
faisant un clin d’œil à Abe Sada derrière le pastiche de Roland Barthes.
Voulant attaquer un livre sur Ôshima, je décidais donc de prendre L’Empire
des sens comme point de départ.
Cérémonies aurait d’ailleurs dû avoir une forme différente et
l’anecdote est assez amusante. En 2018, je contactais Marcos Uzal qui dirigeait
alors la collection Côté Films de Yellow Now, la petite collection d’analyse de
film. Il se montrait intéressé par mon projet mais, après plusieurs échanges de
mails, alors que nous devions nous rencontrer pour en discuter, il disparut purement
et simplement des radars. Le silence complet et aucune réponse à mes messages.
C’était bien curieux. J’en devinais quelques mois plus tard la raison : il
était sur les rangs pour reprendre la rédaction en chef des Cahiers du cinéma
où je travaillais alors. Qu’on ne soit jamais surpris est une surprise en soi. Evidemment,
cela ne m’a pas arrêté, d’autant que mon livre avait pris une autre direction. Il
devait à l'origine porter sur la représentation du sexe et aurait classiquement contenu un certain
nombre de photogrammes. Avais-je vraiment envie d’emprunter une forme aussi
universitaire pour L’Empire des sens ? Un court chapitre devait revenir sur l’origine
du film, à savoir l’affaire Abe Sada. C’est au cours de mes recherches que je
tombais dans un gouffre. Je ne savais presque rien de la vie de cette femme qui
pourtant, sous les traits d’Eiko Matsuda, était devenue l’un des visages
iconiques du cinéma japonais. Je découvrais son enfance, le viol dont elle
avait été victime à 14 ans, sa vie d’errance de maisons de geisha en bordels,
ses multiples identités, jusqu’à sa rencontre en 1936 avec Kichi l’homme de sa
vie. Quelques minutes du film Déviances et Passions de Teruo Ishii me
terrassèrent avec l’apparition d’Abe Sada, vieille dame dans le Japon bétonné
de 1969.
Sada allait m’apporter ce que j’aime le plus lorsque j’écris
sur le cinéma : une narration. De la même façon que le vampire de mon livre Le Miroir
obscur traversait tous les états du cinéma, c’est Sada, la véritable Abe Sada,
qui allait me guider dans L’Empire des sens. J’allais à mon tour rendre hommage
à celle qu’Oshima appelait une « femme merveilleuse ». Au cours de
longues soirées qui m’amenaient parfois au cœur de la nuit je suivais ses
traces. C’est à ce moment que j’ai aussi plongé dans le répertoire de Keiko
Fuji, la chanteuse de Enka, qui en quelque sorte est devenue la voix de mon
héroïne. Parfois vers trois heures du matin, c’était comme si la présence de
Sada devenait très légèrement tangible à mes côtés. Le saké n’y était bien sûr pas
pour rien. Pendant combien de temps pouvais-je tenir la figure, conserver sa
persistance ? Jusqu’au célèbre fait-divers et son procès. Mais plus loin
encore sa sortie de prison, la guerre, les années 50… Sada était toujours là et
continuait à mener sa vie de femme, rencontrant des écrivains, participant à
des représentations théâtrales. Elle traversait les époques et elle ne disparut
(ou plutôt s’évapora) dans les années 70 que pour renaître sous les traits d’Eiko
Matsuda dans L’Empire des sens, entraînant à nouveau scandales et procès. Le
visage de Sada d’ailleurs n’était pas un mystère : il y avait celui de la
jeune femme au sourire incroyable arrêtée par des inspecteurs aux mines ahuries
comme s’ils tombaient eux-aussi sous le charme. Et puis le visage de la femme
mure des années 50 enfin l’obachan (mamie) des années soixante. Toutes ces
femmes étaient bien sûr Sada mais étaient-elles pour autant la Sada qui m’avait
accompagnée ? Je devais à mon tour inventer le visage de my own private Abe
Sada.
Entretemps, j’avais trouvé l’éditeur de mes rêves : Le
Lézard noir, qui m’avait initié aux mangas sulfureux de Suehiro Maruo. A travers
Sada, revenaient les démons du Japon qui passionnaient l’éditeur Stéphane Duval
autant que moi, et en premier lieu Mishima. C’est grâce à lui que j’ai donné un
visage à ma Sada puisqu’il accepta une idée un peu folle.
