Yakuzas True Crimes
Pour parfaire mon apprentissage de la pègre japonaise, je me suis également plongé dans certains livres « non fiction » et des documentaires. Le Dernier des yakuzas (écrit en 2017) de Jake Adelstein retrace le parcours d’un petit chef de clan des années 70 aux années 2000 et retrouve toute la verve tragicomique de Tokyo Vice.
Makoto Saigo est un peu la queue de comète des yakuzas, progressant dans un monde où l’étau se resserre autour des clans désormais désignés du terme peu glamour de « bandes violentes ». Makoto Saigo passe du gang de motard (ou bosozoku) au petit clan de quartier, mais ce que décrit surtout Adelstein est un homme rongé par le stress imposé par le code. Par exemple, l’infernal système de cotisations remontant de la base vers le sommet de l’Inagawa-kai. Ne serait-il qu’un salaryman dépressif parmi tant d’autre ? Makoto connaît de sérieux problèmes avec la drogue, fait une calamiteuse tentative de se couper l’auriculaire, est tenté par le suicide et fini par quitter la pègre pour devenir un « citoyen normal ». Cela avant tout pour protéger sa famille et offrir à son fils une image pas trop calamiteuse. « C’était drôle au début mais on a tous oublié les règles en cours de route ».
Masatoshi Kumagai (né en 1961) dont les propos sont recueillis dans Confessions d’un yakuza (2021) de Tadashi Mukaidani est plus structuré et surtout bien plus intelligent. Le livre peut aussi se lire comme un guide de développement personnel du point de vue d’un yakuza et est truffé de maximes et de leçons de vie. La grande question qui préoccupe Kumagai est « Qu’est-ce qu’être un leader », comment évoluer dans ce monde mouvant d’alliances et de trahison, sans lui aussi « oublier les règles en cours de route » ?
Comme Saigo, il appartient à l’Inagawa-kai, la plus grande organisation avec le Yamaguchi-gumi. Le souci de Kumagai est d’être un chef respecté mais humain, montrant de la considération envers ses subalternes. « Le monde souterrain est l’ombre du monde respectable » affirme le yakuza, ce qui est rendu presque cocasse par le fait que son premier projet était d’intégrer la police, ce qu’une agression au couteau rendra impossible. Ne pouvant faire respecter la loi dans le monde légal, il deviendra un chef de clan soucieux des règles. A 41 ans, il fut nommé secrétaire attaché au chef de l’Inagawa-kai. Au décès de celui-ci, il perd son rang et se retrouve au bas de l’échelle, simple homme de main. Cet évènement lui permit d’acquérir une certaine philosophie, et à force de travail et de fidélité de retrouver son statut initial. Le livre possède un intérêt supplémentaire, Kumagai étant au centre du film Young Yakuza (2006) de Jean-Pierre Limosin dont sont retracés la genèse et le tournage.
J’ai donc revu le film de Limosin, où Kumagai apprend sa destitution et commence sa remise en question. En parallèle, on suit le parcours de Naoki, garçon d’une vingtaine d’année placé dans le clan par sa propre mère pour lui éviter paradoxalement de « tomber dans la délinquance ».
Il vaut mieux pour lui se structurer au sein d’une pègre organisée plutôt que de devenir un petit délinquant. Une telle alternative montre l’échec de la société, laissant ses jeunes les plus fragiles et inadaptés à la dérive. Pour Naoki l’apprentissage se résume surtout à une série de corvées. Est-il également effrayé à l’idée de passer son existence dans ce monde-là ? Toujours est-il qu’il quitte le clan à l’improviste, ce qui évidemment blesse l’honneur de Kumagai.
Se livrant toujours à l’introspection, le chef décide de consacrer plus de temps à ses jeunes, et comprendre leurs aspirations. La personnalité du yakuza est si intéressante mais aussi touchante, qu’on oublie presque la nature criminelle de ses activités. Celui qui a finalement le dernier mot est Naoki que le cinéaste retrouve avec un de ses amis rappeur. Ayuant muri et mieux dans sa peau, il ne ressemble plus à l'ancien adolescent désoeuvré et boutonneux. S’être frotté à la pègre pour mieux la rejeter lui aura peut-être été bénéfique. Les interrogations de Kumagai sont aussi celle d’un homme n’arrivant pas à raccorder sa morale (il est par ailleurs catholique) à ses activités.
