samedi 23 mai 2020

Kinji Fukasaku : La comédie inhumaine des yakuzas


Né en 1930, et donc encore adolescent à la fin de la guerre, Fukasaku ne cesse de revenir sur la naissance catastrophique du Japon moderne dans les décombres de Tokyo et les cendres d’Hiroshima. Fukasaku entre à la Toei, jeune compagnie fondée en 1950 désireuse d’apporter un sang neuf au cinéma de genre. Il y effectuera l’essentiel de sa carrière puisque Battle Royale s’ouvre également avec la célèbre image de la vague fracassant les rochers. Après quelques comédies policières interprétées par Sonny Chiba, il tourne en 1964 Hommes, porcs et loups dans les bidonvilles de Tokyo. Ce film inédit en France, aussi révolté que L’Enterrement du soleil d’Oshima ou Accatone de Pasolini, fonde sa vision nihiliste de l’humanité et son jusqu’au-boutisme formel. Dans le village de taules et de boue qui les a vus naître, trois frères s’entretuent pour un butin, symbole d’une liberté inaccessible. Seul l’aîné, homme de main servile d’un clan yakuza, en réchappe mais paye sa survie par une déchéance morale absolue. 

Un monde en négatif


Alors que ses confrères Gosha ou Misumi perpétuent de façon névrotique la geste des samouraïs, Fukasaku trouve son inspiration dans le film noir américain. Du cinéma de Fuller et Siegel, il amplifie la violence, non seulement physique mais aussi stylistique, renversant brutalement le cadre, jetant sa caméra dans les combats et emplissant l’écran de visages exorbités par la haine ou la douleur. Lors du final expérimental de Hommes, porcs et loups, il anamorphose les images comme s’il voulait les étirer jusqu’à la déchirure. A la façon d’un Wakamatsu et des cinéastes de la Nouvelle vague japonaise, Fukasaku est un destructeur rejetant l’héritage des maîtres classiques. Il refuse le sentimentalisme et se place délibérément dans le camp du mal. Dans l’étonnant Chantage (1966), autre film noir inédit, un cadre supérieur dont la famille est séquestrée marche dans Tokyo filmé en négatif, comme s’il prenait conscience de l’envers criminel de la société. La figure centrale de cet antimonde est le yakuza dont Fukasaku fait un maudit, une créature dostoïevskienne possédée par un mal d’abord historique. Le yakuza ne se défini jamais par rapport à une société légale qui demeure d’ailleurs introuvable. Les policiers usent des méthodes de la pègre et s’inscrivent dans un système de clan, s’ils ne sont pas eux-mêmes d’anciens yakuzas comme dans Police contre syndicat du crime (1975). Dans Tombe de yakuza et fleur de gardénia (1976), le détective devient le frère de sang d’un malfrat et accélère sa corruption en plongeant dans la drogue.  Même la prison ne relève plus de la loi mais, en tant que rite de passage, fait partie intégrante de la « société des gangsters ». 

Chroniques criminelles du Japon


La série Combat sans code d’honneur (cinq épisodes entre 1973 et 1974) retraçant une sanglante lutte de pouvoir à Hiroshima, est l’expression la plus radicale de ce resserrement narratif autour de la seule criminalité. Brassant les destins de plus d’une trentaine de personnages, de 1945 à l’aube des années 70, la série peut se lire comme une comédie inhumaine chez les gangsters ou l’histoire du Japon racontée par les yakuzas. Au début de chaque épisode Fukasaku fait s’élever le champignon atomique au-dessus d’Hiroshima ; « Mourir pour le Japon » n’a désormais plus de sens et les Japonais vont adopter les valeurs du vainqueur : le culte de l’économie et un libéralisme littéralement « sauvage ». 
Tourné la même année que le premier Combat sans code d’honneur, Sous les drapeaux, l’enfer (1973) en est l’arrière fond historique. Ce projet très personnel, financée en dehors de la Toei avec la petite compagnie Shinsei Eigasha, relate la déroute d’un bataillon en nouvelle Guinée à la fin de la seconde guerre mondiale. L’ennemi américain est quasiment absent excepté un pilote exécuté de façon atroce. La principale menace vient du bataillon lui-même et du fanatisme militaire : les supérieurs deviennent des tortionnaires, la survie pousse au cannibalisme, et le Japon impérial n’est plus qu’un mirage de l’autre côté du Pacifique. Pour Fukasaku, la guerre n’a jamais pris fin et se poursuit dans les luttes fratricides des clans tout autant dénuées de sens et d’idéal. Concrètement, les yakuzas, pour la plupart des soldats survivants, se sont enrichis grâce au marché noir. Au plus bas de la hiérarchie se trouve un lumpen de jeunes gangsters trop jeunes pour avoir été envoyés au front, et accomplissant les basses-œuvres. La plupart du temps, il s’agit de missions expéditives les conduisant derrière les barreaux à la place de leurs chefs. 

