lundi 23 mars 2015

L’opéra silencieux (Nathalie Daoust – Tokyo Hotel Story)


Lorsqu’on aime le cinéma d’horreur, et plus particulièrement le gothique italien des années 60 – Mario Bava, Antonio Margheretti, et la déesse d’ébène, Barbara Steele – on ne peut s’empêcher de ressentir une fascination pour l’univers du SM, dans sa version la plus théâtrale : les bourreaux masqués, les vierges crucifiées, les « Mistress » gantées et bottées et bien sûr les sombres donjons résonnant du claquement du fouet. 
Que les fleurs les plus vénéneuses du jardin des supplices éclosent au Japon ne surprendra pas les amateurs des chefs-d’œuvres eroguro de Teruo Ishii et Noburo Tanaka, où les shoguns pervers remplaçaient avantageusement les inquisiteurs de l’épouvante européenne. 

Il y a à Tokyo, à Nichome le quartier gay, un bar nommé Amarcord que l’on traduirait de façon erronée, si l’on oubliait Fellini, par l’amour des cordes. Alors que sur un écran géant passent des classiques du bondage japonais comme Hana to Hebi (fleurs et serpents – en France Fleur secrète) de Masaru Konuma, on peut converser, en maintenant une stricte distance, avec des créatures en vinyl luisant et aux talons aiguillés acérés. Et l’on peut parler avec elles de la sensation particulière que produit le contact de certaines matières avec la peau. Ces bars sont la partie quotidienne du SM japonais où chacun peut se rendre, qu’il soit pratiquant ou juste curieux. La clientèle est formée de salarymen, de mangakas, de cinéastes ou de musiciens, rien qui ne relève d’un code ou d’un milieu, rien d’hautain ou revendiquant un mode de vie « underground ». Ce sont des gens comme les autres, noctambules tout de même, dont le SM est une part de la vie (même si seulement voyeuriste dans la plupart des cas). Si l’on veut aller plus loin, il y évidemment d’autres clubs, plus sévères (le Donjon, juste au-dessus de l’Amarcord et qui en est la version rouge et noire) où officient infirmières et nonnes flagellatrices. 
Il y aussi les versions SM des love hotels de Kabukicho et Maruyama. Natalie Daoust, une jeune Canadienne s’est immergée pendant plusieurs mois à L’Alpha In, le plus grand Love Hotel SM du Japon. Elle y a photographié 39 femmes de tous les âges, dans leurs chambres/donjons privés, avec leurs accessoires. On pense bien sûr à des cellules monacales devant ces espaces que Nathalie Daoust filme toujours avec une certaine distance, comme un lieu que l’on observe sans vraiment y rentrer. Un couvent, une maison de poupée également, où les maîtres et les esclaves ne semblent pas faire partie de notre monde mais sont des créatures de plastique et de tissus. Si les perruques et les postiches ne brouillent leurs identités, les cagoules recouvrent parfois tout le corps, les transformant en fantastiques Musidora ornementées et corsetées. Mais encore plus, dans cet hôtel immense, luxueux, baroque, lugubre, où des couloirs interminables succèdent aux couloirs, silencieux... je vois un opéra muet qui se joue avec des divas bâillonnées, suspendues, contraintes…  

















Le site de Nathalie Daoust, ici

jeudi 19 mars 2015

Nagisa Oshima. Arrachons les masques


Texte de la rétrospective Oshima à la Cinémathèque française du 4 mars au 2 mai 2015.
Le programme de la rétrospective sur le site de la CF ici



Le nom de Nagisa Oshima est indissociable de la Nouvelle Vague japonaise, dont il fut la figure de proue mais aussi le grand destructeur. À l'origine, la "Nuberu Bagu" n'était pas un mouvement rebelle mais l'imitation, au sein des studios, du modèle français. La Shochiku fit débuter des assistantsréalisateurs de moins de 30 ans, comme Kiju Yoshida, Masahiro Shinoda et surtout Nagisa Oshima, également virulent polémiste. De 1959 à 1960, Oshima réalisa Une ville d'amour et d'espoirContes cruels de la jeunesse etL'Enterrement du soleil. La description des bidonvilles de Tokyo et d'Osaka, l'évocation brutale de la sexualité adolescente et une poésie funèbre, révélèrent un cinéaste flamboyant et provocateur, dont la capacité à créer le scandale était aussi un gage de succès.

