jeudi 1 décembre 2022

Les chats de Rina Yoshioka

« Les chats du quartier », voilà une expression qui tend à disparaître dans nos villes françaises et particulièrement à Paris. Leurs derniers refuges sont les cimetières où ils peuvent encore chasser et compter sur leurs amis humains. Les Japonais ont parfaitement accepté ce que relate Catrine (Cat-rine ?) dans Je t’aime je t’aime de Resnais : à savoir que toute la civilisation humaine a été édifiée pour servir les chats. D’où peut-être que l’Occident, qui a oublié ce but primordial, soit complètement désorienté. Il y a donc des chats partout à Tokyo dès qu’on fait un pas de côté et qu’on s’aventure dans la vie parallèle des ruelles, des bars et des échoppes où se pratique le « commerce de l’eau ». Il y en a donc aussi dans les peintures de Rina Yoshioka. Ce sont de gros chats heureux d’être choyés par les mama-san, les hôtesses et les masseuses.

Devant les peintures de Rina, on pourrait dire comme dans a chanson Le Sud de Nino Ferrer : « Il ne manque rien. »

C’est tellement cool


Amis du soir



Une femme comme un chat 


Pourquoi aimez-vous dessiner des chats ?

Je pense que les chats sont les créatures les plus parfaites qui existent en ce monde et qu’un paysage avec des chats devient un espace heureux.

 

Pourquoi mettez-vous les chats en relation avec des jeunes femmes, en particulier de l’ère Shôwa.

Les chats sont pour moi le symbole d'une femme fantasque, libre, indépendante et forte. Je les dessine toujours en bonne santé et heureux.

 

Avez-vous un chat vous-même ?

Je ne peux pas avoir de chats chez moi, mais mon petit ami en avait beaucoup chez lui. Grâce à lui, je suis aussi devenue une amoureuse des chats. Il avait une chatte, Chi, qui est maintenant décédée. C’était un chat écailles de tortues et c'est mon modèle.




Le site de Rina Yoshioka, ici

 


 

mardi 1 novembre 2022

Tatouage et L’Ange rouge de Yasuzo Masumura



Au fond, les films de Yasuzo Masumura ne racontent qu’une seule chose : la guerre entre les hommes et les femmes. 


L’Ange rouge

En 1939, pendant la guerre sino-japonaise, l’infirmière Sakura travaille dans un hôpital psychiatrique où transitent des soldats.  Elle est un soir violée par un groupe d’hommes repartant au front le lendemain. Ayant signalé l’agression, Sakura est envoyée en Chine, à Tientsin, dans un hôpital de campagne. Manquant d’effectifs et de matériels, les médecins pratiquent sur les soldats des amputations à la chaîne. Parmi les blessés, elle retrouve l’un de ses violeurs et, convertissant sa vengeance en miséricorde, fait tout pour le sauver. Il mourra pourtant quelques heures plus tard. Sakura a alors la révélation quelle doit soulager les malades par tous les moyens, même sexuels.  Elle s’offre à un amputé des deux bras mais ne peut empêcher son suicide. Sakura tombe amoureuse de son supérieur, le docteur Okabe, un homme tourmenté devenu morphinomane pour oublier les horreurs de la guerre. Bien qu’il partage ses sentiments, le docteur, rendu impuissant par la drogue,  refuse de la toucher. Pour l’infirmière, commence alors une guerre personnelle. 



Film de guerre hyperréaliste et drame érotique ténébreux, L’Ange rouge est considéré comme le chef-d’œuvre de Yasuzo Masumura et l’apogée de sa collaboration avec l’actrice Ayako Wakao. Jamais auparavant, un cinéaste n’avait mis en scène les tourments de la libido dans un tel cadre : un hôpital de campagne où s’accumulent les cadavres et les mutilés. Ayant traversé les décennies avec un pouvoir de fascination intact, cette œuvre sanglante et magnifique est pour la première éditée en France. 


Un ange en enfer



Yasuzô Masumura et l’actrice Ayako Wakao avaient offert au cinéma japonais une série de grands films où la jeune fille des années 50, incarnant l’élan vers la modernité, se muait en une « monstresse » sanguinaire à la beauté foudroyante. On pouvait la voir rendre fou de désir un couple bourgeois (Passion), devenir une geisha-araignée (Tatouage), et crever les yeux de son mari soldat pour le retenir auprès d’elle (La Femme de Seizaku). Dans ces films flirtant avec le sadomasochisme, l’actrice était l’équivalent de Marlene Dietrich pour Joseph von Sternberg : une femme fatale entraînant les hommes (et parfois les femmes), réduits à l’état de pantins, aux enfers. 

Avec L’Ange rouge, Masumura construit autour de son égérie un film-choc. Il ne montre de la guerre que l’activité de ces médecins tentant de sauver des corps parvenus à un état de destruction et de souffrance extrêmes. Les blessés sont ramenés par camion entiers et déposés dans la cour de l’hôpital. Circulant entre eux, les médecins et infirmières doivent immédiatement décider qui a des chances de survie et gérer la pénurie d’anesthésiants. Les opérations sont pratiquées à la chaîne et parfois sur le vif. Si les malades sont amputés, c’est souvent par manque d’antiseptiques pour stopper la gangrène. Certains, terrorisés à l’idée de retourner au front, laissent leurs plaies s’infecter, préférant la perte d’un membre à une mort assurée.

 Masumura décrit l’enfer en un noir et blanc épais et poisseux comme le sang. Et dans cet enfer, il y a un ange : Sakura, l’infirmière qui tente d’apaiser les corps et les esprits. 



La guerre sino-japonaise

L’action de L’Ange rouge se déroule en 1939, lors de l’occupation de la Chine par les Japonais.

La seconde guerre sino-japonaise s’étend de 1937 à 1945. Elle est le résultat de l’invasion de la Mandchourie en 1931 et s’inscrit dans la politique expansionniste de l’Empereur Hiro-Hito. Alors que le Japon comptait gagner la guerre en trois mois, celle-ci dura en réalité huit ans.

Le 7 juillet 1937, l'incident du pont Marco-Polo à 15 km de Pékin déclenche le début des hostilités. Alors que les troupes japonaises s'entraînent à l'extrémité du pont Marco-Polo, elles accusent à tort les Chinois d'avoir enlevé l'un de leurs soldats. Les Japonais se livrent à une fouille des maisons puis font venir des renforts pour s'emparer de Pékin, puis de Tientsin, décor de L’Ange rouge. A partir de 1939, la guerre s'étend avec l'affrontement soviéto-japonais en Mongolie. En 1940, un régime pro-japonais est mis en place à Nankin. Après l’attaque de Pearl Arbor, la Chine se range du côté des alliés, et le conflit s’intègre à la seconde guerre mondiale. La guerre sino-japonaise prend fin en 1945 avec la capitulation du Japon.

Le conflit a duré 97 mois et 3 jours. Les troupes japonaises comptèrent environ un million et cent mille victimes. Du côté Chinois, 9 millions de civils et plus de 3 millions de soldats furent tués. Lors du massacre de Nankin (1937-1938), plusieurs centaines de milliers de civils et de soldats chinois furent assassinés. Il semblerait qu'il y ait eu entre 200 000 et 400 000 morts, ainsi que 20 000 à 80 000 femmes et enfants violés par les militaires japonais.


