Kurosawa, période blanche
Kiyoshi Kurosawa, après le tueur d’enfants de Shokuzai et le dinosaure de Real, revient aux créatures qui l’ont rendu célèbre : les fantômes. Pourtant, qu’on ne s’attende pas à retrouver les terrorisantes sylvidres de la Kairo ou Rétribution. Le fantôme est ici un homme à la beauté solaire, Yusuke (Tadanobu Asano) qui rentre chez lui après une de ces fugues que l’on nomme au Japon « évaporation ». Il explique à son épouse, Mizuki (Eri Fukatsu) qu’il a voyagé à travers la campagne pour se donner la mort sur une plage où les crabes ont dévoré son corps. Il lui propose de refaire avec lui le chemin jusqu’au même rivage, véritable « jetée » d’où il pourra s’élancer vers l’autre monde. De village en village, Mizuki va côtoyer d’autres familles et d’autres fantômes mais surtout découvrir un homme qu’au fond elle ne connaissait pas. Il se révèle un cuisinier doué ou un professeur d’astronomie exposant à des campagnards émerveillés les merveilles du cosmos. C’est une âme poétique, loin du triste dentiste de Tokyo dont on imagine que la blouse blanche était, de son vivant, le véritable suaire.
Le récit peut parfois manquer de souplesse, trahissant son origine littéraire. Pour achever le travail du deuil, Mizuki doit forcément aller sur cette plage. Voir de ses propres yeux l’endroit où son mari est mort, permet de les libérer tous les deux. Ce classicisme un peu rigide n’est pas un défaut, il permet à Kurosawa de travailler les sensations et intensités sans pour autant que son film ne s’égare ou devienne lui-même évanescent. Si le film de fantôme, dans son versant horrifique, repose sur la terreur des apparitions, Vers l’autre rive développe l’angoisse inverse : celle l’évanouissement.
C’est d’abord la peur de Mizuki : que le charme qui a fait revenir son mari auprès d’elle soit rompu et qu’il disparaisse à nouveau, au détour d’un raccord ou à son réveil. Dans ces moments, l’absence de Yusuke est partout : dans l’air, dans la lumière qui ressemble à une éternelle aube d’hiver et surtout dans le silence. Il faut avoir beaucoup filmé les fantômes pour rendre à ce point perceptible le deuil. C’est ce que Chris Marker nomme dans Sans soleil : « la plaie de la séparation [qui] perd ses bords réels. Ce qui demeure, c’est une plaie sans corps. » Pourtant Yusuke réapparait, avec ce sourire doux qui solidifie le monde autour de Mizuki et l’empêche de sombrer. Pour elle, et pour nous, ce retour est vécu à chaque fois comme un miracle. Avec son manteau orange, version apaisée de la robe rouge de la femme fantôme de Rétribution, Yusuke apporte d’abord une note de couleur dans la dépression de la jeune femme, cette forme de terreur atone. La probable disparition de Mizuki dont vient la sauver son mari n’aurait pris ni la forme d’une fugue ni d’un suicide mais d’une dissolution dans la solitude et un quotidien incolore. Le lien maudit unissant un vivant à un fantôme a déjà été exploré dans Rétribution avec l’étouffante cohabitation de Koji Yakusho et sa maîtresse assassinée. Ici, ce lien est devenu bénéfique, puisque Yusuke pourrait aussi faire office d’ange-gardien. Il n’empêche que chez ces couples «mixtes» désignent le mariage comme un état n’allant pas forcément de soi. Sans aller jusqu'au lugubre Kammerspiel de Séance, le domicile conjugal se transforme souvent chez Kurosawa en en foyer de spectres.
Mizuki rend visite à la maîtresse de son mari, également sa collègue dans leur cabinet de dentiste. Devant sa rivale, c’est comme si elle voyait le propre fantôme de sa jeunesse et plus encore celui de la femme au foyer japonaise. La jeune fille est interprétée par Yu Aoi, l’épouse transformée en poupée de Shokuzai et c’est la même cruauté qui est ici à l’oeuvre. Avec un sourire équivoque, presque sournois, elle affirme qu'elle est elle-même mariée et quittera bientôt son travail pour avoir un enfant, car tel est le destin des femmes : mener une vie banale jusqu'à la mort. Dans ce visage poupin, aux joues rondes et roses d’adolescente, se lit déjà la momification de la femme au foyer. Les ténèbres où elle se prépare à entrer sont plus épaisses que toutes celles des films de la J-horror.