Les yakuzas maudits


Fukasaku a sonné le glas définitif du Ninkyo eiga, le film chevaleresque des années 1960, exaltant le prétendu code d’honneur des yakuza. Comme le soulignait Jean-François Rauger pendant la conférence « Qui êtes-vous Kinji Fukasaku ? », dans le Ninkyo eiga, par exemple Blood of Revenge (1965) de Tai Kato, les yakuzas étaient parés de valeurs morales paradoxalement supérieures à celles des honnêtes gens. Nul héroïsme dans les épopées de Fukasaku qui ne sont que soif de vengeance, alliances nouées pour être aussitôt rompues et corruption. Toute l’ironie de Fukasaku peut se lire dans cette scène du premier Combat sans code d’honneur où une phalange coupée atterrit dans un poulailler où les volatiles commencent à la manger. Les yakuzas sont des monstres mais aussi des idiots terrorisés par leur propre violence. Les exécutions sont désordonnées et convulsives, comme si Fukasaku se faisait un devoir moral de leur enlever toute grandeur. Même dans le cadre très narratif du yakuza-eiga, Fukasaku n’abandonne pas les innovations formelles des années 60. La caméra n’a rien perdu de son dynamisme, chavirant sous les impacts de balles au son des stridences jazz de Toshiaki Tsushima et la pellicule est souvent cramée ou irradiée par les néons, annonçant les futurs effets photographiques de Wong Kar-wai. 
Cette hystérie qui n’épargne pas le support lui-même, est incarnée à la perfection par le très corporel Bunta Sugawara. Sanguin et surexpressif mais aussi enfantin et buté, il porte en lui la colère de ce cinéma. Les tatouages qui couvrent son corps, autrefois fierté des yakuzas, évoquent une lèpre, la brûlure symbolique que la bombe aurait laissée sur sa peau. Dans ce naturalisme halluciné, la mort ne parvient pas à briser la chaîne des malédictions. Même après l’exécution du gangster qui l’a violée et prostituée, la jeune femme des Trois frères chiens fous (1972), ne peut échapper à son emprise. Alors qu’elle mange un bol de nouille, s’inscrit en lettres de sang sur l’image : « Plusieurs mois plus tard, cette femme donna naissance à un bébé portant le sang du chien enragé. » La sentence concerne la femme perpétuant une lignée maudite mais aussi le yakuza voyant son destin se perpétuer même au-delà de la mort. 
Ne pas pouvoir mourir est aussi la malédiction de Rikio, le yakuza drogué et nihiliste du Cimetière de la morale (1975). Multipliant les meurtres et les sacrilèges, il est littéralement un paria au sein du clan. Les autres membres n’osent pas l’abattre, comme s’il concentrait tout le mal et la folie de leur monde. Lui-seul ayant le pouvoir de s’enlever la vie, il laisse comme note de suicide sur le mur de sa cellule : « Trente ans de vie, trente ans de bordel ! Quelle rigolade ! » Les Yakuzas de Fukasaku ne créent rien, ne produisent que la mort et parfois même la dévorent, comme Rikio croquant les os calcinés de son épouse en un dernier hommage. Ces bêtes cruelles, nées de la guerre et du fanatisme militaire, exercent à leur tour une action cannibale sur la jeunesse du pays. En arrière fond des luttes de pouvoir complexes, chaque Combat sans code d’honneur retrace le destin d’une jeune recrue, de son enrôlement à sa mort violente. Lors de l’ultime cérémonie funéraire terminant la série, Bunta Sugawara avoue ne même pas se souvenir du visage de ce garçon mort pour le clan. Le gangster observe la propre insignifiance de son existence et le vide qu’il laissera derrière lui. 

Un cinéaste de la catastrophe


« A la place du bidonville, se dressa bientôt un de ses champs de pétrole qui firent du Japon la seconde puissance mondiale, et bientôt les yakuzas furent avalés par la fumée noire du capitalisme », telle est la conclusion du Blason ensanglanté (1970) décrivant l’expropriation sauvage d’habitants d’un village de taules par des clans aux ordres d’industriels. Bras armé du capitalisme, les gangsters finirent par s’y fondre, se regroupant en associations « politiques », pour la plupart d’extrême droite.  Fukasaku lui-même tirait ses dernières cartouches au milieu des années 70. Nouveaux combats sans code d’honneur (1974-1976), une trilogie assez faible revenant sur les clans d’Hiroshima, prouvait que le filon était désormais tari. Alors que la technologie japonaise envahissait le monde, la critique du capitalisme n’était plus de mise et la science-fiction, les adaptations de best-sellers et les produits sur-mesure taillés pour de jeunes idoles de la chanson dominèrent alors le box-office. Fukasaku suivit le mouvement et se tourna vers le film historique (Le Samouraï et le shogun, 1978), la science-fiction inspirée par Star Wars (Les Evadés de l’espace, 1977, qui donna naissance à la série San Ku Kai), le film catastrophe (Virus, 1979) et les produits pour adolescents (dans La Légende des huit samouraïs, 1983, avec l’idole Hiroko Yakushimaru). 
Bien que moins éclatante la suite de la carrière de Fukasaku réserve cependant de belles surprise. Histoire de fantôme à Yotsuya (1994) réintègre le célèbre fantôme d’Oiwa à la légende des 47 rônins et contient un splendide combat abstrait sous la neige. Retour mélancolique au film de gangster, Un jour étincelant (1992) oppose vieux et jeunes braqueurs. Le couple de chiens fous, au premier abord hystérique et décérébré, se révèle romantique et idéaliste, tandis que les anciens, perclus de dettes, n’ont pour horizon que de nouveaux braquages. Si la violence du cinéma de Fukasaku n’était plus en phase avec la période de prospérité du Japon, ce fut l’éclatement de la bulle économique qui lui  permit de signer son ultime chef-d’œuvre : Battle Royale (2000). L’économie, ce nouvel impérialisme dont les films de Yakuza montraient l’avènement, avait chuté à son tour, entraînant un désordre moral aussi violent que celui de l’après-guerre. Le jeu Battle Royale était alors destiné à redonner le goût de la compétitivité à des adolescents désengagés, refusant le travail et l’éducation. Encore fois, le cinéaste montrait une vieille génération cynique, incarnée par Takeshi Kitano, prête à envoyer la jeunesse à la mort pour conserver ses privilèges. A 70 ans, Fukasaku signait un nouveau brûlot anarchiste, concluant magistralement une œuvre placée sous le signe de la catastrophe. 


Texte paru dans le n°703 des Cahiers du cinéma (septembre 2014), à l'occasion de la rétrospective Kinji Fukasaku à la Cinémathèque française du 2 juillet au 3 août 2014.
Les images sont extraites de Battles Without Honor and Humanity: Final Episode (1974)

vendredi 15 mai 2020

Les Funérailles des roses



Si l’on imagine un symbole de la fin des sixties japonaises, ce serait un étudiant casqué, au visage tuméfié par les combats avec la police. Les Funérailles des roses (1969), le chef-d’œuvre de Toshio Matsumoto (1932-2017), dévoile une autre image des années rouges : une poupée androgyne, dopée au rock électrique, qui traverse un Tokyo en ébullition.