Les mirages de l’impérialisme

En prenant la période de la guerre comme cadre de L’Ange rouge, Masumura se livre à la critique d’un homme japonais aux muscles durs, à la virilité sans faille et à l’honneur chevillé au corps. Il démontre combien cet idéal relevait du fantasme et d’opérations de propagande masquant, par exemple, les actes de barbarie du sac de Nankin. La vérité est celle des soldats mutilés qui végètent dans les hôpitaux et qu’on empêche de retourner chez eux pour ne pas démoraliser la population. Toute une génération, à la jeunesse marquée par ces conflits, offrit au cinéma et à la littérature japonaise ses chefs-d’œuvre. 



« Je suis de la génération de "fin de guerre", explique Masumura, parce que j’ai été mobilisé pendant seulement les trois ou quatre derniers mois de la guerre. Mishima Yukio a le même âge que moi, nous étions dans la même faculté à l’Université de Tokyo. Nous n’avions rien de commun au départ mais je je comprends très bien pourquoi il essayait de défendre l’empereur ou la droite... Nous nous sommes trouvés d’un coup en pleine guerre. Cette violence, cette pression incroyable nous paraissaient être le fait de la nature humaine. Et nous ne savions vraiment pas comment faire, comment sauver l’humanité... nous ne pouvions partir ni de la démocratie ni du communisme ni de l’impérialisme. »

Le Japon profita du conflit pour se lancer dans une "guerre totale", ce qui signifiait que tous les hommes en âge d’être incorporés pouvaient être envoyés au front. Le but du Japon, qui avait déjà annexé la Corée en 1910, était de gouverner un Empire asiatique. Dans ce qui était devenu une dictature militaire, les communistes, les pacifistes, ainsi que tous les opposants, étaient persécutés et  emprisonnés. La propagande plaçant l’Empereur comme descendant des divinités fondatrices du Japon était intégrée aux manuels des écoliers comme un fait historique et non plus symbolique. Il s’agissait de balayer l’ère Taishô (1912-1926) où régnait un esprit frondeur et un goût pour la culture occidentale. Les mouvements socialistes et féministes prenaient de l’ampleur, ce qui insupportait les réactionnaires. Pour contrecarrer cette vision égalitaire, ils firent de la virilité et de l’esprit guerrier des valeurs dominantes. Issues de la mythologie des samouraïs, les notions de fidélité à l’Empereur et de sacrifice redevinrent fondamentales et les femmes n’occupèrent plus qu’une place domestique. Entre 1945 et 1952, les Américains auront pour objectif d’imposer la démocratie et de « déféodaliser » le Japon en accordant par exemple le droit de vote aux femmes. Masumura accompagna cette évolution en montrant dans ses premiers films des jeunes japonaises émancipées se mouvant avec une certaine liberté dans une société modernisée. 


Un autre empire des sens



Lorsqu’on lui posait la question : « Qu’est-ce que l’érotisme pour vous ? » Masumura répondait : « C’est exactement ce qu’il y a de plus humain. Quand un humain se déshabille "humainement". Ça devient inévitablement érotique. Cet érotisme peut renvoyer soit à Freud ou Yanagi, soit être plus complexe. Mais à mon avis, l’érotisme est d’abord très humain, car l’homme est en partie un animal. Pour moi donc, l’érotisme, même s’il est très "osé", participe d’un esprit très sain. L’érotisme tel que je l’imagine, c’est la qualité inhérente de la créature qu’est la femme. Contrairement à l’homme, qui n’est qu’une ombre, la femme est un être qui existe réellement, c’est un être extrêmement libre — voilà l’érotisme tel que je le vois.  »

Dans l’évocation de cet être libre, « humain » et possédant une libido intense, on reconnait Sakura. C’est grâce à sa volonté qu’elle va tirer le docteur Okabe de son statut d’« ombre ».



S’immergeant corps et âme dans ce monde d’hommes mutilés en croyant alléger leurs souffrances, Sakura suit un parcours proche de la sainteté. Elle ne connait cependant que l’échec et ne les détourne qu’un instant de la mort. Elle partage ce pessimisme avec le docteur Okabe, qui vit également un martyr. Il a tellement découpé de membres de soldats, qu’il en est devenu impuissant, comme si la chair n’était pour lui que souffrance et plus jamais source de plaisir. Okabe et Sakura évoquent cet autre grand couple du cinéma japonais que sont Abe Sada et Kichi dans L’Empire des sens d’Oshima dont la passion se déroule en 1936, à la veille de la guerre sino-japonaise. En opposition à l’empire belliqueux d’Hiro-Hito, Sada et Kichi forment un empire érotique où la jeune femme est la figure dominante. Dans L’Ange rouge, pour combattre l’impuissance de son amant, Sakura ordonne sa désintoxication. Le médecin, qui est aussi un militaire, donne à une femme les pleins pouvoirs sur sa vie, ce qui dans ce contexte guerrier est véritablement transgressif. L’allégorie de ce renversement des valeurs est la scène fétichiste où Sakura revêt l’uniforme militaire d’Okabe. Dans ce jeu évidemment sadomasochiste, Sakura est une femme forte, aux pieds de laquelle rampent ces hommes mutilés, simples jouets d’un impérialisme cruel.  On ne retrouve cependant pas chez elle, le nihilisme de l’héroïne de Tatouage. Bien au contraire, elle souffre de ne pouvoir enrayer un processus d’autodestruction sans fin.  



Son prénom, Sakura, signifie "cerisier" et est associé au Printemps, donc à la renaissance. Le lit du médecin devient un champ de bataille amoureux où elle va l’aider à sortir de son état d’addiction et en faire un homme nouveau. Masumura met en pratique une de ses grandes théories : le manque de courage et d’individualité de l’homme japonais tandis qu’au contraire la femme est une force de volonté.

Masumura expliquait ainsi la présence de femmes fortes et souvent diaboliques dans son cinéma : 

« Je ne fais pas tout à fait le portrait de la femme même si finalement, c’est la femme qui est l’être le plus humain. C’est donc en prenant la femme comme objet qu’on peut le plus facilement exprimer l’humanité. L’homme est un être complètement dépourvu de liberté. L’homme est obligé de penser à l’honneur, à la vérité. Mais finalement, c’est un animal qui ne vit que pour la femme. C'est pour ça qu’il est tout à fait inintéressant de faire le portrait de l’homme. Il devient un « héros » s’il n’est pas un raté mais l’homme le plus viril n’est pas très intéressant. Il n’y a qu'à lire Tanizaki : tous ses héros sont faibles, lâches, laids... L’homme est tellement enchaîné par les règles de la société qu’on ne peut pas exprimer l'humain par l’homme. Donc, pour exprimer l'humain, il n'y a que la femme. Ce n'est pas pour exprimer la femme que je choisis la femme... Je ne suis pas spécialiste des femmes comme Mizoguchi.»


