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mercredi 17 octobre 2018

La voie oblique




Les livres de voyage c’est une grande affaire. Je me suis toujours refusé d’emmener des livres japonais au Japon. Pourquoi lire sur le Japon alors que le Japon est tout autour de moi ? Les deux tomes du Meurtre du Commandeur d’Haruki Murakami m’attendront donc à mon retour. Il vaut mieux, suivant la mystique qui m’est propre, emprunter une voie oblique. J’ai retenu trois livres : un que je n’ai pas lu et deux livres de survie. Par commodité, ce seront bien sûr des livres de poche. Celui dont j’ignore tout est La Marge d'André Pieyre de Mandiargues. D’après la quatrième de couverture, il m’a l’air assez éloigné de l’adaptation de Walerian Borowczyk et parle d’une dissolution et d’une renaissance dans un quartier de bars et de prostitution. Non pas à Shinjuku mais à Barcelone mais Mandiargues est un écrivain japonisant, et qui sait où l’on peut aboutir par la voie oblique ?

Un livre est un objet magique qui peut permettre de forcer le hasard et d’ouvrir des portes invisibles. Il y a bien un bar à Shinjuku qui se nomme "Hécate", d’après un film oublié de Daniel Schmid, adapté d’un étrange roman de Paul Morand se déroulant à Tanger. Sans la connaissance de ces deux œuvres, aurais-je remarqué cette petite plaque en bois, parmi les centaines d’autres du quartier ? J’y rencontrais une femme chat en kimono qui m’expliquait que son mari, le propriétaire maintenant décédé, avait adoré ce film. L’année suivante elle n’était déjà plus là et personne ne savait pourquoi le bar se nommait ainsi. Un jour, le Bar Hécate aura changé de nom mais la maîtresse de la nuit, la déesse des chiens, hantera encore les lieux.

Peut-être y a-t-il à à Tanger un autre Bar Hécate permettant de passer clandestinement entre les deux pays ? Et ce chant qui court entre les ruelles n’est-ce pas Nessun dorma, l’air de Turandot qui donne son nom à un autre bar ? Personne ne dort mais à l’aube la princesse de glace a déjà disparu et il faudra attendre une autre nuit pour espérer encore en son amour. Personne ne dort, c’est le territoire des vigilambule, ceux qui entrent, les yeux grands ouverts dans cette marge entre le crépuscule et l’aube.

L’Amour fou d’André Breton est un livre que l’on n’a jamais lu, qui n’a jamais été écrit ni publié mais dont on tente d’assembler les fragments qui nous parviennent par liaisons libres, automatisme, vases communicants, phrases attrapées, rêvées, murmurées. Dans un bar, au terme d’une nuit étrange,  une jeune fille m’a dit à l'oreille : « Tu as trouvé l’endroit que tu cherchais depuis toujours. » Elle m’a fait plusieurs présents mais cette phrase je l’ai conservée comme une pierre précieuse. C’était une de ces « femmes sans ombre » qui apparaissent vers trois heures du matin et qui n’ont que peu de temps pour délivrer leur message à un salaryman ivre, une hôtesse de club mélancolique ou un voyageur.



Une phrase peut être la clé qui ouvre l’Entrée des fantômes, comme celle que lance Raúl Ruiz à Jean-Jacques Schuhl dans le restaurant chinois de Davé : « Je te propose de jouer le rôle du chirurgien dans Les Mains d'Orlac. » On rêverait de se promener avec Schuhl dans Shinjuku la nuit et, suivant les traces rose poussière laissées par les travestis, trouver dans une ruelle le fantôme du restaurant, désormais fermé, de la rue Richelieu, avec peut-être cet aquarium dont les reflets verdâtres transforment les clients en spectres mais surtout, encadrés et accrochés au mur, les polaroïds des visages familiers de mille et mille amis disparus. Car chacun, à Tokyo, peut trouver l’endroit qu’il cherche depuis toujours.

La Marge, L’Amour fou et Entrée des fantômes, sont les trois livres que j’emporte à Tokyo cet automne. 




dimanche 4 décembre 2016

Les cafés de Chiiko Ayasaki

J’ai rencontré Chiiko en 2010 alors qu’elle servait au Café Ranpo à Yanaka (voir ici). J’avais été intrigué par ses dessins érotiques très personnels prenant comme cadre le café lui-même (voir la première illustration). Nous sommes restés en contact et nous nous sommes revus en octobre à l’occasion de la projection des films de Bertrand Mandico à l’Institut français de Tokyo. Cet érotisme des matières, à la fois luxuriant, dérangeant et drôle ne pouvait que lui plaire. 
Chez Chiiko, les filles, qui lui ressemblent,  mènent une obscure vie organique dans des cafés et restaurants vétustes. Ce sont les nymphes, ivres et repues, de la poussière, des comptoirs usés, des poêles noircies et de la vaisselle ébréchée.  Mais ces serveuses de café n’attendent pas d’être mangées comme le chantait Brigitte Fontaine, ce sont elles qui vont vous dévorer.
En cadeau, elle m’a donné des cartes postales et des flyers. Les voici.

