dimanche 28 décembre 2025

Tokyo, mars 2025 : fantômes d’une exposition fantôme



Avant de passer à 2026, il est temps de régler son compte à cette année maudite. 

Jadis les choses se dégradaient plus au moins lentement ; maintenant, avec l’effrayante rapidité de notre époque, elles disparaissent purement et simplement. J’en ai fait l’expérience avec une expo sur laquelle je travaillais depuis plus de deux ans et qui, en juillet, trois mois avant son ouverture a été annulée par son commanditaire, la structure en charge du Grand Plais Immersif. 

Il s’agissait d’une nouvelle exposition sur les fantômes d’Asie qui cette fois aurait été composée de projections, de théâtres d’ombres, dans des couloirs de métro hantés et de maisons d’Edo. Le but était de créer une attraction de maison hantée terrifiante et poétique. La raison de l’annulation : les images étaient, parait-il, trop effrayantes pour un public familial et d’enfants. En quoi bien sûr une exposition sur les fantômes asiatiques devrait ne pas être effrayante et destinée à des enfants ? Je vous laisse juge. Une réflexion quand même : certaines puissances financières au lieu de s’investir dans la création, et de prendre des risques, préfèrent détruire des projets sur lesquels une dizaine d’artistes étaient en train de travailler.

Parmi ces images il y avait celles tournées à Tokyo en mars avec Charles Carcopino et Constant Voisin. Il n’en reste que les photos que j’ai prises. Quant aux films je ne sais pas ce qu’il en est advenu, et j’en ferai encore des cauchemars pendant longtemps. Nous avions tourné avec le Dairakudakan, la mythique troupe de danse butô d’Akaji Maro. Il reste ces photos mais aussi mes souvenirs de moments exceptionnels : voir les fantômes que j’avais imaginé prendre vie grâce aux géniaux danseurs du Dairakudakan. Ce fut une semaine de transe où dans le studio de Maro, nos journées ressemblaient à des séances de spiritismes. 

Laissez-moi vous présenter nos fantômes. 

Oiwa, la star des fantômes classiques 

Oiwa est interprété par Yang Jongye et maquillée par Maria Colarossi qui a parfaitement recréée la défiguration d'Oiwa, rendue folle par son mari, Iemon le samouraï cruel. 



Tomoko Miura, la collégienne spectrale du métro


Interprète : Yuka

Tomoko n’est pas rentrée chez elle après les cours, et jamais plus sa famille n'a entendu parler d'elle. Elle apparaît parfois à l’heure du dernier métro, dans les stations les plus désertes de la banlieue de Tokyo, demandant son chemin aux usagers.


Rei Takahashi, le fantôme de l'institutrice

Interprète : Takakuwa Akiko

Alors qu’elle quittait l’école où elle enseigne, Rei Takahashi a été assassinée. Stalker ? Vengeance ? Meurtre sans mobile ? L’affaire n’a pas été résolue. Plusieurs élèves ont déclaré avoir vu mademoiselle Takahashi errer en pleurant dans les couloirs de l’école.





Koji Tanaka, l'esprit vengeur du salaryman

Interprète Oda Naoya

Koji Tanaka est mort à son travail (karoshi), d’une crise cardiaque. Depuis il apparaît dans l’immeuble où habitaient sa femme et ses enfants. On suppose qu’il cherche à rentrer chez lui.




Akaji Maro

Et bien sûr Maro lui-même personnifiant les spectres des kaidan de l’ère Edo, ces terrifiantes histoires surnaturelles rapportées par Lafcadio Hearn.







Après les tournages, bien sûr les fantômes, démaquillés, se retrouvaient dans les restos et les petits bars de Golden gai.













La disparition de Golden Gai


Qu’en était-il d’ailleurs de Golden Gai, l’un de mes endroits préférés au monde, et mon inspiration depuis de nombreuses années ? Le moins qu’on puisse dire est que le quartier filait un mauvais coton. Bien sûr peu à peu, au fil de mes séjours, la ville fantôme était devenue un lieu touristique mais cette année pour la première fois, je voyais des guides avec leur petit fanion se déplacer dans les ruelles, entourés de grappes de voyageurs dégainant leur iPhone devant les fenêtres des bars du rez-de-chaussée, comme s’ils étaient au zoo. Certains jeunes serveur en rajoutait par ailleurs dans la connerie, balançant de la musique débile pour faire consommer toute la nuit des Américains ou Australiens. Certes, les mama-san, dont le quotidien est précaire faisaient leur chiffre d’affaires mais jamais elles ne m’ont semblé si fatiguées et sans entrain. Je prenais des verres avec quelques amis, dont la délicieuse fan de manga d’horreur Chiemi, mais je désespérais de retrouver mon Golden Gai ténébreux.


