Ce billet n'aurait pas été possible sans la traduction vivante et précise de Constant Voisin. Son Instagram ici et les sublimes photos de Vincent Guilbert. Son site ici. Et bien sûr la gentilesse et la disponibilité de Tomeki.
De l’écrivain Nagai Kafu au cinéaste Kenji Mizoguchi, tous vous le diront : côtoyer les femmes de la nuit est un bon moyen pour comprendre une société : ses injustices, ses privilégiés et ses exclus. Un soir au "Sea and Sun", bar excentrique du Golden Gai, j’ai fait la connaissance de la ténébreuse Tomeki. Dans l’atmosphère burlesque du lieu, mélange de cabine de yacht et de film pink, son élégance un peu distante et hors du temps détonnait. Très librement, elle me parla de sa profession : Maîtresse SM. Rien d’étonnant à Shinjuku, où sur le même comptoir, au cœur de la nuit, peuvent se rencontrer un cinéaste, un mangaka, une secrétaire et une hôtesse de club érotique. On peut s’interroger cependant sur le concept même de Maîtresse SM dans un pays où le modèle de la femme au foyer reste dominant, où les chefs d’entreprise restent majoritairement des hommes, et où les politiciens libèrent sans garde-fou une parole sexiste d’un autre âge. Le poids du patriarcat est-il si oppressant qu’il doit s'inverser sous la forme de jeux de rôles ?
Le parcours de Tomeki est une réponse à cette domination sociale. Le récit épique de sa vie a commencé par des violences sexuelles auxquelles sont confrontées les japonaises dès leur plus jeune âge. « Il y a beaucoup de pervers au Japon. La première fois que j’ai eu affaire à ce genre de personne, j’avais quatre ans et j’habitais Osaka. Quand ma mère allait faire les courses, je restais au coin librairie du supermarché. Et un jour j’ai senti qu’on me touchait les fesses, j’ai pensé que c’était ma mère qui me faisait une blague et quand je me suis retournée j’ai vu le pervers typique, avec un grand imper et des lunettes de soleil. Ça m’arrivait pour la première fois et j’ai couru dans les bras de ma mère en pleurant. Plus tard quand j’étais en primaire, un type m’a entraînée dans la cour du jardin d’une maison qui avait l’air abandonnée. Il m’a montré des photos pornographiques de lui-même. Des dizaines et des dizaines de photos, ça n’en finissait pas. Il me parlait sans arrêt en même temps : " C’est ce que font tes parents la nuit, ce n’est pas la même chose que quand tu prends ton bain. C’est un plaisir partagé. " J’en avais la tête qui tournait. Terrifiée, je me suis enfuie. Quand je l’ai raconté à ma mère, elle m’a dit : " Il y a des types comme ça partout, donc il faut faire attention. " J’ai souvent attiré ce genre de personnes, mais je n’aime pas être prise en pitié à cause de ça. J’ai commencé à vouloir prendre ma revanche sur les hommes et leur rendre la monnaie de leur pièce, et c’est ce qui m’a guidé vers le SM. »
Premiers pas dans le métier
« Lycéenne je bossais dans un 7-Eleven, une chaîne de superettes, et j’en discutais avec mon patron. Il m’a proposé de m’accompagner dans un club. Il n’y avait aucune ambigüité entre nous, mais j’en ai parlé à ma mère qui m’a dit : " Tu plaisantes ?! tu veux y aller sans moi. " On y est allé tous les trois et ça a fait sensation parce que les gens avaient l’impression de voir une famille. Tous les types voulaient se faire maîtriser par la mère et la fille. Ils se prosternaient devant nous et nous suppliaient de les humilier. Parmi les Maîtresses, il y avait Miss Dali, qui était très célèbre à Osaka, et qui a nous a appris les ficelles du métier : comment utiliser un fouet, comment utiliser les bougies. Elle nous disait aussi : " Si tu tapes un peu par ici les clients détestent ça, donc si tu as envie de les faire pleurer un bon coup, vas-y. " Bref, toutes les bonnes techniques. Ma mère avait toujours eu envie d’entrer dans le monde du SM. Elle est un peu plus petite que moi, très fine avec une silhouette élancée. On a été instantanément populaires mais ma mère a réalisé qu’elle préférait n’être que spectatrice, et j’ai continuée seule le métier. J’y allais une fois par mois mais quand on a découvert que j’étais mineure, il a fallu officialiser mon statut, et passer de cliente à Maîtresse. »