Flamboyantes créatures


Alors que ses pairs de la nouvelle vague venaient des grands studios (Oshima), du pinku-eiga (Wakamatsu) ou du documentaire (Susumu Hani), Matsumoto était un pionnier du cinéma expérimental japonais. Dès les années 50, au sein du collectif intermédia Jikken Kobbbo, il réalise Bicycle Dreams (1956), décomposition rêveuse des éléments d’une bicyclette avec Eiji Tsuburuya (Godzilla) aux effets spéciaux et Toru Takemitsu à la musique. Ce formalisme sensible s’exprimera dans les documentaires expérimentaux The Weavers of Nishijin (1961) sur les tisseurs ou The Song of Stone (1964) sur les tailleurs de pierres, qui plongent dans les matières et les traditions. A la fin de la décennie, l’intérêt pour les « gay boys » (ce qui désigne aussi bien les jeunes homosexuels que les travestis) aussi appelés « roses », lui fournit le sujet de son premier long métrage produit par la compagnie indépendante ATG. Les Funérailles des roses, allait ainsi être le premier film japonais consacré au milieu homosexuel et un creuset de contre-culture. 
Le court métrage expérimental For the Damaged Right Eye (1968), tourné pendant la préparation du film, associe en triple projection une fête de futen (les hippies japonais), des portraits des Beatles, des peintures pop de Tadanori Yokoo, des émeutes et des séances d’agit-prop. S’élevant des surimpressions psychédéliques, un garçon se maquille, enfile une robe et quitte son appartement, car « sortons dans la rue ! » était le mot d’ordre de la jeunesse révolutionnaire. Pour Matsumoto, la « guerre de Tokyo » est autant sexuelle, que cinématographique et politique. On ne trouvera cependant pas de discours idéologique dans Les Funérailles des roses, mais une rébellion permanente de la chair. Les jeunes travestis des clubs, dégagés du fard blanc, des kimonos et des poses des onagata, les « formes de femme » du théâtre kabuki, n’aspirent qu’à la jouissance et insufflent au film leur énergie transgenre et leur passion de la métamorphose. Mixant le mythe d’Œdipe à un panorama de l’angura (underground) japonais, Les Funérailles des roses, alterne avec une virtuosité folle comédie pop, documentaire et déflagrations expérimentales. Matsumoto parle du « labyrinthe de l'androgynie », ce qui est aussi une façon de définir la nature hétérogène, composite et sans cesse surprenante du film.

Pour incarner Eddie/Œdipe, il fallait aux Funérailles des roses une figure absolument neuve, jamais vue dans le cinéma japonais. Le héros classique de la nuberu bagu (nouvelle vague) était un étudiant timide, « bloqué » autant sexuellement que politiquement, tels les garçons en chemises blanches de Wakamatsu ou de Premier amour version infernale de Susumu Hani. Alors âgé de 17 ans, Peter, de son vrai nom Shinnosuke Ikehata, n’a rien à voir avec ces figures de l’échec. Quel que soit l’ostracisme de la société et le destin tragique de son personnage, Peter vit pleinement sa sexualité, et joue de son identité avec un humour un peu voyou. Même Miwa, célèbre chanteur travesti et interprète du Lézard noir de Fukasaku, apparaît soudain daté, comme une diva existentialiste. Ce qui surgit dans le cinéma japonais n’est pas seulement un homosexuel assumé ou un travesti charismatique, mais bien une actrice plus rock que ses contemporaines. 

Avant de trouver son Œdipe, Matsumoto avait déjà auditionné une centaine de gay boys, car il était évident que seul un non professionnel issu de ce milieu pouvait incarner le personnage. Sur les conseils de l’écrivain Ben Minakami, il se rendit sans trop y croire dans un club de Roppongi où officiait un très jeune garçon surnommé Peter à cause de ses collants et de son physique d’elfe rappelant Peter Pan. Matsumoto raconte comment le club plongé dans la pénombre sembla s’illuminer à l’apparition du futur acteur. Cet éblouissement originel, Peter va le conserver lors des scènes d’amour, sa peau irradiant l’image jusqu’à la surexposition. Matsumoto, grand connaisseur des classiques de l’expérimental américains, cite comme influence Flaming Creatures (1963), le « scandaleux » film underground de Jack Smith, où une drag queen vampire, se relevant d’un cercueil empli de fleur, semblait brûler la pellicule. Ainsi la lumière qui mieux que l’obscurité rend indéfinissable son genre est le premier travesti de Peter, le dotant d’un corps autant érotique que poétique et expérimental. Matsumoto et le grand chef opérateur Tatsuo Suzuki poussent l’exposition jusqu’à l’Effet Sabatier, cette solarisation pratiquée par Man Ray et très en vogue chez des photographes japonais comme Araki. A la fois fille et garçon, le corps de Peter devient positif et négatif, soleil et nuit, comme l’androgyne originel des temps du chaos. 

S’ouvrant par une citation de Baudelaire (« Je suis la plaie et le couteau, et la victime et le bourreau ») et s’achevant par une autre de René Daumal (« L’esprit individuel atteint l’absolu de soi-même par négations successives »), Les Funérailles des roses est empreint de culture française et rend principalement hommage à Jean Genet alors icône de l’avant-garde japonaise. Le nom du club de travestis, « Bar Genet », peut sembler un hommage naïf mais il est aussi documentaire. On trouve des Bar Genet dès les années 50, et encore de nos jours certains établissements se nomment « June » ou même « Jan June ». Le titre ainsi que la scène des funérailles du travesti Leda sont inspirés par l’enterrement sous la pluie de Divine dans Notre-Dame des fleurs, escorté au cimetière de Montmartre par ses compagnons fardés. C’est dans le monde criminel de Genet, hanté par les couteaux, les fleurs et le sang, que Matsumoto fait rejouer Œdipe par les garçons de Shinjuku. Travestir l’œuvre de Sophocle relève de l’esthétique camp qui est une autre façon d’affronter l’exclusion. Le visage détruit d’Eddie à la fin du film est la métaphore de la violence exercée contre les gay boys et plus généralement contre la jeunesse. Ce qui fait la force encore intacte des Funérailles des roses est justement la place accordée aux visages comme revendication de l’identité et de la révolte : celui bien sûr magnétique et multiple de Peter, passant de l’écolier terrorisé à la reine de la nuit, mais aussi ceux des homosexuels dont Matsumoto recueille le témoignage ou des futen en train de planer. 