Mort et résurrection de la nouvelle vague japonaise



Oshima avait conscience que son rôle d'agitateur était au fond contrôlé par les studios et que, tôt ou tard, il devrait rentrer dans le rang. Sans doute voulait-il aussi devenir un héros du cinéma et réaliser un coup d'éclat, un geste absolument suicidaire dans la production japonaise. Sans fournir à la Shochiku de scénario définitif, il tourna ce film inconcevable : Nuit et brouillard du Japon (1960), récit politique lugubre revenant sur la faillite des luttes des années 1950. Dans une demeure ténébreuse où les jeux d'ombre et de lumière rappellent les films de fantômes de Nobuo Nakagawa (L'Enfer), 43 scènes en 43 plans enferment les personnages dans la répétition et l'échec. Effrayée par ses expérimentions et par la critique d'une gauche embourgeoisée, la Shochiku en saborda la sortie. Oshima claqua la porte et fonda sa propre société, la Sozosha. Cette "brèche" dans la production qu'il espérait en 1958 dans un texte sur Les Baisers de Masumura, Oshima l'avait lui-même ouverte ; des cinéastes comme Yoshida, Hani et Matsumoto s'y engouffrèrent. 
Ses premières années de liberté sont cependant hésitantes. Tout en travaillant pour la télévision, il réalise Une bête à nourrir (1961), belle adaptation de Kenzaburo Œ, Le Révolté (1962), sur la répression des Japonais catholiques, et Les Plaisirs de la chair (1965), film existentiel proche de ceux de Masumura. Malgré leurs qualités, aucun ne retrouve la puissance de Nuit et brouillard au Japon. C'est en 1966 que naît le nouvel Oshima, avec L'Obsédé en plein jour. Pour ce portrait d'un violeur assassin, il révolutionne sa mise en scène avec un montage de 2000 plans qui est comme un flot d'images mentales. Ayant assisté à un double suicide amoureux, Eisuke, le "démon criminel", ranime la jeune fille en la violant. La cérémonie de mort des amants donne ainsi lieu à une contre-cérémonie, unissant Eisuke et Shino par un lien négatif. Comme Kiyoshi et Makoto (Contes cruels de la jeunesse), Toyaki et Mayuko (À propos de chansons paillardes au Japon), Abe Sada et Kichizo (L'Empire des sens) mais aussi le major Jack Celliers et le capitaine Yonoi (Furyo), Eisuke et Shino font partie de cette lignée d'astres noirs à l'attraction destructrice.

Quittons les studios et sortons dans les rues !



L'année 1966 correspond à la radicalisation de la nouvelle gauche et Oshima va trouver des alliés chez ses membres les plus extrémistes : Masao Adachi qui signe le scénario de La Pendaison (1968), et Koji Wakamatsu, génie libertaire du cinéma pink et futur producteur exécutif de L'Empire des sens (1975). Ce cinéma voyou, en lutte perpétuelle avec la censure, investit les rues, montre la foule de Tokyo et les combats des zengakuren (syndicats d'étudiants) avec la police. Oshima s'en inspirera pour Double suicide, été japonais (1967), Le Journal d'un voleur de Shinjuku (1969) et Il est mort après la guerre (1970), versant déchaîné et expérimental de son œuvre. Le cinéma d'Oshima met en pratique le cri du militant de Nuit et Brouillard au Japon : "Arrachons les masques !" 
Dans Le Retour des trois saoûlards, les usagers de la gare de Shinjuku ôtent leurs masques de "Japonais" et déclarent face à la caméra : "Je suis Coréen". Oshima attaque le fantasme récurent de la pureté de la race et révèle en quoi le pays est imaginaire. Comme les étudiants d'À propos de chansons paillardes au Japon (1967), les personnages d'Oshima déambulent alors dans les cités désertes et les cimetières. Leur sexualité n'est nourrie que de fantasmes (violer une camarade dans un amphithéâtre pendant un examen) et les grands discours politiques n'aboutissent qu'à l'organisation de festivals folks. Fatalement, il ne reste qu'à tourner en rond dans la nuit en essayant de trouver cette "brèche" permettant d'accéder au réel. Prisonniers d'une fiction créée par les mensonges historiques et les ressassements de militants, les personnages voient leurs destins s'enrayer. 
Dans Le Retour des trois saoûlards (1968), le film est remis à zéro et les trois héros, confondus avec des clandestins coréens, répètent les mêmes erreurs. Une boucle semblable emprisonne le jeune cinéaste d'Il est mort après la guerre, qui revit son échec sentimental et politique. Dans La Pendaison, il faut exécuter deux fois R., le jeune Coréen, pour parvenir à le tuer. C'est finalement un Coréen chimérique qui est pendu et le film pourrait s'intituler "Rituel d'exécution du Coréen". On a cité Brecht, mais il y a aussi du Buñuel chez Oshima, dans ces répétitions déréglées, lorsque les témoins de la pendaison, prêtre, médecin, directeur de prison, pour lui faire retrouver la mémoire, rejouent la vie de R. en des saynètes grotesques. Dans ces cérémonies, qu'il s'agisse de réunions politiques, de mariage, de funérailles, d'exécution capitale ou de seppuku, le Japon ne cesse de se nourrir de sa propre fiction. Tout est absurde et mortifère, et chacun tient son rôle, comme hypnotisé, avec une rigidité de mannequin. 
Dans le chef-d'œuvre qui en fait son sujet même, La Cérémonie, un mariage doit quand même avoir lieu pour "sauver les apparences" alors que l'épouse s'est enfuie. Dans un silence de mort, le marié exécute toute la cérémonie avec une partenaire invisible. Si la jeune fille, dont sont vantées les vertus de "pure vierge japonaise", est un fantôme, c'est toute l'assemblée qui est rendue spectrale. Au cours de ces rites, les ancêtres étendent leur emprise sur les jeunes générations. Ils sont la partie visible d'une cérémonie secrète, celle où le patriarche viole les épouses de ses fils pour engendrer une descendance "pure". Plus réduite, la famille n'en est pas moins cannibale. Dans Le Petit Garçon (1969), les parents obligent le fils à se jeter contre les voitures pour rançonner les automobilistes. De façon glaçante, l'argent collecté est censé payer l'avortement de la mère, faisant entrer l'enfant dans une économie de la mort et du néant.