Le site de Chiiko
http://www.ayasakingyo.com/

vendredi 25 novembre 2016

Sorcellerie de Shinjuku


Dans les rues de Kabukicho, dans les ruelles de Golden Gai, sur les trottoirs de Shinjuku Dori, à Nichome, au Cambiare, au Perla, au Bar Honey, devant les enseignes des clubs érotiques, devant le grand cinéma Toho, avec Natsuco, Ikuko, Ami, Bertrand Mandico et la collégienne deux fois croisée et avec l’homme tigre de Golden Gai.

dimanche 20 novembre 2016

Golden Gai is the Space


Takashi Kurashi, que je rencontrais au Bar Buster, est cinéaste. Je m’en doutais puisque depuis une dizaine de minutes j’étais troublé par sa ressemblance frappante avec Lav Diaz, le réalisateur philippin. Mais lui, ce ne sont pas les grandes fresques telluriques qui le passionnent mais des films expérimentaux en macro où il voit l’accès à un autre monde. « 2001 l’odyssée de l’espace est mon film favori, m’a-t-il dit ce soir-là. J’aimerai être le Kubrick japonais. Vous savez : Golden Gai est l’espace. »  C’était encore plus beau prononcé en anglais par un cinéaste psychédélique japonais : « Golden Gai is the space ». Comme David Bowman, Takashi Kurashi, sans doute cherche-t-il à atteindre le bout du cosmos, qui toujours se dérobe lorsque l’aube bleutée signe la reprise des affaires courantes à Shinjuku. Il faudrait passer par un interstice infime d’espace et de temps, à la lisière de l'aube, pour disparaître dans la vie parallèle.
Lost in time and lost in space.
Mami-chan, la jeune patronne, préfère quant à elle Lolita de Kubrick. Son bar, qui a brûlé en avril dernier, a été reconstruit à l’identique. Le Buster est un bar rock où elle fait partager sa passion pour les Girl’s band, américains comme les Runaways ou japonais comme Shonen Knife et The Portugal Japan.  Aux bars « showa », surchargés d’affiches, de flyers et de photographies de Terayama, elle a choisi la sobriété : une simple couleur rouge qui recouvre tous les murs. Couleur intense qui capture un peu de cet espace infini. Sur la photo, Mami-chan a de faux-airs de Juliet Berto, nouvel indice pour moi de la résonnance des pas entre les piétons de Paris et ceux de Tokyo.

Nous ne sommes qu’aux portes de la vie parallèle. 


samedi 19 novembre 2016

Photographier Golden Gai


Je ne suis pas un photographe et à vrai dire je n’y connais pas grand-chose. Pourtant, j’ai ressenti le besoin de photographier Golden Gai. C’était une façon d’entrer dans ce territoire qui me fascinait et une façon de le regarder et puis qui sait peut-être un jour le voir. Sur les conseils d’un ami, j’optais pour un Canon 1100 d’occasion et je troquais l’objectif pour un 50mm. Ma première série de photos date d’octobre 2015. Très vite j’ai compris que je voulais adopter le point de vue d’un voyageur arpentant Golden Gai et jetant un coup d’oeil à travers les fenêtres et les rideaux en plastiques des portes. Cette méthode m’offrait des reflets, des couleurs et la transparence usée du plastique et des vitres. Je retrouvais souvent ce « doré » qui désigne le quartier. Cet estompage me parlait aussi du temps et de mes chers fantômes. J’ai à nouveau photographié les ruelles en aout et octobre 2016. J’ai vu la rue sinistrée par l’incendie d’avril se relever littéralement de ses cendres quelques mois plus tard, reconstituée, propre et scintillante, comme si tout avait été pardonné. Mais quelque chose s’était bien passé. Pour la première fois, dans ce cycle ininterrompu de nuits, Golden Gai avait fait l’expérience de sa disparition.
Et moi, qu’avais-je appris et que me restait-il à apprendre ?
Un soir, un Japonais qui était dans la même réflexion que moi me confia quelle était sa vision de Golden Gai.

Je n’aurai pas pu l’exprimer mieux. Ce sera le sujet d’un prochain billet.