Après la révolution

Les cinéastes de la nouvelle vague japonaise étaient tous de grands cinéphiles fascinés par la modernité européenne. Matsumoto ne peut résister à placer Peter devant une affiche d’Œdipe Roi de Pasolini qui vient de sortir à Tokyo mais avoue surtout l’influence de L’Année dernière à Marienbad. Comme Delphine Seyrig, Eddie ne cesse d’être désorienté, de s’évanouir et de revenir à des scènes antérieures, certaines répétées trois fois. Dans ce destin bouclé par la fatalité, les flashbacks et flashforwards, le passé et le futur, finissent par se confondre, transformant le film en labyrinthe et le faisant repasser sans fin par les mêmes images. Tout en la fuyant, Eddie recherche dans les plis du temps une vérité insoutenable et aveuglante. 
La visée de Matsumoto, comme celle de Resnais, est également historique lorsque Peter croise une procession d’hommes endeuillés et masqués, portant sur leur poitrine une urne funéraire. Il s’agit du groupe de happening Zero Jigen investissant l’espace urbain avec des gishiki (rituels) apocalyptique. Représentant des soldats ramenant au pays les cendres de leurs camarades morts, les Zero Jigen font ressurgir un passé tabou pendant le miracle économique. La réinterprétation d’Œdipe par les travestis participe d’une même logique de performance chamanique, s’achevant par l’exposition violente de Peter, les yeux crevés, en pleine rue de Tokyo, face aux passant pétrifiés. Dans le livret vendu par l’ATG dans les cinémas, Matsumoto écrit : « Comme la foule désorientée qui regarde Eddie couvert de sang, le spectateur des Funérailles des roses doit ressentir comme un grincement de la conscience. Le message de mon film réside dans le souvenir de ce frottement intrigant et inconfortable. » Dans les deux cas, la parade funèbre est celle d’une jeunesse détruite par un pouvoir cannibale.
On peut se laisser étourdir par la vitesse des unions libres associant l’expérimental au narratif, le réel au mental, le documentaire au mélo queer, cependant Les Funérailles des roses est construit de façon rigoureusement dialectique, chaque élément amenant son opposé et son questionnement. Le jeune travesti devient ainsi le point de rencontre catastrophique entre les courants libertaires de son époque et ceux de la contre-révolution capitaliste. Eddie connaît deux histoires d’amour : celle avec Gonda, le patron du Bar Genet, et celle avec « Guevara », jeune futen et cinéaste expérimental. Ce sont deux conceptions du cinéma et de la société qui s’opposent. Le patron du club, père et amant, proxénète et trafiquant de drogue, est interprété par le seul acteur professionnel de la distribution, Yoshio Tsuchiya, un des sept samouraïs de Kurosawa, comme si le pouvoir appartenait encore au cinéma japonais traditionnel. 


Du côté de l’underground, dans un minuscule appartement transformé en Factory, les hippies refilment sur une télévision les images distordues des émeutes, et dissertent sur les théories de Jonas Mekas : « Toutes les définitions du cinéma ont été détruites. Les portes sont maintenant ouvertes. » Lors d’une extraordinaire séquence de bacchanale, Matsumoto fait converger toutes les énergies de cette jeunesse expérimentant la sexualité, les drogues et le cinéma. Cependant Eddie, qui était une figure en mouvement perpétuel, se fixe, prend possession du Bar Genet et croit naïvement en une vie de couple classique. Dans l’appartement conjugal, c’est autant le jeune homme que la mise en scène qui est domestiquée, se découpant en cadres fixes et lumière atone, loin des expérimentations déchaînées et des extases stroboscopiques. Que raconte le mythe d’Œdipe sinon le caractère maudit du pouvoir qui fait tout perdre à son possesseur, jusqu’à son passé et la possibilité d’un avenir. L’inceste se situe à cet endroit, lorsque l’ancienne génération parvient à séduire la jeunesse, en troquant leurs idéaux contre les illusions consuméristes. Les Funérailles des roses pressant la fin des utopies des sixties mais reste un de ses plus flamboyants chants d’amour. 
Après Les Funérailles des roses, Matsumoto réalise le délirant drame en costume Pandemomium (1971) tourné entièrement en clairs-obscurs, puis Dogra Magra (1988) une adaptation du roman halluciné de Yumeno Kyusaku. Sa véritable production relève cependant de l’expérimental et de l’art-vidéo pour lesquels il tourne de nombreux classiques jusque dans les années 90 comme Mona Lisa ou At-man. A la différence de bien des acteurs de la Nouvelle vague japonaise, Peter ne disparaitra pas après Les Funérailles des roses. Alternant cinéma et chanson, il devint surtout une personnalité excentrique prisée des plateaux de télévisons. Après Le Shogun de l’ombre (1970) de Kenji Misumi, un de meilleurs films de la série Zatoïchi, et Les Fruits de la passion (1981) de Shuji Terayama, c’est Akira Kurosawa qui lui offre avec Ran (1985) le second grand rôle de sa carrière. Kurosawa, comme Matsumoto, inverse les genres du Roi Lear de Shakespeare et transforme les filles du souverain en fils. Dans le rôle du « fou » Kyoami, Peter incarne encore fois la jeunesse, les arts et le plaisir, face à un pouvoir vieillissant et destructeur. 

(texte publié dans Les Cahiers du cinéma n°752, février 2019)

samedi 11 avril 2020

La folie Obayashi


Nobuhiko Obyashi vient de nous quitter à l'âge de 82 ans. Le 30 octobre 2017, je rencontrais à Tokyo pour Les Cahiers du cinéma le maître du cinéma des jeunes filles. 

A la veille de l’entrée du Japon dans le conflit mondial, quatre lycéens tourmentés et une jeune fille malade de la tuberculose, sont pris dans un tourbillon de rêves et de passions violentes. Présenté en avant-première, Hanagatami (Le panier de fleur) de Nobuhiko Obayashi, âgé de 79 ans, était le film le plus beau et inventif du festival de Tokyo. Adapté du roman de Kazuo Dan écrit en 1937, cet hommage à la littérature japonaise, brasse le pessimisme d’Osamu Dasai, l’érotisme homosexuel de Mishima, et les « récits de tuberculose » des années 30 (Le Vent se lève de Tatsuo Hori qui inspira Miyazaki). C’est aussi le retour d’Obayashi à son style expérimental favori, puisant son enchantement dans le cinéma muet et ses trucages naïfs. L’amour de l’imagerie romantique et des motifs vampiriques, et la figure d’une jeune fille en robe blanche flottant dans l’éther des fantasmes, en font un proche parent de Twixt de Coppola. La salle comble et l’armada de caméras de télévisions qui accueillirent Obayashi font mesurer sa place dans le cinéma japonais. De façon émouvante, ce qui était aussi salué le courage d’un cinéaste qui malgré le cancer regroupa toutes ses forces pour achever un projet lui tenant à cœur depuis plus de quarante ans. 

