mercredi 24 novembre 2021

Abe Sada après L’Empire des sens




Le film de Nagisa Oshima s’achève sur l’image des amants ensanglantés tandis qu’une voix-off relate que, lors de son arrestation, le visage de Sada était radieux. 

Qu’advint-il de Sada après les évènements relatés par Oshima ? Elle ne fut condamnée ni à mort ni à la prison à perpétuité mais à six années de détentions. Elle n’en purgera que quatre puisqu’elle fut libérée par une grâce collective de l’Empereur le 14 mai 1941. Un mois avant l’attaque de Pearl Harbor. Abe Sada a alors 36 ans. 

Mon livre s’intéresse à ce que fut alors la vie de Sada : les années de guerre qu’elle passa remariée sous un nom d’emprunt, les faits qui lui firent reprendre son patronyme et redevenir une figure publique, enfin sa popularité dans les milieux de l’Underground japonais pour qui elle symbolisa l’Amour fou. 

Si elle disparut à nouveau au début des années 70 rien n’indique qu’elle soit décédée pendant cette période. 





En 1976, Abe Sada était-elle au courant que son nom était à nouveau sur toutes les lèvres ? Savait-elle qu’elle était au cœur du plus grand scandale culturel que le Japon avait connu et que sous les traits de l’actrice Eiko Matsuda elle entrait à nouveau dans un tribunal ? 

Cette autre histoire d’Abe Sada, je la raconte dans mon livre Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir, ici.

Les photos de Sada datent des années 50.



lundi 22 novembre 2021

Cérémonies - au cœur de L'Empire des sens



Mon livre qui revient sur les origines, le tournage et le procès de L’Empire des sens est en librairies.


En 1976, L’Empire des sens révolutionna le cinéma mondial par sa description sans tabou d’un amour passionnel. Connait-on pour autant la vie d’Abe Sada, la femme des années 1930 qui inspira Nagisa Ôshima ? Geisha, prostituée, criminelle, martyre de la condition féminine japonaise et personnalité publique, cette femme aux cent visages fut avant tout pour le cinéaste une héroïne révoltée. De sa naissance en 1905 au scandale que provoqua L’Empire des sens, Cérémonies retrace le destin hors norme d’une femme japonaise et le combat pour la liberté d’expression de Nagisa Ôshima.

à commander sur le site du Lézard Noir ici
 

Yakuza Autumn 2




30 octobre

The Yakuza (1974) de Sydney Pollack



Revoir Yakuza après mon immersion dans le ninkyo eiga est évidemment une étrange expérience. Ce qui paraissait exotique m’est désormais familier, tout comme Ken Takakura dont je connais désormais par cœur les expressions et la voix. 

Et pourtant, Yakuza reste un film exceptionnel. D’abord par le projet fou de mixer le polar américain et un genre absolument inconnu en Occident, avec en vedette une de ses stars historiques. Dès les premières images, c’est Kyosuke Machida, une des icones du ninkyo-eiga, qui se présente devant nous de façon rituelle.



Comme une preuve du sérieux et du respect de Sidney Pollack et des frères Schrader, alors scénaristes, envers les codes d’un pays et d’un cinéma dont ils vont s’inspirer.

 

Paul Schrader reprend ses deux thématiques préférées. La Prisonnière du désert avec la fille (ici celle d’un gangster américain) enlevée dans un monde mystérieux et archaïque, et un vieux cowboy devant la retrouver. Mais aussi Pickpocket. « Pour aller jusqu'à toi, quel drôle de chemin il m'a fallu prendre, mon ami » est la phrase que pourrait prononcer Mitchum à Ken Takakura qui est ici comme un labyrinthe de silences, d’honneur et de douleur.




 

3 novembre

The Japanese Yakuza / Nihon kyôkaku-den (1964) de Masahiro Makino



Un des premiers films de la série tentaculaire de la Toei consacrée à la chevalerie yakuza. La belle mise en scène classique de Makino pose les canons du genre mais permet aussi de mesurer les variations entre social, mélodrame et baroque qu’insuffleront Yamashita, Tai Kato ou Furuhata. L’une des surprises est l’absence de « marche vers le destin » pour une série de règlements de compte et de morts héroïques des hommes du clan dans différents lieux de la ville. Takakura semble par ailleurs étrangement exalté par son sacrifice à venir. Comme il le dit à son clan : « Un homme n’a pas plus qu’un vrai combat dans sa vie entière. S’il risque sa vie, vous devez lui pardonner. A noter aussi la présence de Kinnosuke Nakamura qui s’illustrera davantage dans le Jidai-geki et la série des Musashi que dans le Ninkyo eiga. Ce qui est sans doute dommage à la vue de sa présence singulière, son visage lunaire et sa sensibilité à fleur de peau.