La médiatisation de Kumagai, son passage par le tapis rouge cannois où Young Yakuza était sélectionné, m’a amené à revoir le documentaire Yakuza-Eïga, Une Histoire du Cinéma Yakuza (2008) d’Yves Montmayeur. Le film commence par l’analogie entre les termes « yakuza » et « Yakusha » signifiant « acteur ».
Il explore autant le genre cinématographique que les liens des clans avec les studios. Un passage de l’excellent L’Empire des yakuzas de Philipe Pelletier m’avait marqué concernant l’investissement de Noboru Yamaguchi dans le monde du spectacle, créant même une section lui étant spécialement dévolue.
Son successeur Taoka Kazuo (1912-1981) va encore la développer en remettant au goût du jour la chanson populaire enka grâce à la célèbre Misora Hibari. Symbole de cette emprise : le bref mariage de Misora avec l’acteur Akira Kobayashi, sous le regard du chef du clan. Cette fusion du monde yakuza et de celui du cinéma est représenté dans le film d’Yes Montmayeur par Noburo Ando, ancien yakuza devenu acteur.
Tan Taikawa, producteur à la Toei pendant l’âge d’or du yakuza eiga dans les années 60 raconte : « A la Toei on faisait des films avec de vrais yakuzas ou plutôt produits par des gens qui en fréquentaient. Du coup le résultat était très réaliste. Dans les scènes de tripots on jouait selon les vraies règles du jeu. Parfois on recrutait des centaines de vrais yakuzas tatoués pour reconstituer des scènes de concours de tatouages. On a même fait tourner un chef de clan qui était recherché. Du coup il s’est fait repérer et a été arrêté par la police ». Est évoquée la figure du producteur de Toei des années 60-70, Koji Shundo, instigateur du yakuza eiga moderne, et ses liens avec des yakuzas très haut placés.
Les scénaristes et acteurs pouvaient ainsi rencontrer de véritables yakuzas pour s’inspirer de leurs vies et copier leur langage et gestuelle. C’est sous férule que Bunta Sugawara développa son style particulier, dynamique voir excessif, et que Noburo Ando passa de la Shochiku à la Toei.
Une des autobiographies de Noburo Ando |
Enfin, document incroyable que m’a transmis Mohamed Bouaouina, un numéro des Dossiers de l’écran de 1987 où à la suite du film Yakuza de Sidney Pollack (voir ici), le plateau réunit deux véritables yakuzas : monsieur Fuji, oyabun d’Osaka et monsieur Takada, lui faisant office de garde du corps et oyabun de Kyoto, tous deux membres du Yamaguchi-gumi.
Ce sont des yakuzas classiques s’occupant d’entreprises immobilières, de prêts usuriers et de la protection des commerces nocturnes. Ils répondent avec une franchise désarmante aux questions d’Alain Jérôme et des téléspectateurs : ont-ils recours à la violence ? Oui évidemment lorsque leur adversaire est violent et lorsque c’est le seul moyen d’« intimider » un mauvais payeur ou le propriétaire récalcitrant d’une parcelle de terrain. Se battent-ils encore au sabre ? Et la réponse est oui si on les attaque au sabre, sinon ils préfèrent le pistolet. Sont-ils tatoués ? Ils répondent que non car c’est pour eux finalement un signe de faiblesse. Leur manque-t-il un petit doigt ? Oui à chacun. Un des passages les plus intéressants est leur investissement dans l’extrême droite pour lutter en particulier contre les communistes au sein de l’éducation nationale et préserver de pures valeurs japonaises. Monsieur Fuji, figure haute en couleur, et monsieur Takada plus pince sans rire, sont atrocement sympathiques.
Takada garde son calme tout au long de l’émission même si aucun des autres intervenants, dont Jean-François Sabouret ne se dégonfle face à lui. A une seule occasion le ton de l’oyabun se fait plus dur : lorsqu’il récuse toute connivence avec la police. Ce serait faire déshonneur à la fois aux yakuzas et aux policiers. Le monde légal et le monde des yakuzas doivent ainsi être strictement séparés pour garder leur cohérence.
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