Idoles et vampires
Emotion
Qui est Nobuhiko Obayashi, cet auteur culte dans son pays mais dont aucun film n’a franchi nos frontières ? Au Japon, dans les années 80, il est perçu comme le maître du film seishun, littéralement « printemps de la vie », soit le film d’apprentissage adolescent. Son cinéma se confond avec la période d’opulence d’un Japon à l’économie victorieuse, ayant renoncé à toute contestation pour s’enivrer dans la consommation. Cet infantilisme, Chris Marker s’en amuse dans Sans soleil : « Aujourd’hui ce sont les petites filles qui font et défont les modes et les patrons des maisons de disques tremblent devant elles. » La figure majeure de ce cinéma est en effet l’adolescente, ce qui permit aux studios de capitaliser sur les idolu, ces chanteuses rose-bonbon envahissant les magazines et les émissions de variété. Les films seishun des années 80 sont-ils simplement mercantiles et opportunistes, ce qui expliquerait pendant longtemps l’indifférence de la cinéphilie japonaise à leur égard ? Explorer la décennie révèle pourtant des trésors cachés, de véritables auteurs et des comédiens loin d’être de simples poupées. Rappelant les distorsions que Jean-Christophe Averty faisait subir aux chanteurs yéyés, Obayashi pousse le style pop de l’époque à son paroxysme, projetant ses jeunes interprètes dans des mondes en folie. Dans la chambre de l’adolescente de The Girl Who Leapt Through Time est accrochée l’affiche du Magicien d’Oz, inspiration du cinéaste pour les passages du noir et blanc à la couleur et les trucages artisanaux, mais surtout comme parcours d’une adolescente dans un monde parallèle. Obayashi n’est pas dupe et au consumérisme des années 80, il oppose la poésie des villes de provinces et des vieux quartiers de Tokyo et l’aventure qui est toujours au coin de la rue.
The Girl Who Leapt Through Time
Obayashi commence à tourner dans les années 60, dans la mouvance des cinéastes expérimentaux Shuji Terayama (L’Empereur Tomato Ketchup) ou Toshio Masumoto (Funeral Parade of Roses). Son moyen métrage Emotion (1966) est une fantaisie vampirique dont le montage éclaté, les effets de vitesse et les monochromes deviendront la marque la plus identifiable de son cinéma. Si le vampire possède une dimension humoristique avec sa cape noire et son ombrelle, sa victime se retrouve investie de pouvoirs qui seront ceux des jeunes héroïnes à venir, commandant au soleil et faisant  se lever des tempêtes sur la mer. L’adolescente, avec son énergie et sa mélancolie, son monde intérieur doucereux mais aussi déchaîné, va devenir la matière même de l’expérience cinématographique.
A la même époque, les mangas shojo (BD pour filles) développent un même style frénétique où il n’y a jamais trop de vols de colombes, de miroirs brisés et de torrents de larmes pour représenter les sentiments. Les plus beaux comme Très cher frère de Ryoko Ikeda sont à la croisée de Douglas Sirk et de Dario Argento, une hétérogénéité que l’on retrouve chez Obayashi. House (1977) commence à la façon d’un mélodrame technicolor sur une lycéenne n’acceptant pas le remariage de son père mais se change soudain en comédie musicale pop à la Richard Lester. 
House

Tout n’est que trompe-l’œil, toiles peintes qui coulissent et maquettes. Dans le manoir hanté où elles vont passer leurs vacances, les héroïnes sont soumises à des accélérés frénétiques, des démembrements à la Méliès ou divaguent dans des rêveries flamboyantes en surimpressions. Pourtant, cette maison en folie possède un cœur douloureux : la tante de l’héroïne qui vampirise les adolescentes est une femme-chat, maudite par la mort de son fiancé à la guerre. Obayashi n’est pas qu’un simple amuseur : ses images qui n’en finissent pas de se détruire et se régénérer puisent dans les traumas du pays et en particulier celui de la guerre nucléaire. Ce passé sombre est représenté dans un noir et blanc charbonneux, la lumière imitant les palpitations du cinéma muet. Alors que les amoureux se donnent un dernier baiser, la pellicule brûle rimant avec les images du champignon atomique. Le support lui-même comme la réalité du pays est alors détruit. On retrouvera ces éléments historiques dans School in the Crosshairs (1981), véritable manga live aux effets spéciaux dessinés sur la pellicule et aux incrustations délirantes. L’idole Hiroko Yakushimaru y lutte contre des extraterrestres qui bien que ridicules (le méchant imite Liberace) veulent transformer son école en état fasciste. 
School in the Crosshairs

Les petites magiciennes des années 80
Dans les années 80, Obayashi tourne la Trilogie d’Onomichi, du nom de sa ville natale voisine d’Hiroshima. Elle comprend Exchange Students (1982), The Girl Who Leapt Through Time (1983) et Lonelyheart (1985). Son alter-ego est alors Toshinori Omi, acteur lunaire, toujours confronté au mystère des jeunes filles, et parfois muni d’une caméra super-8. Dans Exchange Students, gender comedy parfaite, il est un collégien qui échange sans raison son corps avec celui de  sa camarade. De ce thème désormais rabattu, Obayashi tire un récit initiatique sur la découverte de l’altérité auquel Onomichi, avec ses escaliers vertigineux menant aux temples, ses ruelles secrètes et ses ponts enjambant la rivière Mitsugi-gawa, fournit un décor magique. Obayashi amène cette situation dans des directions que ne s’autorisaient pas les teen movies américains. Sans tabou, c’est le corps de l’autre que les héros explorent autant que leurs rôles prédestinés dans la société. Le film connait un grand moment de dépression qui anticipe les films de Shinji Somai. En fugue, Kazumi et Kazuo échouent dans une auberge en compagnie de salarymen ivres. Ils comprennent que même si l’échange s’inverse, une autre épreuve les attend : trouver leur place parmi ces adultes noyant dans l’alcool une existence sans rêve. 
Exchange students
Une autre perturbation attend Tomoko (la chanteuse Tomoyo Harada) dans The Girl Who Leapt Through Time, première adaptation du roman de Yasutaka Tsutsui La Traversée du temps : revivre sans fin la même journée. Le temps en boucle dont est prisonnière Tomoko est celui de l’adolescence elle-même, prise dans le retour roboratif des cours, des repas familiaux et des ballades avec les amis d’enfance. Le charme évanoui, le souvenir de cette journée s’évaporera et, avec elle, les contraintes et les sentiments qu’on croyait éternels. Du voyageur du temps dont elle est amoureuse, il ne restera plus à Tomoko, une fois adulte, qu’une vague nostalgie liée au parfum de la lavande. Sensible au jeu un peu ensommeillé de Tomoyo Harada, Obayashi progresse avec délicatesse dans ce conte de science-fiction. Comme s’il voulait saisir la fugacité du temps, ce ne sont au départ que des matières volatiles qui passent sur l’image, comme la fumée s’échappant d’une fiole de laboratoire et d’une tasse de thé ou cette lumière un peu laiteuse qui nimbe le réel. Cette même légèreté est à l’œuvre lors d’une grisante séquence en pixilation où Tomoko glisse dans un temps parallèle et feuillette les images de son enfance. On retrouve cette figure propre à Obayashi d’une silhouette découpée de jeune fille propulsée dans un cosmos psychédélique, reprenant parfois consistance dans le monde réel puis retombant dans des spirales multicolore. Entre le film live et l’animation, font de l’adolescente une figure qui ne ferait jamais totalement partie de notre monde.  Le « printemps de la vie » qu’Obayashi peint en couleurs hypnotisants possède en soi une nature fantastique. 