 11 novembre

Victory Without Death / Bakuchi-uchi: Fujimi no shôbu (1967) de Shigehiro Ozawa





L’un des intérêts du film est d’avoir réellement la passion du jeu comme sujet. Si le jeu est présent dans la plupart des ninkyo, bien peu traite de son aspect maladif. C’est ce que parvient à retranscrire Ozawa avec deux étonnantes parties de jeu de dé. J’avoue ne pas en avoir saisi les règles mais comme souvent ce n’est pas si important, d’autant que les jeux japonais sont à ce point ritualisés avec des gestes et exclamations récurrentes, qu’on est emporté par le rythme. Ce jeu simple où les deux participants sont face à face permet justement à Ozawa une superbe rythmique sur les visages et les dés dans le gobelet. Dans l’une le vieux chef va perdre sa mine de charbon contre un yakuza interprété par Tomisaburo Wakayama (pour une fois dans un vrai rôle de méchant). Dans l’autre Koji Tsuruta met sa vie en jeu, toujours contre Tomisaburo Wakayama, pour récupérer justement cette mine. Wakayama sera mauvais perdant, ce qui provoquera sa mort. Mais en réalité ce qui semble importer Ozawa c’est que les hommes dévorés par la passion du jeu sont tous égaux. Ils ont le même visage possédé, qu’ils soient de bons ou de mauvais yakuzas.

12 novembre

The Flower and the Dragon / Hana to Ryu (1965) de Kosaku Yamashita



Première partie d’un diptyque adapté d’Hinoa Shihei connu pour ses romans autobiographiques de guerre mais aussi pour ce récit de yakuza devenu un classique plusieurs fois adapté.  Le film, qui se déroule vers 1905, reprend une trame de chanbara : à savoir un homme possédé par la lame brillante d’un couteau, auquel il a même donné un nom et qui est l’incarnation de ses pulsions violentes. 




Le rapport avec le chanbara vient aussi de son interprète Kinnosuke Nakamura (la série Musashi de Tomu Uchida), aussi fiévreux que Tatsuya Nakadai. Le récit va donc suivre la métamorphose en yakuza de Tamei voulant mener une vie d'honnête homme. Des tentatives pour domestiquer sa violence, comme se faire tatouer un dragon et un chrysanthème sur le torse ne font que le rapprocher de son destin. Sa violence culmine en une incroyable scène de bagarre sur le pont d’un navire où sa bestialité prend le dessus. 



Visuellement, il s’agit d’un film de série A, riche en crépuscule grandioses et superbe décor comme celui du port avec ses gigantesques bateaux. Magnifique casting aussi avec Kei Sato en yakuza aussi fourbe que séduisant, et surtout la sublime Keiko Awaji (Chien enragé) en tatoueuse méphistophélique qui apparaît dans un onsen comme une femme serpent et dirige le destin du héros.



 

14 novembre

‎Silk Hat Boss / Shirukuhatto no Ohoyabun (1970) de Norifumi Suzuki



Premier des deux épisodes du spin-off de la Pivoine rouge consacré à l'oyabun haut en couleur Kumatora, ici affublé de taches de rousseur écarlates. Le ton est forcément plus picaresque que la série principale et offre à Tomisaburo Wakayama l’occasion d’exprimer sa veine comique, tour à tout enfantin et orgueilleux, mais  retrouvant toute son agilité et sa maîtrise du sabre lors des scènes de combat. Certaines variations sont particulièrement hilarantes : lors de la marche vers le destin, Wakamaya tire un gigantesque canon pour aller faire exploser la maison du clan rival. 



Junko Fuji apparaît dans quelques scènes avec toute la grâce et la violence de son personnage et l’on retrouve également la fabuleuse boss O’Taka du clan Dojima. 




En second rôle, Masumi Harukawa (Désir meurtrier d’Imamura) en geisha amoureuse de Kumatora est irrésistible de sensualité gourmande.

 

15 novembre

Internal Sleuth / Sakura no Daimon (1973) de Misumi Kenji



Polar ultraviolent de Kenji Misumi avec Tomisaburo Wakayama en flic vengeur. Je connaissais surtout son frère Shintaro Katsu mais j’ai désormais une vénération sans borne pour Tomisaburo, colosse au regard d’enfant, pouvant être paillard et comique dans La Pivoine rouge ou ici aussi sombre et nihiliste que dans les Baby Cart.




