mercredi 19 octobre 2022

La pomme prisonnière : jours étranges à Venise



La pomme prisonnière est une eau-de-vie, avec une pomme mystérieusement prisonnière de sa bouteille. Mais comment a-t-elle pu y entrer ? L’alcool est originaire du Calvados, et le titre du manga de Kenji Tsuruta est en français dans le texte. Pourtant, le décor est celui de Venise et le personnage Mariel Imari, détective privée que l’on avait découverte en 2004 dans Forget me Not (collection Saka, ed. Casterman). 



On se souvient que Mariel, descendante de Pietro Venuti, grand détective vénitien, devait retrouver un tableau dérobé 22 ans auparavant pour bénéficier d’un héritage. Déjà adepte de la procrastination, elle préférait se lancer aux trousses de l’insaisissable voleur Vecchio. Entretemps, Kenji Tsuruta était revenu sur le devant de la scène avec la série Emanon(2018-2020), récit d’une mystérieuse vagabonde présente dès l’aube de l’humanité et se perpétuant de mère en fille, ses souvenirs et même son apparence migrant à chaque réincarnation.

 

Chef-d’œuvre de la science-fiction et véritable mythe moderne, Emanon nous avait fascinée tout au long de ses quatre magnifiques volume (publiés aux éditions Latitudes). On ne peut d’abord qu’être troublés par la ressemblance entre Emanon et Mariel Imari, mais nous sommes habitués à ce que les mangaka (que l’on pense à Kamimura) déclinent un même type féminin d’un récit à l’autre. Tsuruta semble en tout cas fasciné par les filles chimériques, longilignes et aux longs cheveux. 



Après 18 ans d’absence, Mariel Imari revient donc chez nous dans La Pomme prisonnière (ed. Noeve Grafix). Elle est toujours détective privée mais Venise est déserte et aucune enquête ne se présente. Son désœuvrement est donc à son comble et Mariel passe son temps à rêvasser, boire et jouer avec sa chatte Gelsomina. 



On se demande même si celle-ci n’est pas la véritable héroïne du livre, tant Tsuruta passe plusieurs pages à la dessiner évoluer sur les toits de la cité des Doges où se lover entre les jambes de sa maîtresse qui passe sa vie à poil par ailleurs. 



Des planches hors contextes nous présentent aussi les chats passés de l’auteur, qu’il souhaite de son propre aveu, fixer dans sa mémoire. La Pomme prisonnière tient ainsi du carnet de croquis, se refusant à une réelle narration. 



Mariel, si elle ne se prélasse pas, fait de la plongée sous-marine, explore les rues englouties de Venise, poursuit de ses assiduités le jeune antiquaire Veppo (déjà croisé dans Forget me not), devient la Reine des chats… surtout elle erre dans des tunnels sombres, un panier de pommes sur la tête, rencontre son double avec qui elle fait l’amour sur un banc, et tombe sans fin dans des gouffres noirs. 


Cette narration expérimentale, ce noir et blanc souple et parfois griffé, cet attachement à une figure féminine à la nudité aussi attirante que naturelle, et le caractère onirique de ses aventures, font supposer que La Pomme prisonnière est aussi un hommage à la grande bande dessinée italienne des années 60 et 70, et en premier lieu à la Valentina de Crepax (j’avoue que je cherche aussi Valentina partout).



La pomme magiquement prisonnière  d’une bouteille d’alcool, c’est Mariel Imari, prisonnière d’une Venise aquatique et enivrante. 


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Pour accompagner les balades de la chatte Gelsomina, Kenji Tsuruta avoue s’être inspiré de la chanson de la star Teresa Teng : Gelsomina No Aruita Michi, "Gelsomina est passée par là", qui donne son titre au chapitre.


On pourra aussi se plonger dans la musique du Casanova de Fellini par Nino Rota


Ou dans les chansons de la fantasque Meharu Koshi, et ses relectures des classiques de l’opéra.


Et de la chanson française




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