jeudi 27 janvier 2022

Hana & Alice mènent l’enquête de Shunji Iwai (2016)

Contours de l’adolescence



Portraitiste délicat de la jeunesse japonais, avec des films comme April Story, Love Letter ou All About Lyly Chouchou, Shunji Iwai fut un cinéaste culte dans l’Asie des années 90-2000. Son meilleur film, Hana & Alice (2004), récit vagabond sur les complots amoureux de deux lycéennes, marqua une éclipse d’une dizaine d’années consacrées à la production. S’il revient à la réalisation, c’est précisément pour retrouver son duo d’adolescentes et raconter l’origine de leur amitié. Preuve que l’animation reste le seul cinéma japonais réellement exportable, Hana & Alice mènent l’enquête est le premier film d’Iwai à connaître une exploitation française. Si on pouvait craindre que son style pop et impressionniste s’accorde difficilement à l’époque contemporaine, il n’en est rien. L’animation faisant l’effet d’un bain de jouvence, c’est avec une fraicheur intacte qu’il retrouve son cher sujet : l’éducation sentimentale des jeunes filles. Essayant de suivre la trace de « Judas » un collégien sataniste et polygame, les aventurières ne cessent d’emprunter des fausses pistes, de passer du coq à l’âne,  et de divaguer dans cette ville de province assoupie. Comme des petites sœurs en uniforme de Céline et Julie ou de Reinette et Mirabelle, leur amitié est un dialogue ininterrompu et fantasque qui réinvente le monde et relance sans cesse la fiction. 



La rotoscopie, consistant à redessiner les prises de vues réelles, n’est pas un simple cosmétique qui permettrait Yu Aoi et Anne Suzuki, les interprètes du film « live », de rajeunir d’une quinzaine d’années. Décrié par les tenants du dessin pur dans les années 70, lorsque Ralph Bakshi le généralisait avec Le Seigneur des anneaux, et aujourd’hui rendu vieillot par la motion capture, le procédé est utilisé par Iwai pour sa dimension poétique et surréelle. Hana et Alice sont dans l’entre-deux du dessin et de la photo, comme elles le sont de l’enfance et de l’âge adulte. 



Le rotoscope n’est alors ni un décalque ni une simplification du réel mais le révélateur de la vie parallèle des adolescentes. Iwai dessine au cœur du visible et du quotidien un territoire clos et un peu sacré qui est celui de la shojo, terme japonais désignant tout à la fois la jeune fille et la vierge. Comme dans le film de 2004, la salle de danse que fréquente Alice devient une « station physiologique » où il étudie les corps, mouvements et postures. Les jeunes filles sont d’abord « écrites », comme l’onnagata dont parle Barthes dans L’Empire des signes, cet acteur de kabuki, spécialiste des rôles de reine ou de vierge et qui est d’abord un calligraphe de la féminité. 



Nous ne connaitrons pas le vrai visage des interprètes d’Hana et Alice (Yu Aoi et Anne Suzuki ne font que leur prêter leur voix), « modèles » auxquels le contour noir donne dans une forme. C’est une empreinte dynamique que la rotoscopie révèle : Alice est mutine et coquette, portée par une énergie parfois désordonnée mais toujours solaire ; Hana est farouche et maladroite, ses mouvements traduisant quelque chose de plus obscur et recroquevillé. Ce tracé expressif fait défaut aux garçons de l’école, figures anonymes aux traits à peine esquissés, comme s’ils n’avaient pas encore totalement pris consistance dans le monde des deux filles. Quant aux pères, ils sont absents ou lointains comme celui d’Alice, un salaryman fatigué. L’enquête d’Hana et Alice porte alors sur une figure masculine qui n’est qu’une chimère, une de ces légendes urbaines dont raffolent les jeunes Japonais. 



Mais cette obsession qui leur fait perdre la tête et les entraîne à hors du monde shojo est déjà le sentiment amoureux. Grâce aux décors et effets atmosphériques d’Hiroshi Takiguchi (Garden of Words de Makoto Shinkai), la dernière partie de l’enquête est le moment le plus beau du film. La petite ville passe de teintes orangées et crépusculaires à une nuit grisâtre. 



Ce monde dépeuplé où Hana et Alice semblent naufragées est le pays perdu de la jeunesse des adultes. Cette angoisse couve sous le rose-kawaï, lorsque les mères minaudent devant les professeurs comme des lycéennes ou sont embaumées dans leurs vêtements de gothic lolita comme de grandes poupées inquiétantes. 

Un vieil homme se décrit comme un dessin qui peu à peu se tache et se ride, mais il raconte que son bras, toujours lisse comme celui d’un adolescent, l’empêche de basculer tout à fait dans le monde des vieillards.

 



La question initiale d’Iwai, « Qu’est-ce qu’une adolescente japonaise ? », débouche alors sur d’autres interrogations : qu’est-ce qu’une mère ? Qu’est-ce qu’un père ? Qu’est-ce que vieillir ? La seule réponse est qu’en tous les cas il ne faut rien regretter de sa jeunesse.





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