Les lecteurs de ce blog savent la place qu’occupent les
peintures de Rina Yoshioka dans mon imaginaire. Rina travaillait à cette époque
sur une peinture de femme yakuza pour l’exposition Ultime Combat, arts martiaux
d’Asie au Musée du Quai Branly. Je lui demandais de créer une Sada qui ne devait
pas ressembler à Eiko Matsuda mais à un mélange entre la vraie Sada et Junko
Miyashita, l’actrice du magnifique La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru
Tanaka. Elle me fournit plusieurs esquisses, et je dois avouer que je l’ai un
peu épuisée à lui en demander toujours de nouvelles. Le visage était trop rond
ou trop mince, elle était trop vieille ou trop juvénile, le regard trop aguicheur…
J’ai un peu honte en y repensant car je l’obligeais en réalité à devenir une médium
et à tâtonner à l’intérieur de ma propre psyché. Je ne la remercierai jamais
assez pour sa patience. Et puis un jour, j’ai vu Sada apparaître dans sa
chambre d’auberge et me regarder, accroupie devant la table où s’entassaient
les bouteilles de saké, tenant entre ses doigts la lanière de son kimono rouge.
Par la fenêtre, une clarté lunaire baignait les maisons en bois de cette rue du
Tokyo des années 30. J’avais particulièrement
insisté sur la présence de la lune. Je ne sais toujours pas pourquoi. Rina mit
en quelque sorte le point final à mon livre, et sa peinture devint une préface
que l’on fit figurer dans le sommaire.
J’arrête également ici les souvenirs de l’écriture de mon
livre, et alors qu’un froid polaire s’est étendu sur Paris et qu’un retour au
Japon semble encore lointain, je me verse un verre de saké, et écoute une fois
de plus Keiko Fuji chanter que les rêves fleurissent la nuit.
Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.
A commander sur la boutique du Lézard noir ici
samedi 27 novembre 2021
Abe Sada en 1969
André Breton n’a pas rencontré Violette Nozières ni Jean Genet les sœurs Papin. En revanche, Tatsumi Hijikata, l’inventeur de la danse butô, a bien rencontré Abe Sada et a même été pris en photo avec elle.
Cela atteste de la popularité de Sada dans l’avant-garde japonaise initiée à la culture de la transgression française par le flamboyant Shibusawa Tatsuhiko. Cette star des milieux intellectuels traduisait Sade et Bataille et posait en vêtements psychédéliques devant une reproduction de La Poupée d’Hans Bellmer.
Abe Sada était pour ces intellectuels férus de surréalisme la plus pure incarnation de l’Amour fou. Cette intelligentsia se rendait dans le bar Hoshikikusui où Sada était la serveuse et l’attraction. Telle Lola Montès, au cours d’une descente d’escalier théâtrale, elle se mettait en scène pour des clients (faussement) tétanisés et protégeant avec leurs mains leur entrejambe.
« Je veux une photo capturant l’âme pure de Sada », avait demandé le danseur au photographe Fujimori Hideo. Cette photo servit en 1972 d’affiche à la rétrospective chorégraphique «Grand motif dansé du sacrifice enflammé » de la troupe de Hijikata. Abe Sada était alors âgée de 64 ans
Les rapports entre Sada et les artistes d’avant-garde japonais sont étudiés dans mon livre Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.
A commander sur la boutique du Lézard noir ici
mercredi 24 novembre 2021
Abe Sada après L’Empire des sens
Le film de Nagisa Oshima s’achève sur l’image des amants ensanglantés tandis qu’une voix-off relate que, lors de son arrestation, le visage de Sada était radieux.
Qu’advint-il de Sada après les évènements relatés par Oshima ? Elle ne fut condamnée ni à mort ni à la prison à perpétuité mais à six années de détentions. Elle n’en purgera que quatre puisqu’elle fut libérée par une grâce collective de l’Empereur le 14 mai 1941. Un mois avant l’attaque de Pearl Harbor. Abe Sada a alors 36 ans.
Mon livre s’intéresse à ce que fut alors la vie de Sada : les années de guerre qu’elle passa remariée sous un nom d’emprunt, les faits qui lui firent reprendre son patronyme et redevenir une figure publique, enfin sa popularité dans les milieux de l’Underground japonais pour qui elle symbolisa l’Amour fou.
Si elle disparut à nouveau au début des années 70 rien n’indique qu’elle soit décédée pendant cette période.
En 1976, Abe Sada était-elle au courant que son nom était à nouveau sur toutes les lèvres ? Savait-elle qu’elle était au cœur du plus grand scandale culturel que le Japon avait connu et que sous les traits de l’actrice Eiko Matsuda elle entrait à nouveau dans un tribunal ?
Cette autre histoire d’Abe Sada, je la raconte dans mon livre Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.
A commander sur la boutique du Lézard noir, ici.
Les photos de Sada datent des années 50.