Nagisa Oshima fut l’un des cinéastes les plus célèbres de son temps mais paradoxalement un des plus insaisissables, la majeure partie de son œuvre, élaborée dans le feu des années 60, étant tout simplement invisible en France. « Rites d’amour et de mort » pourrait être le sous-titre de la totalité de l’œuvre de Nagisa Oshima. Dans la plupart de ses films, les rituels et cérémonies permettent au Japon de regarder son passé maudit : celui de l’Empire, de l’endoctrinement, des suicides rituels, et des clans sanguinaires. Dans d’autres, l’amour fou, l’érotisme et l’art ont le pouvoir de conjurer le mal historique et parfois d’affronter la mort elle-même.
Nuit
et brouillard du Japon (1960)
Avec Nuit et brouillard du Japon, Oshima met en scène sa première grande cérémonie : le mariage de jeunes militants de gauche dans une ténébreuse maison bourgeoise. Si le titre rend hommage à Resnais, la demeure lugubre et baroque, devenant un labyrinthe temporel, anticipe Marienbad. Que s’est-il passé l’année dernière à Tokyo, pendant les grandes manifestations contre le traité de sécurité nippo-américain ? Qu’est devenu le supposé « espion » séquestré dans la cité universitaire ? Le mariage apparaît alors comme un pacte de silence entre les jeunes militants et les dirigeants communistes embourgeoisés. Conscient que la Shochiku avait une conception folklorique d’une Nouvelle vague mettant en scène des jeunes rebelles sur fond de jazz, Oshima fait preuve d’un formalisme presque suicidaire. Au cours des 43 scènes en 43 plans qui composent le film, il plonge le décor dans les ténèbres, isole ses personnages dans une lueur spectrale, et enchaîne en continuité le présent et le passé. Oshima emprunte à Nobuo Nakagawa, maître du fantastique des années 50 (Histoire de fantômes japonais, L’Enfer), ses expérimentations lumineuses, les trucages à vue du Kabuki et un existentialisme sans espoir. Car il s’agit bien d’un film de fantôme : à l’intérieur même du parti, lorsque les leaders envoient les jeunes militants affronter la police, reviennent les spectres des généraux de l’empire.
Avec cette véritable machine de guerre,
Oshima brisa un autre mariage hypocrite, celui de la jeune garde avec les
grandes compagnies. Après que la Shochiku ait sabordé la sortie du film, les
cinéastes choisirent l’indépendance et donnèrent réellement naissance à la véritable nouvelle vague japonaise.
La
Pendaison (1968)
« Vous qui êtes favorables à la peine de mort, avez-vous déjà vus une chambre d’exécutions ? », demande Oshima en ouverture du film. Un plan aérien au-dessus de la prison dévoile le bâtiment et sa forme qui rappelle un modeste pavillon de banlieue fait déjà froid dans le dos. Ainsi l’endroit où le jeune Coréen va être exécuté est le lieu par excellence de la famille japonaise moderne, comme si c’était dans ce cadre domestique qu’un exorcisme devait alors lieu, comme s’il fallait chasser le fantôme honteux de l’ère coloniale. Désigné par sa seule initiale, R. est coupable d’avoir assassiné puis violé une lycéenne. La première pendaison rate et le rend amnésique. Pour lui faire retrouver la mémoire et achever l’exécution, les témoins (prêtre, médecin, directeur) vont alors rejouer sa vie de famille et son acte meurtrier. On a cité Brecht, mais c’est davantage Buñuel qu’Oshima rappelle dans ces répétitions déréglées et ces lieux que le refoulé historique vient clôturer. R., soudain absent de lui-même, de ses actes et de son identité, laisse les témoins face à leur propre image de la Corée.
L’ange exterminateur les emprisonne dans leur propre fiction judiciaire. Pour quitter le pavillon-prison, les japonais doivent fabriquer un Coréen chimérique et le mettre à mort. La Pendaison pourrait également s’appeler « Exécution rituelle du Coréen ». Pour Oshima, il est primordial de faire entrer à l’intérieur du cinéma japonais cette Corée introuvable, par exemple, dans le cinéma d’Ozu ou Mizoguchi. Ce sera le sens d’une scène du Retour des trois soulards, tourné la même année, où des étudiants demandent aux usagers de la gare de Shinjuku : « êtes-vous Japonais ? » Tous répondent « Non. Je suis Coréen », et malicieusement Oshima se glisse parmi eux.