Contre le lyrisme et la beauté

« Moi je déteste le lyrisme, et cela parce que dans le cinéma japonais, lyrisme signifie répression de soi, harmonie avec le groupe et renoncement, tristesse, défaite, fuite. Les actions dynamiques, les oppositions, les joies et les luttes à mort, les victoires, les poursuites, ne correspondent pas en réalité aux sentiments ou à la psychologie des Japonais. » L’opposition au lyrisme était une façon pour Masumura d’affirmer son individualisme et surtout celui de ses héroïnes. Il méprisait également la résignation des Japonais passant de la soumission à l’Empereur à l’idolâtrie de l’occupant américain et de ses valeurs. Son cinéma s’affirmait comme antihumaniste, opposé en cela aux mélodrames de son contemporain Kinoshita, comme 24 prunelles qu’il considérait comme larmoyant. On ne pourrait en effet pas taxer L’Ange rouge d’un quelconque sentimentalisme. Masumura se place délibérément du côté le plus sombre de l’âme humaine imaginant « des personnages anormaux, non quotidiens, extraordinaires. »



Masumura déclarait également n’être intéressé que par l’histoire et le sujet, et non par l’image : « On ne peut pas faire confiance à I’image. On dit souvent qu’un film comme L'Ange rouge est plein d'images grotesques, mais je ne recherche jamais le grotesque. Je n’ai pas le culte de l'image. Je pense qu’un film doit avoir une construction, une trame, une évolution, bref, sa propre structure. Je me moque de la beauté, de l'esthétique... que je ne comprendrai jamais. »

Masumura prétendait s’éloigner du cinéma très esthétique de Mizoguchi et de celui d’Oshima qu’il considérait trop intellectuel. Il considérait même que le cinéma « n’était pas un moyen d’expression tout puissant mais au contraire inefficace et impuissant. » Même s’il feignait de ne pas y accorder d’importance, son esthétique est une des plus fascinantes des années 60. Il est autant un maître de la couleur dans Passion et Tatouage, que du noir et blanc dans ses films liés à la guerre comme La Femme de Seizaku, Le Soldat yakuza ou L’Ecole d’espions de Nakano. Le chef opérateur de la plupart de ses films est Setsuo Kobayashi qui photographia pour Kon Ichikawa le terrifiant Feux dans la plaine et le somptueux drame en couleur La Vengeance d’un acteur. Pour Masumura, il devient un prince des ténèbres noyant ses images dans le clair-obscur. Sombre, estompée par des voiles, la chambre d’Okabe, baigne dans une atmosphère décadente où il se réfugie pour se droguer, et s’extraire de la guerre. 

Une autre substance macule le film de Masumura : le sang qui noirci le sol, les vêtements, les draps d’hôpitaux et qui bien sûr s’écoule des plaies . La présence constante de ce sang noir permet de placer le spectateur en état de choc, sans pour autant se montrer complaisant lors des scènes d’opération. Les séquences d’amputations impressionnent mais ne versent pas dans le gore et jamais on ne voit la section d’un membre amputé. Tout est suggéré par le hors-champ et des effets de trompe l’œil. L’angoisse est surtout perceptible dans les yeux d’Ayako Wakao et la sueur qui perle sur son front, mais aussi dans la bande sonore.  Un bruit dans L’Ange rouge est inoubliable, celui de la scie du chirurgien amputant un soldat. Il nous glace, c’est le cas de le dire, jusqu’aux os.




Tatouage

L’encre d’Eros et Thanatos

« Contrairement à l’homme qui n’est qu’une ombre, la femme est un être qui existe réellement, c’est un être extrêmement libre – voilà comment je conçois l’érotisme. » Yasuzô Masumura



La jeune Otsuya et son amant Shinsuke, l’apprenti de son père, fuient la maison familiale pour vivre leur amour. Les amants trouvent refuge chez Gonji, un escroc qui se prétend leur ami mais fait tout pour profiter d’eux. Il tente d’assassiner le jeune homme et la vend au tenancier d'une maison de geishas. Le tenancier fait tatouer sur le dos d’Otsuya une araignée à tête humaine dans le but de briser sa volonté. C’est le contraire qui se produit et le tatouage métamorphose Otsuya. Elle devient une geisha sans scrupule et extermine les hommes qui ont fait son malheur. Manipulatrice et sanguinaire, elle semble possédée par l’araignée gravée sur sa peau.

Chef-d’œuvre du fantastique et de l’érotisme japonais, Tatouage (Irezumi-1966) nous entraîne dans un Japon décadent et mystérieux. Dédié à la beauté de l’actrice Ayako Wakao, l’art raffiné et cruel de Tatouage est digne des maîtres de l’estampe. 

La geisha sanglante

Avant d’écrire ses classiques Svastika, Un amour insensé ou Eloge de l’ombre, Junichirô Tanizaki était connu dans les années 10 comme écrivain de nouvelles érotiques et fantastiques. Dans ses récits macabres, il explorait les thèmes « scandaleux » de son œuvre à venir : le masochisme masculin, l’impuissance, le fétichisme (en particularité des pieds), l’homosexualité.  



Lorsqu’il écrit Tatouage en 1910, il est âgé de 24 ans. Si la nouvelle n’est pas exactement datée, la mention de Yoshiwara, le mythique quartier des Geishas de Tokyo, la situe à l’ère Edo (1603-1868), période de paix relative et d’effervescence artistique. A cette époque, le tatouage connait une grande popularité chez les dandys japonais : « C’est à qui serait le plus beau. Tous en venaient à faire instiller l’encre du tatouage dans ce corps qui pourtant est un don du ciel ; et de somptueuses, voire puissamment odoriférantes, lignes et couleurs dansaient alors sur la peau des gens. » (Tanizaki, Tatouage)

Longue d’à peine une dizaine de pages, la nouvelle relate la passion maladive de Seikichi, un tatoueur, pour la peau d’une jeune geisha. Seikichi enlève la jeune fille, la drogue et tatoue sur son dos une monstrueuse tarentule à tête humaine. Au-delà de la peau, c’est son âme qu’il veut atteindre pour la transformer en femme fatale rendant ses prétendants fous de désir et les laissant exsangues. Les hommes ne seraient alors que du fumier sur lequel pousserait cette somptueuse fleur du mal. Avec son encre, c’est sa propre noirceur et sa misanthropie qu’il infuse dans le cœur de la geisha.


