dimanche 29 décembre 2019

Rina Yoshioka : Spirit of Showa



Le 25 septembre, je rencontrais l’artiste Rina Yoshioka (voir ce billet ici) à la galerie Arts Chiyoda de Ueno. J’en profitais pour lui poser quelques questions dans un izakaya. Merci à Constant Voisin qui m’a servi d’interprète.



Vous avez une prédilection pour l’ère Showa.
La thématique de l’ère Showa, ça fait partie de moi puisque je suis née à cette époque mais c’était déjà la fin. Je me retrouve dans une espèce d’entre-deux : c’est comme un fantasme entre ce que je connais et ce que j’imagine. L’ère Showa a duré de 1926 à 1989 mais ce sont surtout les années 60 et 70 qui m’intéressent. Comme je peins un monde que je ne connais pas forcément, ça me donne l’impression d’approcher des existence qui me sont assez lointaines. J’aime créer un contexte assez précis de l’époque, par le biais de pancartes, de magazines, de pochettes de disques ou de devantures de magasins ou de bars.


Vous peignez un type de femmes très érotiques, des hôtesses de bar, des strip-teaseuses, mais ce ne sont pas des objets : elles sont aussi indépendantes.
Je peints les femmes que je trouve attirantes. Et c’est effectivement lié pour moi : je suis une femme qui peint des femmes érotiques et ça se rapporte à cette notion d’indépendance. Les femmes de cette époque représentent bien cette ambivalence. J’aime particulièrement le visage de Naomi Tani et dans le même genre Reiko Ike. Junko Fuji, elle-aussi, possède un érotisme très féminin et une sorte de puissance.

Avez-vous des influences graphiques ?
Tadanori Yokoo. Je ne dirai pas que je fais des œuvres similaires mais depuis l’enfance je suis très attirée par son travail. Il y a aussi le fait que ce soit à la fois un peintre et un designer et qu’il réalise aussi des affiches de pièces de théâtre. Il mène ces deux activités en parallèle. Avoir représenté Ken Takakura dans des peintures pop’art est vraiment une excellente idée.

























samedi 28 septembre 2019

Un étranger dans la ville dorée



« Vous vous souvenez de Golden Gai il y a 10 ans ? C’était une ville-fantôme. » regrette le patron d’Uramado, qui est peut-être le bar le plus sombre du quartier, une chapelle dédiée aux chanteuses de jazz et d’acid folk de l’ère Showa comme Maki Asakawa et Morita Douji. Seule une étoile violette allumée au-dessus de la porte indique que le bar est ouvert car aucune lumière ne perce de ses fenêtres. 

Il est vrai que Golden Gai avait une drôle de gueule en cette fin septembre avec le championnat de rugby qui se tenait à Tokyo. Rien ne pouvait être plus incongru que ces fans et joueurs, pour certains néo-zélandais, armoires à glace s’entassant dans les bars minuscules ou, à la grande hilarité des mama-san travestis, usant de mille contorsions pour entrer dans les toilettes basses et étroites. Je revois ce groupe de malabars stationnant au milieu de la rue et hurlant, leurs bières à la main, comme s’ils se trouvaient dans l’outback australien. Une porte s’ouvre dans le mur, et se matérialise une petite vielle courbée, borgne et furieuse, qui hurle « SHUT UP ! », avant de retourner dans sa caverne. C’était l’esprit de Golden Gai qui réclamait le silence ! Le quartier n’a cependant pas attendu les rugbymen et l’annonce des JO de l’an prochain pour changer de visage et devenir un lieu touristique. Sans doute est-ce le prix à payer pour sa survivance et rares sont les bars pratiquant encore le « guests only » et le dissuasif « extra-charge » (sorte de prix d’entrée) est un peu moins pratiqué. Pourtant, sans qu’on ne sache vraiment pourquoi, l’obscurité reprend parfois ses droits et Golden Gai redevient la cité des ombres, avec ces anges soulageant les solitudes, et ses démons comme ce cauchemardesque travesti vêtu de rouge, accompagné de deux très jeunes filles, et traversant à toute vitesse le quartier pour racoler des clients et les entraîner dans les bas-fonds de Kabukicho. 
Je suis moi-même un étranger dans la ville dorée, mais dans ces moments d’obscurité je n’aspire à rien d’autre qu’être un fantôme parmi d’autres, collectant les chansons d’amour embrumées, les photos des mama-san du temps jadis qui jaunissent sur les murs, les affiches de théâtre du génial Shuji Terayama et celles de Tatsumi Hijikata et son corps de terre noire, les clichés charbonneux des photographes de Provoke et les souvenirs des cinéastes rouges qui venaient y refaire le monde.