Au cours de cette performance destinée à combattre
le déni et l’aveuglement historique, le premier Coréen à apparaître est Yu
Do-yun, l’acteur de La Pendaison.
Journal
d’un voleur de Shinjuku (1968)
En se déshabillant en plein soleil devant la gare de Shinjuku, le metteur de scène de théâtre Juro Kara fait ressurgir, au cœur du Japon moderne, toute la sensualité violente et désordonnée d’Edo. A ce Japon soumis à l’ami américain, à qui on fait miroiter les plaisirs du capitalisme, Oshima oppose le romantisme de la jeunesse et le souffle révolutionnaire de l’art. En rebaptisant pour une chanson folk Shinjuku « Ali Baba, la cité des mystères », Kara fait planer une atmosphère sensuelle et orientale sur ce quartier de Tokyo alors peuplé de jeunes « futen » (vagabonds).
La caverne aux
trésors était alors Kinokuniya, librairie où les étudiants chapardaient les
œuvres de Bataille, Sade et Genet sous l’œil protecteur du directeur lui-même. Parmi
les voleurs, l’élégant Birdey Hilltop (le peintre pop Tadanori Yokoo) qui tombe
amoureux de la vendeuse Umeko. Incapables de passer à l’acte sexuellement et
politiquement, les deux amants sont typiques de cette jeunesse « bloquée »
que l’on rencontre aussi dans les films de Wakamatsu.
Pour atteindre l’orgasme et passer du dandysme à la révolution, il faut un exorcisme. Celui-ci aura lieu dans la tente rouge de la compagnie de Kara, dans les jardins du temple Hanazono. En un des gestes les plus énigmatiques du cinéma d’Oshima, Umeko trempe le doigt dans le sang de ses règles et barre son ventre d’un trait. Elle théâtralise ces rituels japonais morbides que sont le double suicide amoureux et le seppuku mais le geste peut aussi s’interpréter comme une réappropriation de son sang et de sa chair. Birdey passe lui aussi son doigt sur la blessure symbolique avant de faire l’amour avec elle.
Lorsqu’Umeko atteint l’orgasme le quartier s’embrase et les
étudiants prennent d’assaut un commissariat proche de la gare de Shinjuku. L’objectif des émeutiers, lors
de ce que l’on appelé la « guerre de Tokyo », était d’empêcher les
trains d’acheminer des armes vers Okinawa, alors base de l’armée américaine. La
passion mystique de Umeko et Birdey, en opposition à la guerre du Vietnam, annonce
celle des amoureux fous de L’Empire des sens.
Il
est mort après la guerre (1970)
La guerre de Tokyo a finalement été
perdue et le film est son testament. Dans cette version désenchantée du Journal d’un voleur de Shinjuku, la
grâce des amants s’est évaporée et la jeunesse est à nouveau engluée dans
l’échec. Avec son héros qui, en une boucle fatale, se poursuit lui-même
et visionne le film de son suicide, Oshima expérimente une structure proche de La Jetée et Mullholand Drive. Le jeune cinéaste politique, tourne en rond dans une cérémonie étrange qui est
celle de sa vie passée.
S’il y a des fantômes et une malédiction dans Il est mort après la guerre, ce sont surtout ceux de la jeunesse révolutionnaire, qui dix ans après Nuit et brouillard du Japon, reste prisonnière de discussions politiques stérile. La faillite sexuelle et révolutionnaire s’accompagne également d’une incapacité artistique, le héros échouant à filmer les émeutes. On mesure pourtant la liberté formelle atteinte par Oshima en ce début des années 70. A la froideur des procédés brechtiens, parfois trop conscients d’eux-mêmes, s’est substituée une forme erratique et rêveuse. Ignorant qu’il visionne le film de sa mort, l’étudiant en collecte les lieux et finit par se retrouver dans la maison de ses propres parents. Le dernier plan de paysage du film n’étant autre que la vue depuis la fenêtre de sa chambre d’enfant, il comprend avec amertume qu’il s’agissait de sa propre mort. Au fond s’il avait pu à ce point oublier jusqu’à son suicide, c’est d’abord parce que jamais il ne s’était vraiment incarné dans la vie.