 

« Bientôt, serrant son pinceau entre pouce, annulaire et petit doigt de la main gauche, il en appliqua la pointe sur le dos de la jeune fille et là, de la main droite, enfonça son aiguille. Fondue dans l’encre de Chine, l’âme du jeune homme entrait dans les tissus. Chaque goutte instillée de cinabre des Ryûkû dilué dans l’alcool de riz était comme une goutte de sa propre vie ; il y voyait la couleur même des émois de son âme. » (Tanizaki, Tatouage)

La nouvelle se termine par l’achèvement du tatouage, la jeune fille observant avec un plaisir pervers l’araignée sur son dos. Le thème du portrait maléfique, ici transformé en tatouage, rappelle Le Portrait de Dorian Gray de Wilde ou Le Portrait ovale d’Edgar Poe. Dans ces récits, la peinture, telle un vampire, dévore son modèle. Selon l’esthétique décadente, la représentation surpasse le modèle et l’artifice est toujours supérieur à la nature. Le monde des geishas avec ses codes complexes rend la représentation de l’amour plus excitante que l’amour lui-même. Dans l’atelier du tatoueur, une estampe représente une geisha se dressant victorieuse sur un amas de cadavres d’hommes. Bien que Tanizaki n’en ait peut-être pas conscience, il s’agit d’une réplique d’Elle de Gustav Adolf Mossa, célèbre peinture de 1906 où une géante est voluptueusement assise sur une montagne d’hommes inertes, une chauve-souris figurant son sexe.   



Tatouage est la deuxième des trois adaptations de Tanizaki par Masumura, suivant Passion (1964) d’après Svastika, et précédant La Chatte japonaise (1967), d’après Un amour insensé. La nouvelle, fidèlement adaptée, est un point de départ pour Masumura qui, avec son scénariste Kaneto Shindo, développe un implacable scénario de vengeance. Le tatouage corrompt moins Otsuya qu’il ne révèle sa nature profonde de prédatrice. Le film pourrait aussi être comparé aux adaptations de La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs par Joseph von Sternberg et Luis Buñuel (Cet obscur objet du désir).

C’est en la voyant traverser un tripot, dédaigneuse telle une impératrice déchue, que le tatoueur est saisi par sa beauté et pressent son potentiel de cruauté. Dès le début, Otsuya est la personnalité dominante du couple qu’elle forme avec Shinsuke, jeune homme peureux et indécis. Alors qu’il n’est qu’un modeste apprenti du père d’Otsuya, c’est elle qui le pousse à dérober l’argent de celui-ci et à s’enfuir avec elle. Si elle lui porte un amour sincère et même sensuel, celui-ci est indissociable de l’emprise qu’elle exerce sur lui. Shinsuke devient l’instrument de la vengeance d’Otsuya envers les hommes qui l’ont précipitée dans la prostitution. Armé d’un couteau, le garçon devient le dard de la femme-araignée. Telle la veuve noire, elle dévore symboliquement son amant en le réduisant à une partie d’elle-même. 


La stratégie de l’araignée

La part fantastique de Tatouage en fait un récit du double et l’inscrit dans la mythologie éternelle d’Eros et Thanatos. Le double d’Otsuya est l’araignée qui est devenue sa sœur siamoise : « Au rythme de sa respiration qui lourdement, soulevait et laissait retomber ses épaules, les pattes de l’araignée s’étiraient et se contractaient comme celles d’une bête vivante. » (Tanizaki, Tatouage)



L’ancienne Otsuya est toujours amoureuse du faible Shinsuke mais la tarentule désire s’unir au mâle dominant que représente un samouraï. L’allusion sexuelle est explicite : plutôt qu’un couteau, elle préfère un sabre. Lorsqu’elle dit au samouraï « Je vous aime », elle ne manifeste aucune émotion. C’est l’araignée à sang froid qui parle. 

Tatouage pourrait être alors l’expression de la misogynie très présente dans la littérature décadente à travers la fascination pour les femmes fatales et les monstresses. Masumura dresse cependant un portrait sans concession des hommes qui entourent Otsuya. En cela il est extrêmement fidèle à l’auteur bien qu’il extrapole la nouvelle originale : « Il n’y a qu’à lire Tanizaki : tous ses héros, sont faibles, pleutres, laids... » Shinsuke, le plus innocent, est cependant un lâche. Gonji, le prétendu ami qui les héberge, soutire de l’argent à la famille d’Otsuya, la soumet au tatouage, la revend à un souteneur et tente de faire assassiner Shinsuke. Tokubei son "propriétaire" l’utilise pour escroquer les hommes qu’elle envoûte. Seul le samouraï veut lui offrir le statut envié parmi les geishas de concubine. C’est-à-dire qu’il est prêt à la racheter auprès de Tokubei pour en faire sa maîtresse exclusive. Cette semi-liberté qu’elle retrouverait n’est pas l’expression d’un quelconque sens de la justice mais du pouvoir du samouraï, superpuissant symbole d’une société féodale. Le personnage du tatoueur est le plus ambigu. Tout en la marquant, il lui donne les armes pour se défendre dans ce monde d’hommes faibles ou cruels. Allégorie de l’écrivain Tanizaki et du cinéaste Masumura, il l’observe dans l’ombre comme s’il admirait l’accomplissement de son chef-d’œuvre maléfique. Epuisé par sa création, il est le premier à être vampirisé et c’est avec lui qu’Otsuya aura formé un véritable couple. Comme dans les récits gothiques, il se crée un lien vital entre le monstre et son créateur : en la tuant, il s’anéantit du même coup. Lorsqu’il plante son couteau dans le dos d’Otsuya, il poignarde avant tout l’araignée. C’est l’insecte qui semble vomir du sang en un dernier spasme.  

« Le sang a un lien très intime avec le sexe, déclarait Masumura. Je crois qu’il y a un lien mystique entre le sang et le sexe féminin. Bien sûr le sang, lorsqu’on traite du sexe féminin, est un piège très dangereux : on arriverait à s’égarer dans un univers bizarre. »


Un érotisme pervers


Lorsque Masumura s’empare de la nouvelle de Tanizaki les revues érotiques abondent en représentations sadomasochistes. S’inspirant des estampes érotiques de l’époque Edo, ces photos et illustrations mettent en scènes des femmes en kimono ligotées dans toutes les positions. Les cordes rouges qui entravent Otsuya, son kimono en désordre, le personnage du tatoueur diabolique, appartiennent à cet érotisme presque gothique. Il ne s’agit pas seulement d’exciter le spectateur mais aussi de lui faire peur. L’atmosphère morbide de Tatouage et ses décors fantomatiques de cimetières dans la brume pourraient en faire un équivalent japonais des films d’horreur de Mario Bava et Terence Fisher. Sa splendeur visuelle est à mettre au crédit de Kazuo Miyagawa, directeur de la photographie de Rashômon de Kurosawa et des chefs-d’œuvre de Mizoguchi dont Les Contes de la lune vague après la pluie et Les Amants crucifiés. La peau d’Ayako Wakao étant un des enjeux esthétiques du film, elle est rendue plus pâle encore par le contraste avec ses sous-vêtements rouges. Masumura dévoile le corps de l’actrice autant que le permet la censure et son statut de star. Les cadrages s’arrêtent à la lisière des seins ou des fesses mais s’attardent sur son dos dénudé où l’araignée a étendu son empire. L’érotisme cruel nait de la froideur avec laquelle Otsuya pousse les hommes à se détruire. Alors que les mutilations étaient réservées aux combats de samouraïs, Ayako Wakao est montrée les mains et le visage écarlates et le kimono souillé. Masumura ouvre la voie à ces héroïnes n’hésitant pas à trancher la chair des hommes que seront Lady Snowblood la femme yakuza incarnée par Meiko Kaji ou Abe Sada dans L’Empire des sens de Nagisa Ôshima. 






mercredi 19 octobre 2022

La pomme prisonnière : jours étranges à Venise



La pomme prisonnière est une eau-de-vie, avec une pomme mystérieusement prisonnière de sa bouteille. Mais comment a-t-elle pu y entrer ? L’alcool est originaire du Calvados, et le titre du manga de Kenji Tsuruta est en français dans le texte. Pourtant, le décor est celui de Venise et le personnage Mariel Imari, détective privée que l’on avait découverte en 2004 dans Forget me Not (collection Saka, ed. Casterman). 