mardi 27 août 2019

Yoshimi du Christ




On trouve dans Female Yakuza Tale (1973) de Teruo Ishii (suite de Sex & Fury de Norifumi Suzuki) une créature fascinante : Yoshimi du Christ, nonne yakuza au chapeau noir et à la soutane fendue révélant des jambes bottées de cuir. Improbable mélange entre une religieuse et Sasori, la femme scorpion. 
L’actrice Makoto Aikawa, avec ses longs cheveux noirs et son visage fermé est bien entendu une réplique de Meiko Kaji. 


« Lorsque je prie, je tue » déclare-t-elle, volant presque la vedette à Ocho la joueuse d’Hanafuda dont les cartes sont en réalité des lames de rasoir. Mère supérieure d’un véritable couvent de nonnes tueuses, Yoshimi du Christ dévoile la passion de Ishii pour les créatures hybrides, males ou femelles, croisements d’hommes de plantes et d’animaux comme dans Horrors of Malformed Men, femmes-chats, ou yakuzas aux tatouages de pivoines et de camélias.  Le monde de Teruo Ishii est une scène de théâtre décadent, souvent stylisée, aux éclairages bariolés, et aux acteurs toujours fardés. Ces poupées sanglantes, qu’elles soient des prostituées en kimono écarlates, des aliénées rejouant Une page folle de Teinosuke Kinugasa ou des gangsters aux visages striés de cicatrices, rappellent les démons de Shuji  Terayama, et font de Teruo Ishii un poète fin de siècle au cœur du cinéma d’exploitation japonais.  



vendredi 2 août 2019

Les Musiciens de Gion et le crépuscule des geishas


Il y a deux geishas dans Les Musiciens de Gion (Gion bayashi, 1953) de Mizoguchi : la plus âgée, Miyoharu (Michiyo Kogure), symbolise l’« avant » et la jeune Eiko (Ayako Wakao) l’« après ». Il s’agit de l’avant et de l’après-guerre mais plus généralement du monde traditionnel et du monde moderne. Ce Japon contemporain est celui de la constitution, des hommes d’affaires, des industriels et des contrats. 
Que deviennent alors les geishas, ces femmes censées représenter l’apogée de la beauté japonaise ? Elles ne disparaîtront pas mais serviront de monnaie d’échanges entre les hommes de la nouvelle société. La patronne de la maison de geisha, qui n’est rien d’autre qu’une maquerelle affiliée aux hommes de pouvoir, prête de l’argent à Miyoharu pour que celle-ci achète une parure luxueuse à sa protégée Eiko lors de son intronisation comme geisha. L’endettement a pour but de pousser Miyoharu dans le lit d’un homme d’affaire et permettre la signature d’un contrat juteux. La geisha, sous une forme dénaturée, entre dans l’économie du capitalisme japonais en devenir. Le système hiérarchique traditionnel séparant les femmes de l’art et celles vouées au plaisir des hommes n’est plus qu’une fiction et la geisha se confond désormais avec la prostituée.
Cette dégradation est signifiée par l’un des plans les plus violents de Mizoguchi. Dans une chambre d’hôtel de Tokyo, un haut fonctionnaire se jette sur Eiko pour la violer. La jeune fille tombe et un panoramique la rattrape à travers l’ouverture de la cloison semblant fermée par des barreaux. 
La geisha, parée, coiffée et maquillée, est jetée au sol, recadrée comme simple objet de plaisir à prendre et emprisonnée. Eiko mordra pourtant l’homme jusqu’au sang, lui arrachant presque la lèvre. 
La geisha de l’« après » se montre ainsi la plus rebelle, prête à combattre pour défendre son statut, tandis que  Miyoharu capitule.
Le film s’achève sur un statuquo : Miyoharu, ravalée au rang de courtisane, continuera à se faire entretenir par cet homme qu’elle n’aime pas, et sans doute par d’autres, permettant à sa cadette d’incarner la pure geisha. Mais Eiko n’est qu’une poupée, une publicité nécessaire aux superstructures se réclamant du Japon traditionnel. 