Les anges exterminateurs



Tout en bannissant l'humanisme, Oshima n'exclut pas les figures romantiques de la révolte. Au début du Journal d'un voleur de Shinjuku, le metteur en scène Juro Kara se déshabille sur le parvis de la gare, et se retrouve, hirsute et obscène au milieu de la foule. Toute la sensualité désordonnée du monde flottant d'Edo surgit au cœur d'une population aliénée, honteuse de son corps et de ses désirs. Porté par les figures incroyablement gracieuses de Rie Yokohama et du peintre pop Tadanori Yokoo, Le Journal d'un voleur de Shinjuku est l'hommage d'Oshima aux artistes et à la jeunesse des années 1960. Pour une fois, il s'agit d'une apologie de la libération et non d'une traversée de l'insatisfaction sexuelle. Non seulement la frustration est dépassée mais elle débouche sur la passion et la révolution. Alors que Birdey et Umiko s'étreignent, la guerre de Tokyo est déclarée et la gare de Shinjuku est prise d'assaut pour empêcher le transport des armes à Okinawa, base militaire vers le Vietnam. Leur orgasme qui embrase la ville fait des amants les anges exterminateurs d'une société asphyxiant les désirs de la jeunesse. 
Des destructeurs idéalistes, nihilistes ou innocents, il y en aura d'autres dans le cinéma d'Oshima : le couple de La Cérémonie, dont le double suicide met un terme à la lignée maudite ; David Bowie dans Furyo (1982) qui, par un baiser, brise la stature fasciste du jeune officier ; l'éphèbe de Tabou (1999) qui révèle l'homosexualité constitutive du clan samouraï. La figure insurrectionnelle la plus sublime, celle qui se dresse tout entière contre le Japon, reste Abe Sada, l'héroïne de L'Empire des sens. Chaque chambre d'auberge devient pour Sada et Kichizo le lieu clos d'une contrecérémonie, célébrant toutes les émotions humaines de la vie, du plaisir et de la mort, alors qu'au même moment les soldats en guerre sont promis à une inutile destruction. "Je suis l'obsédé en plein jour et chaque film doit être un acte criminel", avait déclaré Oshima. L'Empire des sens réalisa pleinement cette affirmation, provoquant au Japon le plus grand scandale jamais causé par une œuvre artistique. La situation était d'autant plus intolérable pour la justice que le film était français. Produit par Argos Films et Anatole Dauman, sa projection au Festival de Cannes l'avait rendu visible aux yeux du monde entier, faisant d'Oshima le cinéaste japonais le plus célèbre de son temps. Avec ce film d'amour fou, Nagisa Oshima devint lui-même l'ange exterminateur du cinéma japonais. 

lundi 16 mars 2015

Koji Wakamatsu ou l'insurrection lyrique


Texte de la rétrospective Koji Wakamatsuà la Cinémathèque française du 24 novembre 2010 au 9 janvier 2011.