On se souvient que Mariel, descendante de Pietro Venuti, grand détective vénitien, devait retrouver un tableau dérobé 22 ans auparavant pour bénéficier d’un héritage. Déjà adepte de la procrastination, elle préférait se lancer aux trousses de l’insaisissable voleur Vecchio. Entretemps, Kenji Tsuruta était revenu sur le devant de la scène avec la série Emanon(2018-2020), récit d’une mystérieuse vagabonde présente dès l’aube de l’humanité et se perpétuant de mère en fille, ses souvenirs et même son apparence migrant à chaque réincarnation.

 

Chef-d’œuvre de la science-fiction et véritable mythe moderne, Emanon nous avait fascinée tout au long de ses quatre magnifiques volume (publiés aux éditions Latitudes). On ne peut d’abord qu’être troublés par la ressemblance entre Emanon et Mariel Imari, mais nous sommes habitués à ce que les mangaka (que l’on pense à Kamimura) déclinent un même type féminin d’un récit à l’autre. Tsuruta semble en tout cas fasciné par les filles chimériques, longilignes et aux longs cheveux. 



Après 18 ans d’absence, Mariel Imari revient donc chez nous dans La Pomme prisonnière (ed. Noeve Grafix). Elle est toujours détective privée mais Venise est déserte et aucune enquête ne se présente. Son désœuvrement est donc à son comble et Mariel passe son temps à rêvasser, boire et jouer avec sa chatte Gelsomina. 



On se demande même si celle-ci n’est pas la véritable héroïne du livre, tant Tsuruta passe plusieurs pages à la dessiner évoluer sur les toits de la cité des Doges où se lover entre les jambes de sa maîtresse qui passe sa vie à poil par ailleurs. 



Des planches hors contextes nous présentent aussi les chats passés de l’auteur, qu’il souhaite de son propre aveu, fixer dans sa mémoire. La Pomme prisonnière tient ainsi du carnet de croquis, se refusant à une réelle narration. 



Mariel, si elle ne se prélasse pas, fait de la plongée sous-marine, explore les rues englouties de Venise, poursuit de ses assiduités le jeune antiquaire Veppo (déjà croisé dans Forget me not), devient la Reine des chats… surtout elle erre dans des tunnels sombres, un panier de pommes sur la tête, rencontre son double avec qui elle fait l’amour sur un banc, et tombe sans fin dans des gouffres noirs. 


Cette narration expérimentale, ce noir et blanc souple et parfois griffé, cet attachement à une figure féminine à la nudité aussi attirante que naturelle, et le caractère onirique de ses aventures, font supposer que La Pomme prisonnière est aussi un hommage à la grande bande dessinée italienne des années 60 et 70, et en premier lieu à la Valentina de Crepax (j’avoue que je cherche aussi Valentina partout).



La pomme magiquement prisonnière  d’une bouteille d’alcool, c’est Mariel Imari, prisonnière d’une Venise aquatique et enivrante. 


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Pour accompagner les balades de la chatte Gelsomina, Kenji Tsuruta avoue s’être inspiré de la chanson de la star Teresa Teng : Gelsomina No Aruita Michi, "Gelsomina est passée par là", qui donne son titre au chapitre.


On pourra aussi se plonger dans la musique du Casanova de Fellini par Nino Rota


Ou dans les chansons de la fantasque Meharu Koshi, et ses relectures des classiques de l’opéra.


Et de la chanson française




jeudi 6 octobre 2022

Box de Daijiro Morohoshi (le Lézard noir)



Je n’en croyais pas mes oreilles en apprenant la parution de Box chez le Lézard noir. Depuis 2008 et Peur sur la ville, dernier tome la série Shiori et Shimiko, aucun manga de Daijiro Morohoshi n’avait été édité chez nous. Le plaisir est tout d’abord de retrouver intact le style drôle et émouvant de Morohoshi dans un manga datant de 2016. Les aventures de Shiori et Shimiko profitaient de la petite vague française du manga d’horreur des années 2000, qui nous apporta entre autres Tomie de Junji Ito, La Dame de la chambre close et Dragon Head de Mochizuki, ou encore Parasite de Hitoshi Iwaaki. 



Face à ces récits de terreur parfois hardcore, La Tête décapitée ou Les Chevaux bleus relevaient d’un fantastique doux et fantaisiste évoquant davantage Philémon de Fred que Ring. Les deux lycéennes de la petite ville d’I-No-Atama parcouraient des univers parallèles étranges, peuplées de chevaux bleus, des fillettes possédées, de drolatiques chats humains ou de poissons dévoreurs de caractères d’imprimerie. Pour ces lectrices rêveuses, les bibliothèques étaient comme autant de mondes parallèles. 



Box est lui-aussi un chef-d’œuvre d’étrangeté où sept inconnus se retrouvent piégés dans un bâtiment dont les portes, couloirs et dimension varient au gré des énigmes qu’ils doivent résoudre. L’étrange cube de béton est en soi une de ces boîtes, ancêtres du Rubik’s Cube et qui sont une spécialité japonaise.  Il y a deux adolescents, dont l’un portant le prénom féminin de Megumi, une Lolita gothique douée d’un 6e sens, un couple de retraité, un expert en folklore et un architecte. 



Il y a surtout Kyoko, jeune fille malicieuse, aventurière de l’occulte, et dont Morohoshi, dans la postface, nous apprend qu’elle change de personnalité selon les idéogrammes servant à écrire son prénom. Lorsque les participants résolvent une énigme, une part d’eux-mêmes devient invisible, comme le bout de crâne de la lolita gothique et, de façon plus burlesque, le pénis de Megumi. Au terme du premier tome (Box en comptera trois), rien n’indique comment les prisonniers de la boîte vont trouver une porte de sortie. Un thème sous-tend le récit : la bravoure des adolescents et la lâcheté des adultes, prêts à sauver leur vie coûte que coûte en abandonnant leurs compagnons. 



Pour retracer la généalogie de la boîte, Morohoshi fait référence Kunio Yanagita (1875-1962), folkloriste dont les recueils de contes entraînèrent dans les années 60 et 70 un nouvel intérêt pour les légendes campagnardes. Le cinéma et le manga, avec le fameux yokaï-boom insufflé par Shigeru Mizuki, y trouvèrent leur inspiration. Au fond, ce que Yanagita a défriché sont les bases d’une folk-horror purement japonaise.Je ne sais pas si la légende d’une boîte apparaissant à divers endroits et époques du Japon appartient bien aux Contes de Tano (1910) de Yanagita, comme l’affirme un des personnages, mais la référence situe Morohoshi dans la tradition folkloriste. Le mangaka, son carnet de croquis à la main, parcourt les alentours de la capitale, pour en restituer amoureusement les sanctuaires shintô, les ruelles, les chats errants et les petits commerces désuets comme les librairies d’occasion. 