En une scène magnifique, une
des plus belles du cinéma d’Oshima, la jeune fille se caresse sous ses yeux, alors
que, sur son corps nu, sont projetées des images de la ville. Le garçon la
regarde, sans doute la désire-t-il, mais il ne la rejoint pas.
Le
Petit garçon (1969)
Avec son visage rond, son uniforme et
sa casquette jaune, le petit garçon – dont la seule identité est « Boy »
– semble sortir de Bonjour d’Ozu.
Oshima reproduit également les cadrages d’Ozu comme si celui-ci avait figé une
fois pour toutes la représentation de la famille japonaise. Ici, pas de doux
vieillard ou de gamins frondeurs, mais des parents monstrueux exerçant un
atroce pouvoir cannibale. Ses parents obligent Boy à se jeter contre les
voitures pour rançonner les conducteurs. Le père, qui a mis au point cette
escroquerie, prétexte une blessure de guerre qui l’empêche de travailler. Au
cours des faux accidents, cette blessure, dont on ne saura jamais
l’authenticité, est symboliquement reportée sur le corps de l’enfant transformé
en petit kamikaze. Le père se rembourse alors, grâce au corps supplicié du
petit garçon, de ce qu’il estime lui être dû par la société pour ses années de
guerre. Comme les aviateurs de l’empire,
Boy se projette vers le néant au cours d’un martyr cent fois répété, devenant
une cérémonie familiale pervertie. A cette situation de pure terreur où
s’exerce le droit du plus fort, Oshima donne des tours d’écrous supplémentaires.
Ainsi, pour financer un avortement, la mère (en fait la belle-mère) pousse Boy
à multiplier les accidents, entraînant encore l’enfant dans une économie de la
mort. L’avortement lui-même se révèlera un mensonge, comme si le néant était à
son tour avalé par le néant.
La casquette jaune par sa couleur
naïve, est ce qui rattache, pendant une brève période, Boy à l’enfance. Peu à
peu, le film glisse vers le monochrome, et s’estompera encore lors de l’ultime
voyage de la famille dans le nord de l’Archipel. Perdue dans la neige, c’est
une famille de fantômes qui erre d’une auberge à l’autre. Le petit garçon est
l’un des chefs-d’œuvre du cinéma des années 60 et un film à part dans la
carrière d’Oshima. Son intellectualisme parfois hautain et son rejet de
l’humanisme s’évanouissent lorsqu’il filme Boy regardant la mer avec une
insondable tristesse.
La
Cérémonie (1971)
L’enfant vient rendre hommage à son
grand-père, chef d’une famille de hauts fonctionnaires. De chaque côté du
patriarche, sont alignés les fils, belles-filles et petits enfants. Cette composition,
nous la connaissons pour l’avoir vue dans Hara-Kiri
de Kobayashi et les Combats sans code
d’honneur de Fukasaku : elle est celle des cérémonies de clans samouraï
et yakuza, l’image même de la violence patriarcale.
Le chef interprété par le génial Kei Sato, devenu une sorte de momie calcaire, représente toutes les dominations : politique, financières et sexuelle. Mariages ou funérailles, les cérémonies qui balisent le film n’ont qu’un but : permettre au Japon de se nourrir de sa propre fiction et rejouer le rêve, pas encore dissipé, d’un empire. A ces cérémonies s’articule à un autre rituel, secret et primitif, s’exerçant sur le corps des femmes. S’estimant être l’unique dépositaire de la pureté de la race, le chef viole ses belles-filles pour assurer sa descendance.
L’enfant a grandi et prépare son mariage. Cette cérémonie-là, pourtant, risque d’être avortée : la mariée, terrifiée par le clan s’est enfuie. Pour ne pas perdre la face devant les invités, le patriarche ordonne que le mariage se déroule malgré tout. Que voit-on alors ? Les plus tristes noces du monde, un marié solitaire et des convives silencieux qui n’osent pas tourner les yeux vers lui. Lorsque la pureté « japonaise » de la mariée fantôme est vantée, Oshima dévoile ironiquement le mensonge fondateur de cette aristocratie japonaise. Les derniers héritiers du patriarche choisiront de mettre fin à cette lignée maudite, déjà en état de décomposition avancé. Le suicide du couple tragique, probablement frères et sœurs, est la contre-cérémonie définitive, celle qui renvoie au néant toutes les autres. Oshima avouera avoir tourné la fin du film sous le choc de la mort de Mishima, ce suicide spectaculaire qui mit un terme aux années soixante.