Jusqu’au moment où par hasard, je tirais le rideau d’un bar sombre et lugubre où je pense n’être jamais entré. Un seul usager, et de petite bougies posées sur le comptoir. Quelques touristes passaient leur tête sous le rideau mais décampaient prestement. La serveuse était une belle jeune fille aux longs cheveux noirs, excessivement pâle. Pas de R’N’B comme dans les bars pour jeunes mais un envoûtant morceau de piano. Je demandais de quoi il s’agissait. « Morisu Rabelu » me répondit le joli spectre. Comprendre « Maurice Ravel ». Et soudain ses yeux se révulsèrent et elle fut saisie de tremblement comme si la musique la traversait.  Même si ce bar, comme tous les autres, ne faisait que quelques mètres carrés, il conservait l’ambiance unique de Golden Gai, tout comme l’éternelle photo d’Asakawa Maki, usée par la pluie, sur la porte de l’Utamaro. 



jeudi 25 décembre 2025

Theater of Life (1963) de Tadashi Sawashima



« Theater of Life » n’est pas un film sur le théâtre japonais, à moins que l’on considère le monde des yakuzas comme un théâtre, avec ces acteurs prisonniers des codes et des rituels : les présentations lyriques, les échanges de coupes de saké pour sceller une amitié, le respect absolu des chefs, les tatouages dévoilés avant le combat final, la mutilation du petit doigt pour laver un affront. Evidemment, tout cela est motivé par le fameux code d’honneur, d’inspiration confucéenne, poussant à des extrémités absurdes, comme cette règle voulant que si l’on est hébergé, ne serait-ce que pour une nuit, par un clan, on soit près à mourir pour lui. 

Il y a donc la vie, celle que vous et moi menons, et le "théâtre", le monde  des yakuzas où sont exacerbés, mais de façon stylisée, les conflits moraux. Le titre de la longue saga de Shiro Ozaki, dont seul le chapitre concernant le yakuza Hishakaku est adapté, renvoie probablement à Shakespeare et à la fameuse réplique de Comme il vous plaira:  "Le monde est un un théâtre et les hommes n'en sont que les acteurs."   

La tragédie de ces hommes est de s’être enfermés volontairement dans des structures aliénantes qui ne leur procurent que de la souffrance. Nulle transcendance chez les yakuzas ; à peine peuvent-ils murmurer comme Ken Takakura « enfin je suis devenu un homme », alors qu’ils agonisent à l'issue d'un combat sacrificiel.  C’est pourquoi les films de yakuzas nous fascinent, car, comme le disait Chris Marker dans « Sans Soleil », même la douleur chez eux est ornée. Dans « Le Théâtre de la vie », qu’est-ce qui fait se fendiller cet univers à la masculinité crispée ? La femme bien sûr et l’amour. 


Hishakaku (Koji Tsuruta), séparé de sa compagne Otoyo (Yoshiko Sakuma) après plusieurs années de prison, ira la chercher jusqu’en Mandchourie. Durant son périple, il connaîtra l’amitié, la trahison et le pardon, fondera une famille, et deviendra lui-même chef de clan... Une vie écartelée entre l’honneur et les sentiments. Jamais dans un film d’action américain, un film noir ou un western on ne verra autant d’hommes pleurer. Car les yakuzas sont des sentimentaux, comme la « enka », ce déchirant blues japonais qui accompagne leurs sacrifices (ici par le grand chanteur Hideo Murata, également acteur dans le film). Et le public pleurait avec eux, composé d’étudiants engagés prêts à aller affronter les policiers, de salarymen du miracle économique, eux-mêmes dévoués à leurs chefs et s’épuisant pour eux. 

Parmi les spectateurs, des yakuzas venaient se resourcer à ce fameux « ninkyo », le code d’honneur chevaleresque, nostalgiques d’une époque valeureuse qui n’était pourtant qu’un songe. Car les yakuza-eiga ne sont que des fictions, des contes, de la propagande, commandés directement aux studios par des crapules parant de romantisme leurs exactions reposant sur la violence, l’extorsion et l’intimidation. Il est fort à parier que jamais un personnage de yakuza chevaleresque comme Hishakaku ait jamais existé. Selon le réalisateur Teruo Ishii, Noburo Ando, gangster devenu comédien, lui aurait déclaré à propos du modèle d’Hishakaku qu’il était « en fait un véritable salaud.»


Tadashi Sawashima pour ce premier film qui allait lancer la vague du ninkyo-eiga (plus de 200 films produits par la seule Toei) dote le genre d’une esthétique amoureusement conçue par les artisans du studio. Les petits quartiers ténébreux de Tokyo, à la fois urbains et campagnards, éclairés par la lune, ou les lanternes rouges des bordels. Ce monde en clair-obscur est par définition celui des yakuzas, à la lisière du crime et de la légalité. 

Le soin accordé aux décors et à l’« atmosphère » nous rappelle le réalisme poétique des années 30 de Marcel Carné et Grémillon, et l’on pourrait très bien imaginer Jean Gabin sortant de prison et allant jusqu’à Alger, dans la casbah, pour retrouver Mireille Balin devenue une épave dans un bouge à légionnaires.