Une jeune fille de 16 ans et sa mère qui fréquentent les clubs BDSM a tout pour frapper l’imagination. Au Japon, une telle situation n’est sans doute pas banale, mais pas inimaginable non plus, tant ce n’est pas une pratique cachée : les clubs ont pignon sur rue et un soir j’ai vu à Kabukicho, une Maîtresse masquée, toute en latex luisant, parader dans la rue, tenant en laisse un esclave marchant à quatre pattes ; humiliation publique qu’on imagine délicieuse pour le soumis. Le BDSM pourrait être assimilé à une forme d’aristocratie du travail du sexe, s’étendant à d’autres catégories comme la performance et la photo. La pratique traditionnelle du Shibari, cet art des liens, a été abondamment documentée par des artistes de renom tel Araki. Les soirées Department H et Torture Garden sont de véritable " fashion show " pour les créateurs de costumes en latex et vinyle, et les clubs se muent parfois en galeries d’art. A la différence du tout venant du travail du sexe, le BDSM possède une aura de contre-culture. Les romans d’Oniraku Dan, pygmalion de l’actrice Naomi Tani, la reine du bondage des années 70, sont encore très populaires, même si Tomeki critique cette exploitation de la femme soumise. Elle juge qu’elle est faite pour flatter les hommes et n’a rien à voir avec sa propre philosophie fondée sur une suprématie féminine absolue.
Malgré la vocation qu’elle sentait grandir, Tomeki a cependant hésité avant d’entrer franchement dans les " ordres ". D’autres options s’offraient à elle et ce n’est pas par dépit qu’elle est devenue Maîtresse.
« Comme j’étais à l’université Geidai en design graphique, je ne pouvais passer que trois heures par jour dans le bar SM, et ça devenait un job étudiant pas très bien payé. Pour ma grand-mère, qui était très traditionnelle, une femme n’avait pas besoin de faire des études. Elle devait trouver un mari et avoir des enfants. Elle a accepté de me payer deux années de fac, mais pas plus. Ce n’était pas suffisant pour faire ce dont j’avais envie : devenir designer graphique à Shiseido, la société de maquillage. D’un autre côté, je voyais Miss Dali qui avait sa horde de fans, et j’avais envie de cette notoriété. J’avais aussi commencé à prendre des cours d’art dramatique. Je ne savais pas si mon cœur penchait vers le théâtre ou le SM. La compagnie a décidé de bouger d’Osaka à Tokyo, et j’ai suivi le mouvement. Finalement, j’ai lâché le théâtre pour devenir officiellement Maîtresse SM. J’ai postulé dans un club où on m’a dit que je devais d’abord débuter comme " sub-girl ". Ce sont les filles qui doivent subir des sévices pour apprendre le métier. Moi, je ne me sentais pas capable de commencer comme soumise, j’étais faite dès le départ pour être Maîtresse. Je me suis renseigné sur Internet et j’ai tenté le tout pour le tout en choisissant le premier club de la liste. Sur le site, il n’y avait que des filles sublimes et je pensais n’avoir aucune chance. On m’a pourtant tout de suite engagée. En pensant que je n’aurais aucun succès, j’ai choisi le créneau le plus large, de 14h à 23h, cinq jours par semaine. J’ai été complète dès le premier jour. Il n’y avait strictement aucune pause, c’était non-stop. Pour prendre un peu de repos, je demandais à mes clients de s’occuper de moi, de me masser les jambes et les épaules. »
Jeu et discipline
La Maîtresse est surtout une maîtresse de jeu. Elle règne sur un petit monde très structuré mais doit cependant satisfaire les désirs des clients. Toute la complexité du rôle réside dans cet équilibre.
