Kohada Koheiji (Satamai joo, 1925) |
C’est sous l’impulsion de Mizoguchi que Teinosuke Kinugasa (futur cinéaste de La Porte de l’enfer, Grand Prix au festival de Cannes 1954) réalise en 1926 le premier film d’avant-garde japonais sur un scénario de l’écrivain Kawabata. Il emprunte au caligarisme puisque c’est un « récit de fou », genre littéraire japonais à part entière dont le chef-d’œuvre est l’halluciné Dogra Magra (1935) de Kyusaku Yumeno.
Ses surimpressions et miroitements renvoient quant à eux à l’avant-garde européenne. Un vieillard devient concierge dans un asile pour secrètement rester aux côtés de sa femme devenue folle après la noyade de leur enfant. La visite de leur fille fait revenir les images du passé et l’homme va tenter de faire évader son épouse. Ce résumé officiel est cependant peu compréhensible à la vision du film. Malgré la récente restauration de Lobster films (voir ici), une vingtaine de minutes reste manquante mais surtout demeure introuvable le récit du Benshi qui commentait la séance en direct. Faute de ces éléments narratifs, on s’immerge d’abord dans les images hallucinées de ce conte à la Edgar Poe. La caméra, extrêmement mobile se perd dans un labyrinthe de cellules et de visages, tournoie et les mélange comme dans un praxinoscope. Les délires des pensionnaires se superposent comme cette danseuse folle qui tournoie dans sa cellule, s’imaginant revenue au temps de sa gloire, observée par les aliénés aux visages déformés par le désir.
Le cauchemar se mue par la suite en une étrange féérie lorsque les fous, portant des masques Nô, exécutent une procession spectrale. Ce n’est pas seulement l’usage de procédés avant-gardistes qui font d’Une page folle une date mais de pénétrer dans la conscience altérée de ses personnages, imposant l’image mentale comme une possibilité cinématographique. S’il s’inscrit dans l’esthétique un extravagante de l’ère Taisho, Une page folle anticipe également le cinéma indépendant de la fin des années 60 et en premier lieu le baroque théâtral de Shuji Terayama. L’énigmatique trilogie Taisho de Seijun Suzuki (Mélodie tzigane, Brume de chaleur et Yumeji) avec ses femmes dédoublées et ses artistes perdus dans des labyrinthes s’inscrit aussi dans la lignée du film de Kinugasa.
Une page folle est une œuvre unique dans le cinéma japonais. Pourtant nul autre cinéma ne fut à ce point hanté dès ses origines par les spectres défigurés, les lutins des forêts ou les monstres mi-hommes mi-bêtes.
Gorira (Murakoshi Shojiro, 1926) |
C’est ce que nous dévoile un livre étonnant paru en 2019 aux éditions Shinbaku : Carnal curses, disfigured dreams de Kagami Jigoku Kobayashi. L’ouvrage nous replonge dans notre enfance où il suffisait de lire un résumé ou d’être frappé par une photo pour rêver un film entier. Dans le cas du cinéma japonais entre 1898 et 1949, rêver est bien tout ce qui reste, la majeure partie de cette production ayant disparu dans le tremblement de terre du Kantô en 1923 et lors des bombardements de la seconde guerre mondiale.
New Islans Japon/Shin Nihon Jima (Abe Yuaka, 1926) |
Carnal curses, disfigured dreams s’intéresse à une catégorie précise, relevant du domaine de l’horreur, de la SF ou de l’insolite. Pour exhumer ce continent disparu, l’auteur a consulté les catalogues des maisons de production et les articles de revues de cinéma de l’époque. L’ouvrage se présente comme une liste chronologique de fiches techniques et de synopsis, et de photos inédites faisant revivre une production que l’on n’imaginait pas si excentrique. Les découvertes sont nombreuses, concernant en particulier le cinéma muet. Le genre le plus représenté est le film de fantôme, adapté du kabuki, qui envahit les écrans dès le début du siècle. On apprend que Kenji Mizoguchi réalisa en 1926 The Female Teacher from Kyoren, un film d’épouvante d’après Le Fantôme de Kasane. Trois ans auparavant, il adaptait Hoffmann avec Blood and Soul, imitant l’expressionnisme du Cabinet du Docteur Caligari. On découvre dans ces mêmes années une mode du film de ninjas ainsi que des films d’aventures nationalistes, comme New Island Japan (1926), avec des sous-marins futuristes inspirés de Jules Vernes. En 1933, c’est rien moins que de King Kong dont s’inspire Japanese-made King Kong. Si d’après le résumé il s’agit d’un acteur costumé pour une représentation théâtrale, une photographie montre bien un singe géant tenant dans sa main une Fay Wray japonaise.
Japanese-made King Kong/ Wasei Kingu Kongu (Saito Torajiro, 1933) |
Si au cours des années 30, les spectres et les femmes-chats
sont toujours populaires, de nouvelles créatures apparaissent : robots,
criminels masqués inspiré du Zigomar français, imitations de Tarzan, et poupées
humaines meurtrières. On assiste aussi au développement de l’industrie du
dessin animé, souvent utilisé à des fins de propagande. Même si la production d’après 1945 est plus
connue, on aimerait bien découvrir The Rainbow Man (1949), film policier
mélangeant noir et blanc et couleurs psychédéliques.
Bravo Stéphane, très bel article. Lorsque j'avais vu le mythique "Une page folle" dans un lieu magique dans le sud de la France, je me suis dit que le cinéma de genre Japonais pouvait encore nous faire frissonner en regardant des œuvres aussi atypiques . J'espère qu'un jour un éditeur Français aura l'audace et le bon sens de nous en éditer quelques-uns .
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