On pense aussi à « Casque d’or » de Becker et à la lutte à mort de Manda et Leca pour une belle prostituée, exemple parfait de ninkyo-eiga français qui s’ignore, les apaches remplaçant les yakuzas. Comme dans le ninkyo partageant les bons yakuzas chevaleresque des mauvais, seulement avides d’argent et de puissance, Manda est un cœur pur qui ne croit qu’en l’amour et l’amitié, tandis que Leca est un truand embourgeoisé se donnant des airs « respectable » mais prêt à toutes les traitrises.

Ken Takakura et Koji Tsuruta, les deux piliers du ninkyo-eiga

Les yakuzas cinématographiques sont moins des personnages que des figures morales et esthétiques, comme le souligne leurs flamboyants tatouages. Alors oublions les vais yakuzas qui ne méritent que le mépris, et admirons le jeu magnifiquement stylisé de Ken Takakura, ses yeux toujours humblement baissés, sa voix basse mais chantante de bluesman, et la fureur qui le possède lors des combats, comme si l’encre de ses dessins lui brûlait la peau.

Les deux volets de « Theater of Life » sont édités par Roboto Films et peuvent-être commandés ici



vendredi 10 octobre 2025

L’Ecole de la chair (1965) de Ryô Kinoshita

Une adaptation de 1965 du livre de Mishima, qui lave le cerveau des vagues souvenirs du film risible de Benoit Jacquot, dont l’affiche a longtemps défiguré l’édition Folio. Elle est réalisée par Ryô Kinoshita, cinéaste inconnu (de moi en tous cas – ne pas confondre avec Keisuke) n’ayant apparemment à son actif que trois films pour le cinéma, et pour le reste quelques téléfilms et série. Le roman est respecté à la lettre, décrivant la passion d’une femme à l’approche de la quarantaine pour un garçon de 21 ans. 

L’école de la chair, donc, dont elle sortira à la fin diplômée en ayant repris possession de son désir - mais on ne sait pas si cela signifie une émancipation ou la fin de sa vie amoureuse. Le roman montre en tous cas la faculté de Mishima de projeter, dans des figures féminines, les passions qui sans doute l’animaient, et qui représentaient sa vérité profonde, sans doute plus que son folklore fasciste. 

Le film est une merveille formaliste avec une idée folle par minute : passages sidérant d’une mise en scène classique à la théâtralisation sur fond noir, brusques raréfactions sonores, accélération expérimentales, et surimpressions oniriques. 

Celui qui sans aucun doute a vu L’Ecole de la chair, et en a retenu la stylisation, est Paul Schrader pour son Mishima. 


On n’est pas loin de Masahiro Shinoda, mais curieusement le film est produit par la Toho qui n’était pas à la pointe de la nouvelle vague. Senkichi, le jeune gigolo est interprété par Tsutomu Yamazaki, acteur à la très longue carrière, qu’on a vu mille fois sans forcément l’identifier. Toho oblige, il apparaît dans plusieurs Kurosawa, Entre le ciel et l’enfer par exemple où il est l’un des ravisseurs. Taeko en revanche est incarnée par une des actrices les plus marquantes du cinéma japonais des années 60, Kyoko Kishida avec son visage très singulier, à la fois magnifique, séduisant et effrayant. 

Un visage en tous cas qu’on ne se lasse pas de regarder. Elle est l’épouse bourgeoise de Passion de Masumura, et surtout La Femme des sables d’Hiroshi Teshigahara. C’est elle qui rajoute de la profondeur à cet étourdissant exercice formel. Au fond, sous son apparente faiblesse, elle est toujours une femme insecte, une mante religieuse, qui pourrait bien finir par dévorer le petit macho Senkichi.

Le film respecte à la lettre l’esprit de Mishima (jusque dans les intérieurs bourgeois kitsch), peut-être dans le but d’en faire un de ces « films scandales » des années 60 qui fleurissaient dans le monde entier. Quatre ans avant Les Funérailles des roses, Ryô Kinoshita dépeint les « gay bars » de Tokyo, et des jeunes garçons pouvant aussi bien coucher avec des hommes que des femmes  dans le but de se faire entretenir. Le patron du bar, confident de Taeko, est un « gay boy » angélique annonçant Peter, la queen des Funérailles des roses. Ça aussi permet de chasser le souvenir de Vincent Lindon, grotesque travesti minaudant dans le film de Jacquot. 

Notons pour finir le défilé du couturier parisien "Yves Suger Laurende" car L’Ecole de la chair est aussi une comédie de mœurs, brocardant la bourgeoisie de l’après-guerre et son goût pour le luxe européen. Avoir un jeune amant, comme dans Le Diable au corps de Radiguet, en faisait partie.