  



L’un de ses chefs-d’œuvre est Amo-kun (2015) récit d’un père et de son petit garçon, dans une ville peuplée d’ombres, de rondes d’enfants fantômes, de créatures lugubres traversant les cimetières ou de mains-escargots. Tout un quotidien spectral et mélancolique qui au Japon se tient à la lisière du monde réel. 



Morohoshi est aussi le créateur en 1974 de l’archéologue et chasseur de yokaïs Reijiro Hieda, adapté par Shinya Tsukamoto avec Hiruko the Goblin (1991). Ce ténébreux personnage, aux cheveux longs et à l’éternel costume noir, explore des mondes relevant autant des croyances shintos que de Lovecraft avec ces monstres tentaculaires grouillant dans les temples où surgissant de la mer.

 



Cette passion pour les croyances d’une Asie légendaire, autant japonaise que chinoise, constitue la base de l’art de Morohoshi. On pourrait rapprocher certains de ses mangas du grand courant archaïque et mystique des années 70, dont le fleuron au cinéma est Himiko (1974) de Masahiro Shinoda, portrait d’une chamane dans un Japon mythologique. Le visage blanc d’Himiko, ses vêtements également  blancs, et ses yeux cernés de rouge pourraient avoir été dessinés par Morohoshi. 



Les rites d'un Japon séculaires, les créatures improbables, homoncules reptiliens et escargots géants, ayant parfois fusionné avec des membres humains, ainsi qu'un fort penchant pour le surréalisme font de Morohoshi un frère de Kazuichi Hanawa (Tensui, l'eau céleste, La demeure de chair), la cruauté eroguro en moins. 




Le style faussement naïf du mangaka, ses personnages enfantins, son trait de plume fourmillant et ses fascinantes gouaches, sont ceux d’un chamane qui aurait le pouvoir de scruter l’invisible et de remonter jusqu’aux temps les plus primitifs. 








jeudi 11 août 2022

Retour à l'Adolescente japonaise



En 2018, je publiais L’Adolescente japonaise ou l'Impératrice des signes aux éditions le Murmure. Il s’agissait de suivre à travers l’histoire, la société et la culture, une figure et d’étudier ses métamorphoses. Au fond, j’appliquais la même méthode que dans Le Miroir obscur où c’était une sorte de vampire originel auquel le cinéma donnait différents pouvoirs et apparences. L'Adolescente était important pour moi puisqu’il me permettait de m’éloigner du cinéma et de m’aventurer dans d’autres territoires, du manga, à la photographie ou  la musique pop. Il contient aussi les germes de Cérémonies, au cœur de L’Empire des sens, par l’étude de la condition féminine japonaise du XXe au XXIe siècle. En costume marin, blazer, ou tenue disco et fluo, la Shôjo a été mon guide, comme ensuite, Abe Sada dans les aspects parfois les plus obscurs de la société japonaise. Ce qu’il ne fallait jamais oublier était bien sûr que derrière l’icône enjouée du « cool Japan »,  se dissimulaient la détresse et les angoisses de jeunes filles bien réelles. 





Le livre peut être commandé aux éditions le Murmure

En voici le second chapitre


Jeunes filles en uniforme


Le terme shôjo naquit dans la foulée des écoles non-mixtes de l’ère Meiji (1867-1912) dont l’un des grands enjeux fut l’éducation des filles. Son équivalent chez les garçons est shônen mais, comme le souligne l’universitaire Tomoko Aoyama, les deux termes ne sont pas égaux et suggèrent une « différence en pouvoir », alors qu’auparavant joshi (fille) et doshi (garçon) ne concernaient que la différence de sexe. Ce pouvoir, dont on se doute qu’il donnait la préférence au garçon, va s’inverser au cours des décennies suivantes, tout au moins symboliquement. 



Au début du siècle, apparu la tenue des garçons : un costume noir à boutons dorés copié sur l’uniforme prussien de l’Université impériale. C’est en 1920, pendant l’ère Taisho (1912-1926), que les écolières se trouvèrent elles-aussi dotées d’un uniforme, sous l’impulsion d’Elizabeth Lee, directrice de la Fukuoka Jo Gakuin, l’école pour fille de Fukuoka. Le costume marin était inspiré par la tenue d’Albert Edward, Prince de Galles, et par celle des petits aristocrates du début du siècle (voir Tadzio dans Mort à Venise de Visconti). 

On retrouvait cette notion de « différence en pouvoir » puisque l’adolescente était un matelot, voir un mousse, et le garçon, habillé en officier, son supérieur. En France, au moins depuis mai 68, l’uniforme est considéré comme un instrument de discipline réactionnaire, mais en ces débuts de la scolarisation des filles japonaises, il était avant tout le symbole de la modernité et de leur émancipation. 

Ce qu’on apprenait autrefois à la jeune fille de classe inférieure, il est facile de le concevoir : les travaux des champs ou des petites entreprises artisanales comme le tissage, ou la fabrication d’ombrelles. L’adolescente de classe supérieure apprenait elle-aussi, tout simplement, à devenir une femme de classe supérieure. Son existence et même son apparence étaient emprisonnées dans un carcan aussi rigide que le bushido des samouraïs : l’arrangement de la coiffure répondait à un code précis, ainsi que la blancheur de la peau ou le rasage du duvet des joues et des sourcils. Que pouvait faire cette demoiselle en kimono sinon s’agenouiller pour apprendre le koto ou l’Ikebana, la « voie des fleurs » ? Entre les filles des milieux populaires et les aristocrates, se trouvaient les geishas dont l’éducation était autant, sinon plus, contraignante. La maîtrise des arts autant que celle de l’amour assuraient aux plus douées une place au sommet de la hiérarchie de Yoshiwara, le quartier réservé d’Edo ou celui de Gion à Kyoto. Cependant, destinées à un «usage» strictement masculin, les geishas ne s’appartenaient jamais en propre. 

Ce que le système éducatif allait instituer était une « période d’adolescence ». Où se situait l’adolescence pour une petite paysanne illettrée qui depuis l’enfance aidait aux travaux des champs ? Pour une jeune aristocrate se mariant à 14 ans ? Pour une geisha vendue dès ses 10 ans à une maison de Yoshiwara ?

La courte période Taisho (1912-1926) fut l’une des plus belles du Japon du XXe siècle, marquée par le progrès social et l’ouverture culturelle à l’occident. En 1919, fut créée l’association de la Femme nouvelle dont l’un des combats était l’obtention du droit de vote (objectif qui ne fut réalisé par les Américains qu’après-guerre). L’écolière était donc une japonaise d’un type absolument nouveau. Elle pouvait enfin s’asseoir à un pupitre, et en short, s’adonner à la culture physique. L’uniforme était libérateur aussi bien intellectuellement que physiquement. La modernité était en marche mais c’est une catastrophe qui l'accéléra : le séisme de Kantô de 1923. Si on devait établir une équivalence française, ce serait les Années folles comme exorcisme des heures sombres de 14 et de la boucherie des tranchées. Signe de ce « délestage » des diktats d’une société ayant envoyée les hommes à la mort, les jeunes femmes se coupèrent les cheveux, donnant naissance à la mode des « garçonnes ». 