Des femmes nues, crucifiées par des yakuzas au pied du mont Fuji. Un étudiant aux mains sanglantes chantant de douces ballades. Un homme brûlé par l’atome, faisant l’amour sous un portrait de Staline. Une adolescente qui éclate de rire sous le soleil avant de sauter du toit d’un immeuble. Et des vierges violentes et des anges violés. Et des anges encore, ceux de la révolution, dont l’orgasme a le pouvoir d’embraser Tokyo. Images folles et bouleversantes qui firent de Koji Wakamatsu le poète révolté du cinéma érotique japonais.A la fin des années 50, le jeune Wakamatsu passa six mois en prison, ce qui brisa sa carrière de yakuza mais déclencha une nouvelle vocation. Après avoir « découvert combien l’autorité du pouvoir s’exerçait de façon répressive et brutale * », le petit truand, qui s’occupait des « autorisations de tournage » dans le quartier de Shinjuku, décida de devenir cinéaste. Le jeune homme choisit comme arme un genre que ni les grands studios ni le gouvernement n’arrivaient encore à contrôler : le cinéma pink. Tournés en quelques jours avec des non-professionnels, ces films érotiques de séries B étaient l’objet de scandales réguliers. Takeshi Tetsuji, le premier donna une dimension ouvertement politique au genre avec Neige noire (1965), qui montrait une femme nue traverser une base militaire américaine et un GI abattu d’une balle dans la tête. Le procès gouvernemental qui s’ensuivit fut l’une des causes célèbres de la liberté d’expression japonaise. Il attira également sur le cinéma pink l’attention des étudiants contestataires.

Les secrets derrière le mur
Ceux-ci, qui militaient contre la reconduction perpétuelle de l’AMPO (le traité de sécurité nippo-américain, en fait une humiliante mise sous tutelle), se reconnaissaient dans les films d’Oshima, de Susumu Hani ou Toshio Matsumoto, mais aussi dans la violence et la noirceur du cinéma pink. Koji Wakamatsu filme d’abord les cauchemars d’une société malade, hantée par les échecs des luttes passées. Dans Les Secrets derrière le mur (1965), un adolescent épie les locataires d’un immeuble des quartiers pauvres. Voyeur et incestueux, le garçon est surtout captif du monde sans espoir légué par ses aînés. La figure du jeune homme impuissant et nihiliste est essentielle chez le cinéaste. L’étudiant de Va, va vierge pour la deuxième fois (1969) est incapable de venir en aide à la jeune fille qui se fait violer et, plus tard, de lui faire l’amour. Seuls le massacre des agresseurs et le suicide leur permettront d’établir une forme de communication.


Quand l'embryon part braconner

A partir de Quand l’embryon part braconner, Wakamatsu collabore avec le cinéaste et scénariste Masao Adachi. Lié aux mouvements gauchistes et plus tard à l’Armée Rouge Japonaise, Adachi eut une grande influence sur la métamorphose esthétique et politique du cinéma de Wakamatsu. Ayant monté sa propre maison de production, Wakamatsu tourne le moyen métrage Les Anges violés pour les salles d’avant-garde. Ses films suivants appartiendront bien davantage à l’underground et à la nouvelle vague qu’au cinéma pink. A l’intérieur même de la richesse inouïe de la production japonaise des années 60 et 70, Va, va, vierge pour la deuxième fois, La Vierge violente (1969), Sex Jack (1970) et L’Extase des anges (1972) forment une suite de poèmes insurrectionnels incandescents.
S’il s’engage dans une voie poétique et symboliste, le cinéma de Wakamatsu ne relâche pas pour autant ses liens avec le réel. Travaillant hors du vaste clos des studios, Wakamatsu retrouve naturellement les gestes de la Nouvelle Vague française : son cinéma s’écrit au présent, dans les rues de Tokyo, avec la jeunesse qui vagabonde à Shinjuku ou occupe les universités. A la façon des actualités révolutionnaires du collectif Newsreel, il ouvre Shinjuku Mad (1970), Sex Jack et Running on Madness, Dying in Love (1969) sur les affrontements violents de la garde nationale avec les Zenkyotos, les syndicats universitaires de gauche. Les étudiants, public majoritaire des films de Wakamatsu, pouvaient participer à une manifestation et en découvrir peu de temps après les images dans une salle de cinéma pink.





L’énergie de la jeunesse et la colère que lui inspire la répression sont les forces motrices du cinéma de Wakamatsu. Il ne faut cependant pas sous-estimer le plaisir de l’action pure et de l’impact visuel, qui en font le plus eisensteinien des cinéastes japonais. Ainsi les saisissants passages du noir et blanc à la couleur, rejouent, avec un plaisir sans cesse renouvelé, le saut chromatique d’Ivan le terrible. Inclure quelques mètres de pellicule couleur dans un film noir et blanc était bien sûr une convention du cinéma pink, destinée à faire apparaître la chair « rose » des actrices et permettre d’annoncer un film en couleur. Pour Wakamatsu la scène érotique n’est pas la finalité de l’événement coloré. Dans Les Anges violés et Va, va vierge pour la deuxième fois, Wakamatsu filme une plage en bleu monochrome comme un Paradis perdu. Mais les apparitions les plus marquantes portent sur le dévoilement du sang, rouge, vif et théâtralisé, lors des massacres des Anges violés et de Va, va vierge pour la deuxième fois. Dans L’Extase des anges, Wakamatsu ne se contente pas de dégager la couleur du noir et blanc, il libère aussi la musique et la vitesse. Enfin, libération sexuelle et révolution s'accordent puisque la couleur est réservée à la jouissance et aux explosions. C’est d’abord l’intense activité érotique du révolutionnaire Octobre qui embrase la ville.