The Girl Who Leapt Through Time
Lonelyheart, le dernier volet de la trilogie, plus humoristique, montre Toshinori Omi en lycéen toujours timide cohabiter avec une jeune fille fantomatique au visage fardé de blanc. Même si Obayashi n’atteint pas les sommets des films précédents, le charme de la ville opère toujours comme lors de cette séquence où le garçon court à travers les ruelles pour observer l’élue de son cœur prendre le ferry dans la lumière du soleil couchant. En 1991, Obayashi revient à Onomichi pour le beau Chizuko’s Younger Sister (1991) où l’héroïne ne parvient à se séparer du fantôme de sa sœur ainée, figure aimante et vénérée. L’adolescence fantastique et romantique, est ici construite avec un soin méticuleux, des costumes des écolières rappelant ceux des années 30, aux intérieurs boisés et patinés, aux concerts de musique classique et aux ballets. Absolument imperméable à la modernité du Japon des années 90, Onomichi est définitivement la ville fantôme de la jeunesse du cinéaste, territoire où errent les souvenirs amoureux, où les identités se brouillent et où le temps tourne sur lui-même. Ce qui y circule sont aussi des souvenirs d’images de cinéma, celles en 8mm qu’il tournait pendant son enfance, d’où l’omniprésence des recréations de ce format dans la trilogie. Inoubliable est la fin d’Exchange Students lorsque Kazuo depuis le camion de déménagement de ses parents, filme en super 8 Kazumi qu’il ne reverra peut-être jamais, et que le film s’achève sur ses images fragiles en noir et blanc. L’adolescence que décrit Obayashi est toujours un peu la sienne, et la caméra est une machine à remonter le temps et souvent à réparer le passé. A travers ces figures frémissantes de jeunes filles, leurs voix mélodieuses et chuchotantes, Obayashi fut bien le cinéaste des « choses qui font battre le cœur », selon les mots de l’écrivaine Sei Shonagon. 
Hanagatami


Filmer l’ombre de la guerre


Entretien avec Nobuhiko Obayashi

Vos parents étaient médecins. Cela a-t-il eu une influence sur votre œuvre ?
Tout le monde était médecin dans ma famille. Mon père était un médecin reconnu et donc j’étais destiné à suivre cette voie. C’était le rêve de mon père mais en partant à la guerre, il m’a laissé une caméra et un projecteur. C’est donc la pratique du cinéma qui m’a donné envie de réaliser des films. Quand mon père est revenu, il m’a encouragé à suivre ma voie plutôt que son propre rêve. Mais tout de même en y repensant, j’ai toujours voulu que mes films puissent soigner comme un bandage ou un bon médicament. Mon père rêvait d’un monde sans médecin, peut-être que je rêve d’un monde où il n’y aurait plus besoin du cinéma pour rendre les gens heureux.

Cette pratique enfantine du cinéma explique le côté artisanal de votre cinéma, proche de Méliès ou du cinéma d’animation.
Mon projecteur d’enfant faisait un bruit de vieille locomotive, et derrière mes images on peut encore entendre ce bruit de train qui fait tchoutchou. Comme moi, Méliès ne cherchait qu’à divertir son public et le cinéma était encore une invention scientifique. J’essaye toujours d’inventer quelque chose dans mes films. Il y a également dans l’animation une forme d’animisme dont je me sens proche. 

Vous avez commencé dans les années 60 qui étaient très politisées. Comment vous situiez-vous dans ces différents mouvements ?
C’était plutôt la génération avant moi et celle qui suivait qui se révoltaient. Il y a eu  des morts tragiques parmi les étudiants à cette époque. Shuji Terayama et moi étions dans une mouvance apolitique. C’était aussi une forme de militantisme. Nous avions vu pendant la guerre s’affronter des idéologies qui se sont avérées fausses et seulement arrangeantes pour certaines personnes. Nous ne voulions plus de cette conception du monde et de ces grandes idées sur la justice. Nous défendions nos idées de façon individuelle sans appartenir à un mouvement. Sinon, comme disait Akira Kurosawa, autant devenir politicien. 

Vous avez un univers très particulier qui s’exprime dès Emotion, avec des vampires, des effets du cinéma muet.
Oui j’adore le cinéma muet, c’est la période qui me procure le plus de plaisir. Ce sont des films classiques et en même temps très expérimentaux. Dans ma filmographie, Emotion est l’un de mes films les plus aimés. La nouvelle vague française m’a inspiré car je voyais des jeunes cinéastes qui essayaient après la guerre de reconstruire le cinéma et de retrouver une forme de beauté. L’érotisme de Roger Vadim et surtout de son film de vampire Et mourir de plaisir a été une grande influence. Il y a à la fin du film une rose qui meure et ça contient tout le désespoir du monde. On peut faire des films d’horreur qui sont très beaux et qui font très peur. L’univers esthétique des vampires est magnifique avec ces très belles femmes en robe blanche. Mais le seul moyen qu’a le vampire pour aimer est de sucer le sang. Certaines choses sont très belles mais aussi terrifiantes. Prenez la bombe atomique. Ses inventeurs ont dû se dire à un moment : toute cette énergie contenue devient une sorte de fleur en explosant. C’est à la fois beau et destructeur.