Mizoguchi n’avait cependant jamais été dupe de ce mensonge et du destin de prostituée de la geisha. Dès 1936, il achevait Les Sœurs de Gion par les sanglots d’Isuzu Yamada : « Pourquoi faut-il qu'on nous fasse tant souffrir ? Pourquoi faut-il qu'il existe une profession comme celle de geisha ? Pourquoi faut-il que ça existe ? Tout ça, c'est une grossière erreur ! Ça ne devrait pas exister ! Vraiment, ça ne devrait pas exister. »

samedi 27 juillet 2019

Le monde de Rina Yoshioka (吉岡里奈の世界)


Il y a deux ans, je dénichais à Taco-ché, la célèbre boutique underground de Nakano Broadway (Tokyo), un petit fascicule nommé Eat it. Il s’agissait d’un malicieux mélange de gouaches, inspirées par les affiches de cinéma et les magazines des années 70, et de plats japonais très courants comme les ramen, le curry ou les sushis. Le résultat était drôle et sexy. Je reconnaissais quelques clichés célèbres de Meiko Kaji ou Reiko Ike mais les visages étaient légèrement modifiés : toutes ces femmes avaient un air de famille. 
La créatrice de cet étrange livret de gastronomie pink se nomme Rina Yoshioka et son concept « Le monde de Naomi ». C’est une fantaisie sur l’ère Showa et les années 60 et 70 qui sont considérées comme son zénith et dont l’un des prénoms les plus populaires était Naomi, comme celui de la chanteuse Naomi Chiaki ou de l’actrice SM Naomi Tani. Qu'elle soit yakuza, femme au foyer, mama-san, hôtesse, office lady ou paysanne, Naomi est l’unique héroïne de ses peintures, version ultra pop et ironique des bijin, ces « belles personnes » des estampes de l’ère Edo.

C’est comme si la peintre évoquait l’ère Showa, qu’elle est un peu trop jeune pour avoir connue, à travers ses artefacts pop, parmi lesquels les films tiennent une place importante.  Rina est diplômée de cinéma et de photographie, ce qui explique sans doute la dimension narrative de sa peinture et sa connaissance des codes visuels des affiches et photos d’exploitation. Mais ce n’est pas tout : Naomi se retrouve sur des couvertures de magazines, des programmes télévisés, des pochettes de 33t, d’anciens mangas et des affiches de misemono (spectacles forains) en charmeuse de serpent. Elle appartient à ce monde de papier qui dégorge des boutiques de livres et de revues d’occasion de Jimbocho, le quartier des bouquinistes de Tokyo.  Souvenirs d’une époque bariolée, hédoniste, mais aussi rêveuse et mélancolique. 
Dans le monde de Naomi, on trouve des garçons aux chemises multicolores, les cheveux en banane comme les chanteurs Tatsuya Watari et Akira Kobayashi, mais le plus souvent ce sont des quinquagénaires chauves et ventripotents qui poursuivent l’héroïne de leurs assiduités, la soumettent à d’odieux chantages, s’ils ne la ligotent pas comme dans les récits érotiques d’Oniroku Dan. Une peinture est des plus intrigantes : Naomi, version femme au foyer, est assise sur le carrelage de sa cuisine, le chemisier légèrement déboutonné, et son panier à provision renversé, des courgettes et des concombres jonchant le sol. Par la fenêtre, derrière elle, un homme l’observe. Naomi, es-tu la Justine ou la Juliette de l’ère Showa ? Es-tu une housewife perverse ou une innocente prostituée ? « Je veux juste peindre des femmes avec une vie intéressante » répond Rina Yoshioka.

Une interview en anglais de Rina Yoshioka ici

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