Réalisant l’équation idéale d’Eisenstein et du Free Jazz, Wakamatsu associe la frénésie du band de Yosuke Yamashita au bond de l’image dans la couleur. Le sang d’une révolutionnaire éclabousse l écran en une éjaculation écarlate, provoquant un crescendo d’explosions, de corps catapultés dans l’espace, de courses folles dans les rues de Tokyo et de voitures fonçant vers la mort. L’Extase des anges fut comme le dernier rêve des révolutionnaires japonais avant un réveil brutal. La même année, Masao Adachi partit au Liban rejoindre l’Armée Rouge Japonaise engagée auprès des Palestiniens. L'Armée Rouge Unifiée, la branche restée au Japon, se livra quant à elle à une sanglante lutte intestine, multipliant en son sein même les exécutions. Extrêmement médiatisé, le siège des survivants par la police dans le chalet d’Asama fut le tombeau de l’extrême gauche japonaise. Ce naufrage et l’odyssée nihiliste de l’Armée Rouge Unifiée inspirèrent à Koji Wakamatsu United Red Army (2007), qui marqua son retour sur la scène internationale.


United Red Army


Va Va vierge pour la seconde fois
Dans ses trois derniers films, Koji Wakamatsu reprend ses thèmes de prédilection. Il s’agit moins d’une récapitulation que d’une mise en perspective historique à travers le portrait de trois générations de Japonais. L'inédit Landscape of a 17 Year Old (2004) revient à la figure de l'adolescent meurtrier et œdipien. Le jeune garçon assassine sa mère et prend la fuite à vélo vers le nord du pays. Il croise sur sa route un vétéran de la seconde guerre mondiale, et une Coréenne âgée, ancienne "femme de réconfort" des soldats japonais. Ces fantômes sont près de disparaître, bientôt effacés d'un pays cultivant l'amnésie historique. Comme son héros, Wakamatsu remonte le cours de l'Histoire. Après United Red Army, échec de la génération des années 60, Le Soldat Dieu (2010) revient sur la guerre et les mensonges patriotiques. Wakamatsu dégage une figure primitive du mâle japonais, aussi impressionnante que celle de Quand l’embryon part braconner. Le soldat qui revient du front amputé des quatre membres et dont l’Empereur veut faire un héros, était un tortionnaire et un violeur, et avant cela un bourreau domestique traitant sa femme en esclave. Cette figure masculine, malfaisante et autoritaire, remonte aux origines de la société féodale japonaise.
Les derniers films de Koji Wakamatsu s’attachent à des figures de l’échec, aux monstres de l’impérialisme japonais, aux révolutions ratées et à une jeunesse à qui l’on offre pour seul avenir l’ivresse du consumérisme. Pourtant, si l’on considère la révolution cinématographique qu’a initiée Wakamatsu et qui continue, encore aujourd’hui, d’inspirer les jeunes cinéastes, la réussite est totale.

* Jean-Pierre Bouyxou, entretien avec Koji Wakamatsu, Sex Star System n° 14, juin 1977.


Koji Wakamatsu, Paris, février 2006



dimanche 15 mars 2015

Yasuzô Masumura, un anarchiste des passions

Textede la Rétrospective Yasuzô Masumura à la Cinémathèque française en 2007.
                 
L'Ange rouge (1966)
Dans l'interview qu'il accorda aux Cahiers du cinéma en 1970 (1), Yasuzô Masumura déclarait n'attacher que peu d'importance à l'image et se défier de l'esthétisme. Si la rigueur des compositions de Irezumi (Tatouage) ou Manji (Passion) semble contredire cette affirmation, il est vrai que souvent chez Masumura l'image se trouve entraînée vers une forme de raréfaction, voire un pur évanouissement. Dans Manji (Passion), l'éblouissement du couple vouant un culte à la déesse Kanon, transforme leur chambre en un monde sans contour ni consistance où vacille leur identité même ; l'héroïne de Seisaku no tsuma (La Femme de Seisaku), aveuglant son mari, parvient à le soustraire à la guerre et à l'oppression du village ; une semblable cécité est partagée par les amants de Môjû (La Bête aveugle) et leur fait rejeter le monde visible pour un univers tactile. Ce dernier film peut d'ailleurs valoir comme le manifeste d'un cinéma davantage sensitif que visuel et soumis à des forces de vitalité, d'intensité et de rythmique. Que ces énergies en viennent à se figer à l'intérieur d'une image, à se conformer à une esthétique, serait déjà en soit un signe d'aliénation. Quel que soit le genre qu'ils abordent (comédie, film noir, érotisme cruel), les films de Masumura sont traversés par un même conflit : l'oppression des forces vitales de l'homme dans une société où "ni l'individu ni la liberté n'existent" (2).
                                 