D’où vient votre intérêt pour les vampires ?
De la lecture de Dracula de Bram Stoker et du Nosferatu de Murnau. Je me suis également inspiré du personnage interprété par Isabelle Adjani dans le Nosferatu d’Herzog pour l’héroïne de Hanagatami. J’aime les vampires poétiques et lorsqu’ils deviennent trop effrayants comme Christopher Lee dans les films de la Hammer, ils m’intéressent moins. Dracula est quelqu’un qui a du pouvoir mais qui est faible parce qu’il est obligé pour survivre de sucer le sang du peuple. Les gens de pouvoir comme les économistes, les politiciens, et même les metteurs en scènes sont des sortes de vampires. Dès qu’on a du pouvoir on est le vampire de quelqu’un. En le sachant et en travaillant sur nous-mêmes, on peut faire de ce vampire un bon vampire. Les grèves et les militants, rappellent à ceux qui ont le pouvoir qu’ils doivent se remettre en question. 

Dans le cinéma japonais des années 70, House ne ressemble à rien de connu.
J’ai fait House dix ans après Emotion. Entretemps, j’ai beaucoup travaillé avec la Toho comme publicitaire. J’ai tourné des publicités avec Charles Bronson pour le whisky ou des clips pour la chanteuse Momoe Yamaguchi. Tous les jours j’allais tourner ces publicités dans des décors dignes d’un film hollywoodien. Un jour, un type de la Toho est venu me voir et m’a dit : il y a ce film aux USA, Les Dents de la mer qui remporte un énorme succès. On aimerait bien faire un film d’horreur de ce genre mais on ne peut pas demander ça à nos cinéastes, vous seriez intéressé ? Donc, une fois chez moi, je suis allé voir ma fille de 11 ans, qui prenait son bain, et je lui ai demandé : « Tu aurais une idée pour un film d’horreur ? » Elle est sortie de la baignoire et a commencé à se peigner. Elle m’a alors dit : « Ce qui me ferait très peur c’est que la personne de l’autre côté du miroir vienne me manger. » Bien sûr, les requins qui mangent les hommes ça fait peur mais avec cette idée du miroir, elle me parlait de son propre reflet et de sa propre identité. 

Comment le film a-t-il été reçu ? On vous commande un film d’horreur dans l’esprit des dents de la mer et vous proposez un mélange de comédie musicale et de cartoon ?
Matsuo Karu le producteur m’a dit : « Je n’ai jamais vu un projet comme ça qui n’a ni queue ni tête. Il n’y comprenait rien. Mais il m’a dit ensuite : « Les films que je produis ne se vendent pas alors on peut essayer. » 

La tante est une femme-chat dans la tradition du fantastique japonais classique. Elle vole la jeunesse des adolescentes.
Lorsque j’étais enfant, j’avais l’intuition que la guerre et les vampires étaient liés. J’aimais les vampires mais je savais qu’il représentait aussi l’oppression du pouvoir sur les plus faibles. Dans House, la tante est une femme qui a été blessée par la guerre et qui veut faire comprendre à ces jeunes filles ce que ça signifie. Elle se transforme alors en maison et les dévore. Je voulais que les jeunes de l’époque aient conscience de ce que pouvait être la guerre. 

Vous êtes devenu à partir des années 80, le cinéaste de la jeunesse avec des films et vous avez travaillé avec de idoles comme Hiroko Yakushimaru et Tomoya Harada. 
Je ne considérais pas mes jeunes actrices comme des mannequins ou des idoles mais comme des êtres humains. C’étaient des jeunes filles très intelligentes et curieuses, et comme moi j’étais un vieil enfant, ça se passait très bien. A travers mes films, j’ai toujours voulu éduquer mes spectateurs et les faire grandir. C’était pareil avec mes actrices, je voulais que ça leur profite. C’est pour ça que je pense qu’il ne faut jamais filmer quelque chose de laid.

Tout en les respectant vous livrez quelque chose de très intime de la vie de ces jeunes filles.
Cette sensation d’intimité vient peut-être des regards-caméra qui sont très présents dans mon cinéma. C’est moi qu’elles regardent à ce moment-là. Pour qu’elles fassent ça il faut qu’elles aient très confiance. Cela abouti à des films où les spectateurs vont se sentir regardés par ces jeunes filles. C’est là où on trouve le plus d’intimité dans mon cinéma. 

L’autre grand cinéaste de l’adolescence qui débute dans les années 80 est Shinji Somai.
Il avait dix ans de moins que moi et j’appréciais énormément son travail. Il a fait ce très beau film qui s’appelle Moving (Le déménagement) sur une fillette qui observe le divorce de ses parents. En fait dans l’ombre j’ai produit son film pour la télévision qui s’appelle Gassan. Il est mort bien avant moi et il me manque beaucoup.

La guerre est donc le sujet de tout votre cinéma.
Ce que j’ai toujours recherché dans mon cinéma c’est filmer la guerre, filmer l’ombre de la guerre, l’influence de la guerre. J’ai vécu la guerre et j’ai fait du cinéma pour aller vers une recherche du bonheur et du rêve. J’ai tourné House parce que plus personne ne voulait penser à la guerre. En revanche, pour Hanagatami la guerre est revenue au centre des préoccupations des spectateurs. C’est également très triste. J’avais sept ans quand j’ai fait l’expérience de la bombe atomique. Je suis né à côté d’Hiroshima et beaucoup de gens dont j’étais très proche  sont morts à cause des radiations. Aujourd’hui ces radiations essayent de me guérir du cancer. C’est tellement contradictoire. C’est pour ça que je fais des films, pour creuser ces contradictions.