Misumi s’inscrit dans le style documentaire mit à la mode par Fukasaku, promène ses acteurs dans les rues de Shinjuku, et filme les fusillades « sur le vif ». Avec cette histoire de 150 armes volées par un clan yakuza à une base américaine et de corruption dans la police, il se rapproche d’un style américain pas loin de Friedkin mais conserve les jets de sang du chanbara. En chien fou tueur de flics, Renji Ishibashi annonce les yakuzas survoltés de Miike. Internal Sleuth apparaît d’ailleurs, autant que les films de Fukasaku, comme l’origine des polars de Miike et de The Blood of Wolves (2018) de Kazuya Shiraishi.

Un champ-contrechamp génial entre Wakayama et Ishibashi.



 

16 novembre

An Outlaw/ Narazumono (1964) de Teruo Ishii



Un film grotesque, tragique, jazzy mais aussi envoûtant et d’une sidérante beauté. Ce n’est pas un yakuza-eiga malgré la présence de Ken Takakura et du génial méchant Toru Abe, mais un film de « hitman » ce qui est presque un genre en soi au Japon (et plus tard à Hong Kong). Voir par exemple le célèbre Golgo 13. 


L’intrigue est très étrange avec ce tueur (Takakura) errant dans Hong Kong puis Macao à la recherche des gangsters l’ayant trahi, et rencontrant plusieurs femmes mourant les unes après les autres plus ou moins par sa faute. Pourtant, pruderie oblige de Takakura, il ne fera l’amour avec aucune. Une scène folle où, pour soigner une prostituée malade en train d’étouffer car son sang s’est accumulé dans la gorge, il l’aspire avec la bouche et recrache des jets d’hémoglobine. Une sorte de baiser ensanglanté qui est la malédiction du personnage. L’utilisation des décors de Macao par Ishii est magnifique, l’architecture portugaise, presque orientale, donnant une dimension wellesienne à la fuite de Takakura, petite silhouette noire coiffée d’un chapeau.






18 novembre

Lone Wolf Isazo / Hitori Okami (1968) de Kazuo Ikehiro



Isazo était autrefois au service d’un seigneur. Tombé amoureux de Yoshino la fille de celui-ci, il a un enfant avec elle mais la famille les sépare. Isazo part donc sur les routes et devient un yakuza mythique. Revenant dans la région où vit Yoshino désormais ruinée, il retrouve son fils à qui on a fait croire que son père était un samouraï mort au combat. On retrouve les thèmes fétiches de l’univers de Raizo Ichikawa : la paternité, l’orphelin, même si cette fois c’est lui qui devient un père tragique. 




Le film est très beau et atmosphérique avec ses paysages de neige rappelant Goyokin ou Le grand Silence, et une scène splendide où, immobile sous la pluie devant une roue à eau, Isazo se souvient de sa séparation avec Yoshino.  




A l’inverse des furieux et parfois cabotins Mifune et Nakadai, l’art de Nakadai est l’introspection, le souvenir, et les douleurs muettes. Le film par ailleurs revient aux origines des yakuzas pendant l’ère Edo : des joueurs vagabondant à travers le Japon, d’extraction pauvre et sans autre revenu que les dés ou les cartes. A la fin de son aventure, qu’aura gagné Isazo ? Quelques instants avec son fils, une cicatrice sur le visage et les tombes de ses adversaires venant hanter ses cauchemars.

 


22 novembre

The Symbol of a Man: The Rule for a Vagabond /  Otoko no monsho - ruten no okite (1965) d’ Eisuke Takizawa



The Symbol of a Man est une série yakuza de la Nikkatsu mettant en vedette Hideki Takahashi dans le rôle d’un jeune chef devant parfaire son apprentissage. The Rule for a Vagabond se déroule pendant O-bon, la fête des morts et dans sa première partie est dédié à cette pratique japonaise du voyage et du vagabondage, qu’il soit professionnel comme pour les troupes de théâtres itinérantes et pour les forains et colporteurs dressant leurs tréteaux à l’entrée des temples. 



Il peut être aussi existentiel comme pour le héros et bien d’autres yakuzas allant de clans en clans et demandant l’hébergements.  C’est donc tout un peuple nomade que représente le film de façon colorée et finalement assez joyeuse. L’autre thème est assez classique puisque le héros, au cours d’une embuscade a tué un homme, provoquant incidemment la déroute d’une famille, et livrant leur territoire à un clan sans scrupule. 