Passion (1964)
Le cinéma de Masumura naît à un tournant de la société et du cinéma japonais : le développement du capitalisme et le crépuscule des grands auteurs : Ozu, Naruse et Mizoguchi. Après avoir d'ailleurs assisté Mizoguchi sur ses dernières --uvres, Masumura passe trois années au Centro Sperimentale Cinematographico de Rome (où il se lie avec Antonioni). Masumura aura donc connu successivement la fin du cinéma classique japonais et la modernité européenne. Son premier film, Kuchizuke [Les Baisers] en 1957, s'inscrit alors presque naturellement dans un genre "moderniste" et d'inspiration occidentale : les films des taïo-zoku ou Saison du soleil, désignant les adolescents hédonistes ayant grandi dans l'après-guerre. Pour Oshima et ses pairs, ce courant, et particulièrement Kuchizuke [Les Baisers], ont représenté l'équivalent de Monika et, dans une moindre mesure, de Et Dieu créa la femme pour la nouvelle vague française (3). Les corps et le désir se dévoilaient avec une franchise inédite ; les courses en moto et les pistes de danses imprimaient des rythmes et des vitesses nouvelles aux personnages. Enfin, les cinéastes sortaient des studios pour plonger dans le chaos de la vie urbaine. Pourtant, cette libération contenait déjà les paradoxes de l'oeuvre à venir de Masumura. Ce tempo inédit et les postures calquées sur celles de James Dean ou Brando étaient naturels à une jeunesse ayant vécu dans le voisinage des bases militaires américaines. Si les adolescents japonais trouvaient dans l'Occident matière à s'extirper du carcan des traditions, cette modernité relevait d'une culture d'occupation. L'année suivante avec Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], à travers la guerre que se livrent des sociétés de caramels, Masumura attaquera frontalement les nouveaux rythmes de vie imposés par le capitalisme.                     
Les Baisers (1957)
Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], reproduit le style euphorique des comédies de Frank Tashlin et Stanley Donen (il s'inspire d'ailleurs en partie de Funny Face). Rapide, saturé de couleurs, avec des personnages en mouvement perpétuel, le film paraît s'abandonner aux formes les plus extatiques du cinéma hollywoodien. Pourtant, les plans de machines d'usines et les presses à journaux révèlent l'inhumanité des forces motrices qui entraînent ce monde. Les personnages tentent de survivre à la folie du consumérisme et à la marche implacable de l'industrie. Kyoko, l'adolescente plébéienne choisie pour représenter la marque de caramels, perd son innocence lorsque le photographe lui demande de jouer la candeur. Désormais, mieux que personne, elle saura manier les codes de ce monde factice. Son parcours est absolument identique à celui de Otsuya dans Irezumi (Tatouage) qui retourne contre ses oppresseurs le monstrueux dessin d'araignée dont ils ont marqué sa peau. A l'inverse, le "créateur" de Kyoko, le chef de publicité Goda, s'éreinte à suivre le rendement de sa compagnie au fur et à mesure qu'elle "dévore" ses concurrents. Alors que Kyoko évolue cyniquement sur la scène scintillante du spectacle capitaliste, Goda se retrouve à l'agonie, crachant du sang dans des bureaux sombres et déserts. Au terme de la relation vampirique qui unie la plupart des couples du cinéaste, les personnages masculins achèvent souvent leur destin dans la répétition hystérique de leur aliénation.
Tatouage (1966)
Le yakuza de Karakkaze yarô [Le Gars des vents froids] interprété par Yukio Mishima (qui détourne d'ailleurs le film par une interprétation très camp) est ironiquement couplé à un petit singe mécanique joueur de cymbale. Dans un final dont s'est peut être souvenu Brian de Palma pour Carlito's Way (L'Impasse), il succombe à la loi du clan : échouant à s'évader avec sa compagne enceinte, il meurt en remontant l'escalier mécanique d'une gare. Le héros de Nise daigakusei [Le Faux étudiant], séquestré par ses camarades activistes, devient lui-aussi un automate détraqué : arpentant un couloir d'asile, il déclame des slogans en un simulacre de manifestation. L'employé de Chijin no ai (La Chatte japonaise, d'après Tanizaki) ne peut échapper à la soumission, même dans ses jeux érotiques : chevauché par son épouse, il en est réduit à faire indéfiniment le tour de la table du salon. Pour Masumura, l'homme se construit avant tout par la négation de son individualité : « répression de soi, harmonie avec le groupe, tristesse, défaite, fuite » (4). Si Masumura aborde le milieu militaire, c'est évidemment pour en faire la matrice de la régulation des corps et de l'écrasement des esprits de la société japonaise. Dans Heitai yakuza [Le Soldat yakuza], le système de grades qui régit les prostituées établit un rapport entre le bordel et la caserne : les militaires sont eux aussi des corps déterminés par un usage, des pantins dociles, remplaçables à l'infini. Dans Akai Tenshi (L'Ange rouge), mutilés, réduits à des fragments de corps indifférenciés, ils perdront toute identité.