Interprète Jean Philippe Martin
Remerciements à Yves Montmayeur



vendredi 3 avril 2020

Trois films imaginaires de Rina Yoshioka



J’ai déjà parlé de Rina Yoshioka, ici et ici.
Une de ces dernières peintures est un triptyque de films imaginaires, ayant pour titres, de gauche à droite : Sukeban Gang, La Plongeuse sauvage (Yasei no Ama) et La Reine du quartier des plaisirs (Rakucho no Jōō). La force d’incarnation des personnages et la sensualité des couleurs font de ce triptyque une des plus belles œuvres de Rina.
Si les films sont imaginaires, ils appartiennent en revanche à trois catégories du cinéma d’exploitation japonais.
Sukeban Gang, est un film de jeunes délinquantes comme il s’en tournait début 70 avec Reiko Ike et Miki Sugimoto (Girl Boss Guerilla, et Sex & Fury de Norifumi Suzuki). Des gangs de lycéennes en uniformes se livraient une guerre sans merci avant de s’allier contre un ennemi commun, généralement le directeur sadique du lycée ou des yakuzas pervers. L’érotisme, le SM, et le fétichisme des uniformes, n’empêchaient pas ses films d’être subversifs, et de prôner une anarchie héritée des années rouges japonaises, rebelle à toute forme d’autorité surtout lorsque celle-ci est incarnée par des figures machistes. La sororité des héroïnes, la reprise des codes des yakuzas, comme le salut paume ouverte où les loubardes déclinent leur identité, ont rendu cette série très populaire chez les jeunes féministes rocks et les lesbiennes japonaises.
La Plongeuse sauvage rend hommage aux films de pêcheuses de perles qui plongent dans le pacifique parfois seulement vêtues d'un pagne. En Occident on les connait surtout grâce aux splendides photographies de Fosco Maraini. Les premiers films comme Revenge of the Pearl Queen de Toshio Shimura datent de 1954 et exploitent l’exotisme du Pacifique sud (décor d’Anatahan de Josef von Sternberg) et des ballets aquatiques. Naturellement, le genre deviendra une branche du cinéma pink dans les années 60, puis intégrera le Roman Porno Nikkatsu dans les années 70 avec des films comme Clam-Diving Ama (1979) de Shinichi Shiratori. On peut le rattacher aux films de gangs par l’unité des costumes (mêmes réduits) des pêcheuses regroupées en « tribus ».
La Reine du quartier des plaisirs ne se rattache pas à un genre particulier mais à un type de personnage et d’environnement très populaires dans le cinéma japonais. Mizoguchi par exemple offrit leurs chefs-d’œuvre aux figures de prostituées avec Les Femmes de la nuit (1948) où l’on croise par ailleurs un gang de jeunes délinquantes et La Rue de la honte (1956). La femme peinte par Rina, appuyée à une gouttière et observée par un soldat américain est typique de l’ère Showa avec ses cheveux bouclés et son chemisier à fleurs.
Qu’elle soit une délinquante adolescente, une chasseuse de perles ou une prostituée, aucune de ces héroïnes n’est soumise et chacune regarde le « spectateurs » dans les yeux. Rebelles à la société du miracle économique, paysannes luttant contre les éléments ou prostituées vendant leurs corps pour survivre dans l’après-guerre, le film imaginaire de Rina Yoshioka raconte avant tout les combats des femmes japonaises.




jeudi 26 mars 2020

Golden Gay


Il n’y a qu’à voir Les Funérailles des roses ou les photos de Katsumi Watanabe : Shinjuku était gay à la fin des années 60. Les Gay Boys étaient si populaires qu’ils commençaient à remplacer les mama-san et les clubs de travestis se multipliaient à Kabukicho. Si l’on regarde La Truite de Losey, les patronnes qui attendent les clients à la porte des bars de Golden Gai sont tous des travestis. Dans les années 80, régnait sur les nuits de Tokyo une star nommée Elle. Cette reine a par exemple baptisé Vivienne Sato, fabuleuse drag-queen et mémoire vivante du quartier, du nom quelle porte encore aujourd’hui. 
Si l'on veut s'éloigner de quelques centaines de mètres de la Ville dorée, on peut aller faire un tour à Nichome, le quartier gay attitré de Tokyo.  Le bar ouvert Advocate (désormais sous un autre nom) brasse sur sa terrasse Japonais et gaijin, et le Campy est le territoire de drag-queens exubérantes. Les filles ne sont pas oubliées et de nombreux club affichent "ladys only". Si l’on pousse la porte de certains établissements de Kabukicho, il n’est pas rare d’y trouver des yakuzas en train de boire avec les hôtesses travestis. Créatures de la nuit, participants aux mêmes économies clandestines, yakuzas et travestis ont curieusement noué un pacte tacite auquel le cinéma pourrait bien s’intéresser. Peut-être la peau tatouée, avec ses fleurs et ses ornements, est-elle une forme féminisation ? 
Les mama-san travestis sont désormais minoritaires à Golden Gai. Il y a quelques années, au bout de la rue où se trouvent le Baltimore et Uramado, trois bars formaient une petite enclave gay. Un des plus fascinants, maintenant fermé, était tenu par un travesti âgé, aux cheveux courts, que je voyais monter et descendre la rue perpétuellement. Parfois il ramenait un client en costard-cravate qui repartait aussitôt en compagnie d’un gay boy. L’activité de cette dame et de son bar me semblait assez claire. Juste en-dessous du Cambiare (le bar décoré à la façon du Suspiria de Dario Argento) : le fameux Jan June (prononciation japonaise pour Jean Genet), tenu par de jeunes travestis délurés.

Si votre tête leur revient, il est possible d’y passer un moment très agréable et découvrir un Tokyo underground : celui des employés de bureau qui le soir enfilent un tailleur et une perruque, se maquillent et deviennent quelqu’un d’autre. C’est une façon pour eux de tenir le coup qui vaut bien nos anti-dépresseurs. La jolie Mari, jeune serveuse y travaillant deux fois par mois, est banquier dans sa vie de tous les jours. Elle préfère les filles mais n’a pas eu de girl-friend depuis cinq ans. L’an dernier, je leur ai offert un exemplaire de Notre-Dame des Roses
En face, se trouvait le Pura-Pura, en haut d’un escalier éclairé de bleu, décoré de photos d’une femme glamoureuse à la perruque noire. 

J’ai quelque fois monté ces escaliers et invariablement me suis retrouvé dans un bar vide, avec derrière le comptoir un très grand travesti, rigide comme un mannequin de cire, et souriant de façon aguichante. J’ai toujours tourné les talons tant l’ambiance était glaçante. Il y a deux ans, je parlais d’elle avec Mami-chan au bar Buster. Elle m’a raconté cette anecdote : un de ses clients était allé prendre un verre au Pura-Pura, bien entendu désert. A un moment la patronne avait essayé de l’embrasser. Elle avait ensuite facturé ce baiser 10.000 yens comme un « service ». Pour plaisanter, j’ai dit à Mami-chan : « Je vais aller prendre un verre là-bas et si je ne suis pas revenu demain soir, tu devras me délivrer des griffes de la patronne. » L’an dernier, le Pura-Pura était fermé. Qu’est donc devenu le travesti-vampire qui y officiait ?