Dans le théâtre des matières propre à l’épouvante japonaise, Kurosawa travaillait les décors de friches urbaines et les usines désaffectés, les terrains vagues boueux et les ciels chargés de nuages sombres. Séance est sans doute le film où un fatum sans pitié réuni de façon intrinsèque les fantômes, les éléments liquides et les humains guidés par les désirs le plus vils. Depuis Tokyo Sonata, Kurosawa avait libéré ses fantômes de la gangue du genre, et une sorte de période blanche avait succédé à ces mondes déliquescents. Ce blanc qui ne se confond pourtant pas avec la clarté est une autre forme de ténèbres. Ne parle-t-on pas de la noirceur secrète du lait ?
Le symbole de cette esthétique nouvelle sont ces brumes ouvertement artificielles, comme un hommage aux séries B de Roger Corman. Dans Real, ce brouillard, qui annonce la présence d’un spectre s’infiltre dans les paisibles alentours forestiers de la cascade. Il n’y aurait pas a priori de grande différence entre ce paysage et ceux de Naomi Kawase mais, avec une grande ironie, Kurosawa, en l’associant à un trucage volontairement grossier, semble en remettre en cause la réalité. Les fantômes n’existent peut-être pas mais quelle est l’existence réelle de ces champs, de ces rivières et de ces forets ? A quelle illusion participe ce monde que l’on désigne comme réel ? A ce stade, c’est beaucoup moins le fantôme (Yuseke étant très concret voir charnel) qui intéresse Kurosawa que le fantomal et les phénomènes de hantise au sens presque atmosphérique. C’est par exemple l’image qui se voile comme si un nuage passait devant le soleil, créant dans une salle de restaurant, l'atmosphère propice à l’apparition d’une petite pianiste fantôme. Ces variations lumineuses, qui font l’effet d’une nappe de dépression qui assombrissent les personnages, suggèrent une altération intime du réel. Affleure à sa surface, ce territoire refoulé, l’arrière-pays des rêves, des souvenirs et des fantômes. il est bien entendu qu’on ne fait la partage entre les images mentales et les manifestations surnaturelles.
Lors d’une scène fascinante, Mizuki se tient de profil devant le papier peint de la chambre de leur hôte, ce jardin vertical, avec ses milliers de fleurs découpées par le vieil homme dans des prospectus de botanistes. Les fleurs de papier semblent s’embraser un instant, puis perdent leur couleur et se flétrissent. C’est comme si la chambre se fanait d’un seul coup lorsque la nature fantomatique de son habitant était révélée. Les objets, comme cette paire de lunette et ces mégots sur la table de nuit, se couvrent de poussière et deviennent des reliques. Ce passage du monde dans le spectral s’accompagne d’une déchirante envolée de cordes où l’on croit reconnait les accents de Vertigo. C’est comme un mélodrame, enfoui au pays des morts dont on entend la musique dans notre monde.
Devant des scènes aussi stupéfiantes, il apparaît combien Kurosawa, toujours à la recherche de nouvelles voies, forge un art solitaire, à la fois poétique et théorique. Seul le rejoint Weerasethakul, lui-aussi familier des territoires de l’au-delà et des fantômes sentimentaux. Si Vers l’autre rive aurait mérité les honneurs de la compétition cannoise, au moins est-il reparti avec le prix de la mise en scène d’Un certain regard. Ce n’est que justice tant est unique le talent de Kurosawa pour inventer un découpage impossible raccordant les morts et les vivants. C’est par exemple cette femme qui s’effondre en pleurant sur le sol, face à nous mais un peu trop près de la caméra.
Cette proximité provoque une indéfinissable sensation de malaise que le plan suivant rend explicite en dévoilant, debout devant la femme, une petite fille fantôme. C’est à travers les yeux de l’enfant que nous regardions la scène, depuis l’au-delà. Nous faire franchir la frontière invisible et nous mettre un instant à la place d’un spectre, tels sont les prodiges que dissimule, sous son calme trompeur, la fugue de Yusuke et Mizuki.