(…)



On désigna l’esprit de l’époque comme « eroguro nonsensu ». La société était devenue érotique, grotesque et nonsensique, mais surtout frivole, urbaine, dévouée au plaisir et aux sentiments. Avec ses nattes, sa bicyclette et son costume marin, l’adolescente était de fait une petite sœur des moga (Modern Girls), apparaissant dans les publicités et les illustrations de Kasho Takabatake (1888-1966). Elles héritaient de ce mouvement particulier, dynamique et un peu torsadé, sans commune mesure avec la femme traditionnelle pétrifiée par le fard et le kimono. C’était une jeune fille en pleine santé qui sillonnait les villes avec ses camarades, souriante et les joues rosies par le plaisir d’appartenir à la modernité en marche. L’uniforme créait une figure immédiatement identifiable et dessinait ce que j’appellerai le « monde shôjo ». Pour définir ce nouveau territoire et les affects qui y circulent, il faut revenir à son compagnon, le jeune garçon ou shônen. Autour de la shôjo et du shônen, se développèrent des champs culturels plus ou moins distincts ayant encore cours aujourd’hui. Si l’on prend l’exemple des mangas et séries d’animation, ceux entrant dans la catégorie « shôjo » sont les histoires sentimentales et les romances historiques. Sont désignés « shônen » les récits de guerres médiévales, qu’ils soient modernes ou futuristes, et leur métaphore, le sport. Même pour le public français du début des années 80, il était évident que Candy était d’abord destiné aux filles et Goldorak aux garçons. Albator, autant shônen pour son imagerie guerrière que shôjo pour son héros ténébreux, rassemblait les deux publics. La classification est moins stricte que faisant office de marqueur pour des esthétiques et émotions différentes. 

Yuki Aoyama, Schoolgirl Complex 2006


Ainsi le shônen est expansif, exaltant le courage, la fraternité, la maîtrise du corps et l’esprit de conquête. Le shôjo est intensif et travaille comme problématique principale la représentation des sentiments. Comme la dame de compagnie Sei Shôganon en faisait la liste dans Notes de chevet (1001-1010), il s’agit des « choses qui font battre le cœur ». On ne restreindra pas la catégorie shôjo aux seules histoires d’amour. En font également partie les histoires d’occultisme et de possession qui ne sont jamais que la survivance des sentiments après la mort.

Ito Shinsui, Girls full of Dreams (1952)


Matsuura Shiori (née en 1993)


Pendant Taisho, la shôjo bunka (culture des jeunes filles) se développa avec comme chef de file l’écrivaine Nobuko Yoshiya (1896-1973). Lesbienne revendiquée, elle popularisa le shôjo shôsetsu (littérature pour filles) aussi appelée Yuri (la fleur de lys) ou Classe S pour Sisterhood. Yoshiya connut le succès à 24 ans, en 1920, l’année même où l’uniforme marin est institué. Ses nouvelles, comme Hana Monogatari (Contes floraux) publié entre 1916 et 1924 dans la revue Shôjo Gahô (L’illustré des filles) ou Hikage no hana (Fleur de l’ombre) en 1934, racontaient des histoires d’amour passionnelles mais platoniques entre lycéennes. Yoshiya lança la mode littéraire du dôseiai (l’amour entre personnes du même sexe), qu’il s’agisse de filles ou plus tard de garçons. Ce type de relation était considéré comme normal à partir du moment où le couple visait à une stricte identité physique et vestimentaire. Il ne s’agissait pas qu’une jeune fille « féminine » et une « garçonne » échangent des vœux, ce qui ferait suspectée un amour plus physique. Seul le sentiment, exalté jusqu’au délire, est permis dans ces récits. 



La « sororité » que mettait en scène Yoshiya était le miroir inversé de la fraternité virile des récits pour garçons se déroulant dans les mondes clos de l’armée ou des équipes sportives et jouant, bien que de façon moins explicite, avec des sentiments homosexuels. Le succès du shôjo shôsetsu fut tel qu’il provoqua des phénomènes wertheriens de suicides, comme ces adolescentes allant se jeter dans le cratère du volcan du Mont Mihara pendant les années 20. Il s’ensuivit une répression de l’homosexualité féminine, condamnant certains thèmes littéraires et tout ce qui était supposé entraîner de relations « contre natures » : trop grande proximité entre filles, échanges de lettres, de fétiches amoureux… Un monde sans hommes

La littérature yuri est presque inconnue en France sinon pour avoir inspiré les mangas et dessins animés shôjo. On peut établir un parallèle avec Colette en France et le roman Claudine à l’école (1900) qui joue aussi sur des sentiments lesbiens entre élèves et jeunes professeures ou plus tard Violette Leduc et le chef-d’œuvre Thérèse et Isabelle (1966). Yoshiya était cependant moins ironique que l’une et moins érotique que l’autre. De façon très japonaise, Colette popularisa une mode vestimentaire : le fameux « Col Claudine ». Cette jeune écrivaine, phénomène littéraire des Années folles, décrivait un monde non exempt de perversité et de malice, comme lors de la séduction de la jeune professeure Mademoiselle Aimée par Claudine.



Violette Leduc avait quant à elle une conscience plus aigüe encore de l’adolescence féminine comme communauté. Le « je » de la narratrice passe au « nous » lorsqu’elle décrit la routine des pensionnaires, moment fascinant, au rythme parfait, où les individualités laissent place à une grande mécanique un peu monstrueuse : « Nous avancions jusqu’au réfectoire, nous prenions les pots de grès dans les casiers, nous beurrions des tartines asymétriques. A huit heures moins dix, la directrice entrait. Nous lâchions le pain beurré, nous nous mettions au garde-à-vous. » Thérèse et Isabelle ne peuvent faire l’amour que clandestinement, la nuit, au cœur du pensionnat, entourées de leurs camarades endormies. Lorsqu’elles tentent de vivre leur passion à l’abri d’une chambre d’hôtel, cela se solde par un fiasco. La passion entre filles ne peut exister et se dérouler qu’à l’intérieur du monde shôjo, se nourrissant des sentiments embryonnaires et des rêves inavouables des autres pensionnaires. A l’extérieur, elle est empoisonnée par la laideur du monde adulte et se fane. 