Le Gars des vents froids (1960)
Face à ces "ombres" sans corps ni conscience, la femme canalise les énergies vitales : "les actions dynamiques, les oppositions, les joies, les luttes à mort. (5)" Dans les premiers temps, elle est une créature du mouvement et de la vivacité, comme Nozoe Hitomi dans Kuchizuke [Les Baisers] et Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], qui enchaîne à une vitesse folle les mimiques et les gestes. Elle peut aussi épouser la forme plus chimérique et inquiétante d'Ayako Wakao, la femme de toutes les métamorphoses, déesse autant qu'animal sanguinaire. Au cours des années 60, l'opposition du personnage féminin à tous les types de sociétés humaines va incliner les films de Masumura vers un érotisme archaïque et barbare.
Il adapte les romans de Tanizaki (Passion, Tatouage) et Edogawa Rampo (La Bête aveugle), posant ainsi les premiers jalons cinématographiques de l'ero-guro (érotique grotesque), érotisme sanglant auquel on peut rattacher de nos jours le très masumurien Ôdishon (Audition) de Takashi Miike. Ayako Wakao va incarner des créatures proches de Sacher-Masoch ou Pierre Louÿs ; une statue d'albâtre au contact de laquelle les hommes se disloquent. L'introduction de Irezumi (Tatouage) pourrait définir les personnages d'Ayako Wakao : « une superbe femme piétine des corps d'hommes exsangues. Elle se repaît de leur chair et de leur sang pour prospérer. » Comme chez Tod Browning (cinéaste ero-guro qui s'ignorait), les pulsions font dégringoler l'homme de sa stature et le condamnent à la reptation.

L'école d'espions de Nakano (1966)
Les attractions irrépressibles, l'animalité primordiale ou encore le déterminisme des caractères féminins et masculins, inclinerait le monde de Masumura vers le Naturalisme. Cependant, bien que son action soit davantage nihiliste qu'émancipatrice, la violence de la femme relève également du choix. Dans Tsuma wa kokuhaku suru [Confession d'une épouse], au cours d'une escalade, la femme doit décider entre couper la corde qui la relie à son mari ou tomber dans le vide avec lui. Elle sera moins accusée du meurtre de son conjoint que d'avoir refusé le sacrifice. En crevant les yeux de son mari pour l'empêcher de retourner à la guerre, la femme de Seisaku choisit de s'opposer au village se cherchant un héros militaire. L'infirmière de Akai Tenshi (L'Ange rouge) pourrait n'être qu'une figure maudite, entraînant malgré elle les hommes vers la mort, pourtant c'est sa volonté qui délivre le médecin de l'impuissance et de la drogue. Même si Nagisa Oshima rejeta violemment Masumura à partir de Karakkaze yarô [Le Gars des vents froids], Abe Sada dans Ai no corrida (L'Empire des sens), vivant sa passion en marge du Japon militariste, est un personnage strictement masumurien.