« Je me suis assez vite prise au jeu parce que ça ressemblait beaucoup au théâtre. Ma spécialité, c’est le jeu de rôle. Les clients m’amènent un scénario, par exemple j’interprète un agent du KGB et j’ai un prisonnier face à moi et je dois le faire avouer. Il y a des scénarios plus classiques comme celui du mauvais élève qui a zéro et à qui je donne des leçons particulières. Ça m’amusait de sentir les inclinaisons des clients qui entouraient fois en rouge les lignes de dialogue qu’ils avaient vraiment envie que je dise. Au début, j’avais quelques pervers de base, et ces gens-là je les ai tellement victimisés qu’ils ne sont plus jamais revenus. Il y en avait un en particulier, très violent, qui voulait renverser les rôles et soumettre les Maîtresses. Je l’ai fait pleurer et on ne l’a jamais revu. Petit à petit ça a filtré mes clients qui sont devenus des espèces de croyants, des adeptes d’une sorte de secte dont j’étais la leader. Il y avait beaucoup d’articles sur moi sur Internet qui disaient : " Elle prétend qu’elle vient juste de commencer mais ça se voit qu’elle a des années d’expériences. Qui est cette star dont on parle partout ? " »
Le monde du BDSM est finalement proche d’autres pratiques mêlant discipline de fer et hiérarchie, qu’il s’agisse de la danse butô, de la vie monastique bouddhistes ou des arts martiaux. Il n’y a pas loin du dojo au donjon.
« Toutes les Maîtresses sont obligés d’acheter leurs propres costumes, c’est à cela aussi qu’on reconnait celles qui ont du succès. J’allais à Para-Para, un magasin spécialisé du quartier de Kichijoji à Tokyo. Ils prennent très précisément des mesures de toutes les parties du corps. Elle est tenue par un couple de personnes âgées, très qualifiées pour ça. Quand je leur donne des indications, comme par exemple avoir des jambes plus allongées, ils travaillent au millimètre près pour réaliser ce que j’ai en tête. Une Maîtresse qui a des costumes qui lui vont comme un gant, c’est beaucoup plus vendeur. Dans ce premier club SM, la notion de hiérarchie était très poussée : il ne fallait pas porter les mêmes couleurs que ses aînées. J’ai remarqué qu’il n’y avait pas de violet foncé chez mes " senpai ", donc j’ai opté pour cette couleur. Et les gens qui sont arrivés après moi faisaient en sorte de ne pas porter de violet. Le noir, forcément, pouvait être porté par tout le monde puisque c’est la couleur de base. »
L’autre équilibre devant être préservé est celui entre travail et vie privée. Quelle est la distance entre sa persona de domina, charismatique, et cruelle, et l’autre Tomeki, une femme qui dans sa vie de tous les jours peut aussi tomber amoureuse.
« J’ai un changement complet de personnalité. Quand le client entre dans la pièce, j’entre aussi dans mon rôle, et ce n’est pas la même identité. Dans ma vie amoureuse, c’est même l’inverse total. Si quelqu’un qui m’attire me disait : " Comme tu es Maîtresse, tu pourrais essayer ce genre d’accessoire sur moi ? ", ce serait la dégringolade et je le verrais juste comme un masochiste. Un de mes clients a vécu ce genre d’expérience. Il était marié depuis des années mais, un jour, sa femme a découvert sa double vie et ça a été le drame. Elle lui a dit : " Soit on divorce, soit tu deviens mon esclave. " Je lui ai dit : " De quoi te plains-tu ? Jusqu’à présent tu payais pour venir au club, et maintenant tu as ça à la maison. " Lui était au bord des larmes, et m’a dit qu’il ne fallait pas plaisanter avec ça. »
Une femme sur le fil du rasoir
Tomeki ne veut pas dire son âge, craignant que des clients, apprenant qu’elle est plus jeune qu’eux, ne la respecte pas. Devenir l’actrice des fantasmes, souvent inavouables, des hommes, lui a donné une force impressionnante, autant mentale que physique. Pourtant on perçoit aussi une brisure. Ce sentiment provient peut-être du fait que cet entretien a été réalisé pendant une période de latence et de remise en question.