Il va donc prendre la place de son adversaire et se racheter en combattant les mauvais yakuzas. Hideki Takahashi est un acteur d’une grande beauté et au regard intense, que l’on pourrait classer dans les « Alain Delon » japonais. Les splendides décors naturels de villes e l’ère Meiji, de temples et de forêts, permettent de s’aérer avant de retourner dans le monde clos du ninkyo eiga de la Toei.





vendredi 29 octobre 2021

Conte des chrysanthèmes tardifs




On croirait d’abord à un classique récit d’apprentissage. Kikunosuke, fils adoptif d’une puissante dynastie kabuki mais acteur médiocre, renonce à son rang pour épouser Otoku, une jeune nourrice. Il intègre une modeste compagnie itinérante, et y forge un talent qui lui permet in fine de retrouver son milieu d’origine. L’expérience de la pauvreté ferait ainsi éclore, tel un chrysanthème tardif, la vérité de l’acteur. Le retour du fils prodigue s’avère un sombre triomphe, le clan contraignant Kiku à renoncer à sa compagne. C’est d’ailleurs Otoku elle-même qui choisit de s’effacer, avec une abnégation forcenée qui en fait une héroïne purement mizoguchienne. Le théâtre kabuki et ses codes permettent à Mizoguchi d'inscrire Otoku dans une forme purement plastique : « une idée (et non une nature) », comme l’écrit Barthes au sujet des onnagata, ces acteurs japonais spécialisés dans les rôles féminins. Otoku disparait pour qu’une autre femme puisse s’épanouir, celle chimérique et théâtrale que Kiku interprète, princesse statufiée par le fard blanc et un lourd kimono presque sculpté. Face au bourreau maniant une immense hache, elle exécute une véritable danse de mort. 



Dans un monde estompé, littéralement sans soleil puisqu’aucune scène ne se déroule à la franche lumière du jour, Mizoguchi élabore un récit spectral, encore plus troublant que celui de la lune vague après la pluie. C’est une pièce classique, maintes fois adaptée au cinéma, qui ouvre le film : Les Spectres de Yotsuya (1825) de Tsuruya Namboku dans lequel Oiwa, une musicienne défigurée et poussée au suicide par un samouraï cruel, revient d’outre-tombe accomplir sa vengeance. Mizoguchi choisit le final de la pièce, lorsqu’Oiwa s’élève des marais, en compagnie d’un autre fantôme, un masseur également assassiné. Grâce à un trucage scénique propre au kabuki, un même acteur interpréter les deux personnages. Ainsi, non seulement Mizoguchi place en exergue une célèbre figure de martyre, mais il définit le comédien par sa capacité à conjuguer les genres. C’est comme si, à chaque acteur était couplé un fantôme féminin représentant rien moins que la tragédie elle-même, dans sa forme la plus pure. Sans elle, l’homme de scène n’est que technique, comme ces samouraïs sans âme, froides machines à tuer, qui au final sont toujours défaits par des vagabonds hirsutes, aveugles ou nihilistes. C’est par exemple, une autre figure de l’androgynie, son ami Fuku, qui aide Kiku à revenir au sein du clan en lui offrant, le temps d’une représentation, son personnage de princesse condamnée. 



Barthes voit dans l’onnagata la forme extrêmement pure de la combinaison des signes du féminin. Pourtant chez Mizoguchi, une telle créature, entièrement intellectuelle et insensibilisée ne serait pas considérée comme un acteur d’exception. Ce qui creuse la différence justement est ce qui échappe  au code et à la copie. On ne voit jamais Fuku sur scène mais, lorsque derrière un voile créant un superbe effet de trame, il observe Kiku interpréter la princesse, il n’est qu’un frémissement d’amour. Kiku est proche d’atteindre cette grâce blessée, mais une dernière touche manque pour achever le chef-d‘œuvre. En rendant son dernier souffle, il reviendra à Otoku de la lui donner. Elle incarne alors cet amour qui ne demande rien en retour, cette abnégation totale et presque surhumaine. Elle ne cesse d’être la « nourrice » qui jusqu’à la fin alimente le jeu de Kiku. Ainsi, le triomphe de l’acteur qui salut cérémonieusement la foule, devient l’élégie funèbre de l’épouse, et leur descente commune au tombeau. C’est parce qu’il intègre à son art le fantôme d’une femme sacrifiée que Kiku devient un grand comédien.