La Bête aveugle (1969)
Malgré ses affirmations péremptoires, Masumura aura su doter certains personnages masculins d'une individualité forte. Ainsi Omiya dans Heitai yakuza [Le Soldat yakuza], ou encore Hanzo dans Goyôkiba: kamisori hanzô jigoku zeme (L'Enfer des supplices), tous deux personnifiés par Shintaro Katsu. De fait, l'interprète de la série des Zatoïchi, représentant d'un anarchisme populaire typiquement japonais, ne pouvait entrer dans la lignée des hommes atrophiés de Masumura. Face aux soldats, tous taillés sur le modèle de la virilité japonaise (cheveux ras, corps sec), la rondeur burlesque de Katsu le désigne comme un corps absolument hors norme. Forgé au code d'honneur des yakuzas, son mépris absolu de la hiérarchie militaire lui permet de rester insensible aux pires châtiments corporels. Dans Goyôkiba: kamisori hanzô jigoku zeme (L'Enfer des supplices), Katsu interprète un inspecteur "tantrique" qui soutire des aveux aux femmes grâce à son pénis, fortifié par d'effarants exercices. Le personnage retient toute jouissance, émotions et pulsions et devient une force abstraite, presque immatérielle, circulant entre les corps féminins.
Masumura sur le tournage de Passion
C'est logiquement par l'évanouissement dans le féminin que l'homme peut se soustraire à l'aliénation. Yonosuke, le libertin de Koshoku ichidai otoko [L'homme qui ne vécut que pour aimer], interprété par le génial Raizo Ichikawa, fait passer son amour des femmes avant toutes les conventions sociales. Bravant le pouvoir du Shogun, Yonosuke dilapide en orgies la fortune familiale. Proche du Casanova de Fellini, il traverse des mondes dégradés ou parodiques : un bordel pour travestis, une forêt de vieilles prostituées, un cimetière où l'attend une fiancée morte. Mais à la différence de Casanova, jamais le personnage, sans doute le plus optimiste créé par Masumura, n'atteint le territoire des passions glacées et mécaniques. A bord d'un navire dont les cordages sont tissés de cheveux de femmes, il s'embarque pour une île merveilleuse bordée de sirènes. Dans Môjû (La Bête aveugle), l'--uvre la plus transgressive du cinéaste, l'atelier du sculpteur sert également à une mythification du corps féminin. Rampant sur le corps d'une géante de pierre, les amants aveugles explorent l'« art tactile ». De mutilations en mutilations, ils s'éloignent du monde des hommes pour atteindre un autre territoire, n'ayant pour règle et superficie que l'intensité des sensations. Même si leur destination se révèle les ténèbres et la mort, par la seule force de leur désir, ils incarnent le nihilisme forcené de Masumura, dirigé vers l'abolition de toutes les formes de sociétés.


(1) Les Cahiers du Cinéma n° 224, octobre 1970
(2) ibid
(3) Nagisa Oshima, « Cela constitue-t-il une brèche » (1958) in Ecrits 1967-1978 (Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1980)
(4) Yasuzô Masumura, texte paru dans Eiga Hyoron, février 1958, cité par Max Tessier in « Yasuro Masumura et les modernistes du Taiyozoku » (« Le Cinéma japonais au présent », Cinéma d'Aujourd'hui, 1980)
(5) ibid



vendredi 13 mars 2015

David Bowie is... japanese

C’est plus qu’une coïncidence mais un fait : mes amis qui aiment la culture japonaise sont tous fans de David Bowie. Les raisons sont évidentes, à commencer par l’attachement de Bowie lui-même au Japon, des fabuleux costumes créés par Kansai Yamamoto pour le Aladdin Sane Tour à son interprétation du Major Jack Celliers dans Furyo de Nagisa Oshima. Certaines connexions sont plus souterraines, ainsi Masayoshi Sukita, l’un des photographes attitrés de Bowie (de la période Ziggy Stardust à la pochette de Heroes) est aussi le chef opérateur de Jetons les livres et sortons dans la rue de Shuji Terayama.  Avant Furyo où le Japon de Riyuchi Sakamoto et la Grande-Bretagne de David Bowie se regardaient, la rencontre avait déjà eu lieu entre le cinéma électrique, fardé et teinté de rose de Terayama et le glam rock anglais.
Le hasard est toujours objectif.
Voici comment Shuji Terayama décrivait Masayoshi Sukita dans Zoom n°45, juillet 1977
«  C’est un homme galant et moustachu.
Une fleur à la bouche lui irait bien.
S’il a avale de la salade en mettant un disque des Rolling Stones, c’est qu’une atmosphère facile et frivole flotte autour de lui. Mais cela n’est qu’un «masque» pour survivre dans le monde de la photo, gouverné par le système marchand. En réalité, rien de cela ne l’abuse.
Il a souvent photographié des musiciens du monde entier. Mais il a toujours tiré de ces portraits, non seulement la beauté du sujet, mais encore les aspects vénéneux cachés derrière les expressions.
Les personnages étranges qui, dans ses films publicitaires, disparaissent en un clin d’œil en en laissant derrière eux que leurs costumes, ou bien encore ceux dont les visages deviennent invisibles, cachés par des oiseaux, voilà ce qui montre assez ce qui l’incline vers le surréalisme.
Il s’est chargé des prises de vues de mon film Jetons les livres, sortons dans la rue. Ses images comportent quelque chose de rarement vu dans le cinéma japonais. Dans la scène de football, on a lancé la caméra à la place du ballon, et on a joué le match. Dans la scène d’amour, l’actrice caressait la caméra.
Notre équipe était étonnée par ses tentatives d’introduire la caméra à l’intérieur du drame, par son désir de faire participer la caméra elle-aussi à la scène, au lieu de la cantonner à son rôle d’observateur.

Si les photographes essaient de saisir le monde invisible à nos yeux - le monde imaginaire - Sukita serait vraisemblablement celui qui s’ingénierait à être parmi les premiers. »





D'autres images de David Bowie par Masayoshi Sukita ici