« Mes pratiques sont assez sportives. Je me suis brisée la jambe pendant une séance qui était basée sur les arts martiaux. J’ai entendu littéralement mes ligaments se rompre, et ça m’a mise à terre. Le client était affolé, mais comme j’avais mon personnage dans le sang, je lui ai dit : " Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es mon esclave ! " On a continué pendant vingt minutes jusqu’à ce que l’ambulance arrive. Ça m’a fait comprendre que je m’investissais un peu trop intensément. J’étais dans ce club pendant quatorze ans et j’ai décidé de faire une pause. Pendant deux ans, j’ai tout arrêté, pour me recentrer sur moi-même. Mais l’addiction a refait surface. J’ai remarqué un club assez récent à Ikebukuro où travaillaient des filles que je connaissais. J’ai été accueillie avec du champagne, elles étaient dingues de me voir revenir au travail. Je voulais faire des jeux de rôle avec les clients mais la direction avait envie que je donne des cours. Donc certains jours je faisais des jeux, et d’autres j’apprenais aux filles toutes les techniques : manier le fouet, les godes-ceinture, les accessoires. Le propriétaire m’a suggéré de diriger une de ses boîtes. Ça a duré quelques mois mais il était trop tyrannique et nous parlait très mal. J’ai claqué la porte il y a trois mois. Avec mon problème de jambe qui n’est pas complètement résolu c’était assez éprouvant mentalement. J’ai été en maison de repos et je commence seulement à en voir le bout. Je sais ce dont j’ai envie : prendre mon indépendance et peut-être développer une activité sur Internet, même si c’est moins confortable qu’un club qui nous trouve les clients. Il y a une grande différence de mentalité entre les Maîtresses qui savent s’adapter l’époque comme celles qui sont sur Onlyfans, et les autres qui restent dans une industrie qui n’est pas reconnue officiellement. »
La tolérance de la société japonaise envers l’industrie du sexe a en effet ses limites, et même une Maîtresse ne peut échapper à une autre forme de domination, bien plus hypocrite puisqu’elle est administrative.
« Il y a beaucoup de problèmes de ce côté-là. Je suis obligé de faire toutes mes déclarations d’impôts, assurances, etc. en tant que personne lambda sans parler de mon travail puisque ça entre dans le monde de l’industrie du sexe qui n’existe pas dans l’administration. La raison est toute simple. Il y a une partie importante des clients qui est composée de personnes d’influence : des politiciens, des comédiens, des célébrités et ces gens-là ne gagneraient rien du tout à reconnaître cette industrie. Ce serait pour eux un danger supplémentaire puisque leur nom pourrait sortir à tout moment. C’est profondément injuste mais j’ai compris le système : ces personnes d’influence, à partir du moment où elles payent, considèrent que les comptes sont réglés. Il n’y a pas grand-chose à faire. Quand je vois des donjons à l’étranger, où les Maîtresses ont chacune leur pièce et sont reconnues officiellement, je trouve qu’elles ont de la chance. Ce serait vraiment l’idéal pour moi. »
Interprète Constant Voisin
Entretien réalisé à Shinjuku (Tokyo) le 31 aout 2023
Tomeki et Constant après l'interview à Golden Gai