On ne sera pas surpris par la popularité au Japon du film de Leontine Sagan Jeunes filles en uniforme (Mädchen in Uniform, 1931) qui remporta le Kinema Junpo Award du meilleur film de langue étrangère à Tokyo en 1934. Tous les éléments du monde shôjo sont présents : un pensionnat à la discipline militaire, la passion d’une pensionnaire blonde pour sa jeune professeure brune, le romantisme noir (elle porte l’uniforme d’une précédente élève suicidée par amour) et une représentation de Rodrigue de Schiller où, déguisée en garçon, elle avoue son amour. Cela ne pouvait que plaire au public vouant un culte jamais démenti aux opérettes du Takarazuka, troupe exclusivement féminine fondée en 1914. La troupe se partage alors entre otokoyaku (rôle d’homme) et musumeyaku (rôle de jeunes femmes). Ces « acteurs » ténébreux et fardés, efféminés et sans âge, sont de véritables idoles pour un public généralement composé de femmes mûres. Qu’importe que les pièces représentent Autant en emporte le vent, La Rose de Versailles ou même la Révolution d’octobre, le Takarazuka fascine en tant que troupe, comme un monde shôjo qui se serait perpétué au-delà de l’adolescence. Ici l’homme n’a aucune existence concrète, il n’est qu’une « forme d’homme » de le même façon que le terme onnagata, désignant le spécialiste des rôles féminins dans le kabuki, peut se traduire comme « forme de femme ».

Les dessinatrices de mangas, qui sont pour la plupart leurs propres scénaristes allaient suivre le chemin tracé par Nobuko Yoshiya. Ce passage à la narration graphique offrait une représentation visuelle immédiate de l’adolescente et en popularisa les signes : uniforme, coupe de cheveux, expressions. L’appréhension immédiate du monde shôjo permit également de faire apparaître la nature exclusive d’un univers bouclé sur le féminin. 

L’allée des cerisiers, 1957


L’histoire du manga pour filles se confond avec celle de la reconnaissance de la mangaka comme artiste. Les premiers auteurs furent des hommes comme Tezuka (Prince Saphir 1953, premier manga à aborder le thème du travestissement) ou Macoto Takahashi avec Sakura namiki (L’allée des cerisiers, 1957), qui posèrent les bases esthétiques du genre : travestissement, communauté féminine, hypersensibilité des personnages lisible dans leurs grands yeux, mis en page éclatée répondant à une dynamique des sentiments. Il fallut attendre les années 70 pour que des auteures/dessinatrices prennent le pouvoir sur le genre. On nomma groupe de l’an 24 (Nijûyo nen Gumi), cette communauté informelle de dessinatrices nées aux alentours de 1949, soit la 24eme année de l’ère Showa. Ses plus célèbres membres furent Moto Hagio (Le cœur de Thomas, 1974), Keiko Takemiya (Kaze to ki no uta, La Chanson du vent et des arbres, 1976) et Riyoko Ikeda (La Rose de Versailles, 1972). Le groupe réintroduisit dans le shôjo manga la dimension homosexuelle des livres de Nobuko Yoshiya, inventa le shônen-ai (amour entre garçons), appelé à connaître un immense succès, et s’empara de genres jusque-là réservés aux garçons comme la science-fiction (Andromeda stories - Keiko Takemiya, 1976, Nous sommes onze - Moto Hagio, 1977). 

La Chanson du vent et des arbres


Véritable diva devenue d’ailleurs chanteuse lyrique, Riyoko Ikeda fut la personnalité la plus flamboyante du shôjo manga. On sait son addiction aux médicaments pour tenir les rythmes frénétiques de parution de La Rose de Versailles. Sa dépression nerveuse peut se lire dans les moments de doute d’Oscar du 14 juillet 1789 (chapitre 8. Le destin qu’on s’est choisi) qui la précipitent dans les ténèbres. Cette noirceur est encore plus apparente dans Très cher frère (1975), où elle explore avec précision l’organisation d’un monde parallèle obéissant à ses propres lois. La première question est : que faire du grand « autre », le masculin ? Il faut commencer par l’idéaliser pour mieux l’exclure. Le « très cher frère » du titre est un jeune professeur, confident épistolaire de l’héroïne Nanako. Les lettres à ce « frère », auquel elle demande d’ailleurs de ne pas répondre, forment le corps du récit : l’année de seconde de Nanako dans un lycée privé non mixte. Habilement, la figure masculine est verrouillée, rendue lointaine, pour voir ses signes redistribués à l’intérieur du monde shôjo. Les lycéennes sont caractérisées selon deux modes : les nouvelles venues appartiennent encore à l’enfance et sont dessinées selon les critères kawaï des années 50 : menues, de grands yeux et des uniformes rappelant ceux des écoles européennes du début du siècle. Les terminales sont au contraire grandes et élancées, leurs traits et leurs corps déjà adultes. L’intrigue gravite autour du Club de la rose, sororité regroupant les plus belles et talentueuses élèves, et qui se révèle un nœud de vipères dominé par une reine vicieuse, l’insensible Fukiko. A la féminité parfaite mais glaciale, comme sculptée dans le mal, de Fukiko répondent deux figures de filles-garçons : « altesse Kaoru », brune et sportive et Rei Asako, alias Saint-Just, blonde, tourmentée et physiquement proche de l’Oscar de La Rose de Versailles. Rei et Kaoru font l’objet d’un culte fiévreux chez les lycéennes qui ne cessent de se disputer leurs faveurs. Ce n’est pas un manque de partenaire amoureux qui crée ces figures de filles-garçons : le monde shôjo est androgyne, complet et auto-suffisant. La sexualité elle-même est sublimée par les sentiments portés à leur plus haute intensité. Très cher frère est un mélodrame gothique entre Dario Argento et Douglas Sirk : il n’y a jamais trop de colombes, de pétales de fleurs et de miroirs brisés. Pourtant le sadisme, l’inceste, l’homosexualité, la drogue et la maladie (symboliquement le cancer du sein qui provoque la mort de Kaoru) gangrènent le monde shôjo, signe du pessimisme d’Ikeda qui ne décrivait jamais, comme dans La Rose de Versailles, que la chute des royaumes. 




Le monde shôjo, on peut se faire une idée de son mécanisme en lisant L’Empire des signes (1970) de Roland Barthes. La femme est quasiment absente du livre de Barthes, excepté quelques images. Elle n’apparait que sous la forme de signes, de code, lorsqu’elle est « traduite » par l’acteur de kabuki. Au masculin comme support d’une « citation » de femme (mais qui ne signifie pas une annulation, bien au contraire, de la virilité), répond dans le monde shôjo la traduction du masculin par les héroïnes (ce qui ne signifie pas non plus une annulation de la féminité). Dans les deux cas, l’androgynie n’aboutit pas à une neutralité du genre mais à la construction de figures puissantes et médusantes. 

L’androgynie fut l’un des éléments récurrents de la culture du plaisir qui se développa autant au Japon pendant la période de l’eroguro nonsensu, qu’en France pendant les Années folles ou en Allemagne pendant la république de Weimar. Elle fut peu à peu érodée par la crise des années 30, puis anéantie par la guerre. La « forme d’homme » dont le Japon fit la propagande était bien loin des Don Juan aux yeux de biche du Takarazuka. C’était un bataillon de jeunes garçons aux cheveux ras et au corps sec qui allait mourir en Mandchourie puis écraser ses avions en flammes sur les navires américains. Les images les plus marquantes qui nous sont parvenues d’un monde shôjo littéralement asphyxié sont celles d’un groupe de lycéennes défilant en masque à gaz.