samedi 23 avril 2022

Le printemps des fantômes : Ju-on 2, une anthologie des apparitions




Le panfleto n’étant pas un dossier de presse mais un fascicule destiné aux spectateurs, certains prennent des formes très amusantes comme celui de Ju-on 2 qui comprend un pop-up de Kayako surgissant des pages, un plan de la maison Saeki, un jeu de l’oie nous faisant sauter de possédé en possédé, et des masques de Kayako et Toshio. Cela correspond parfaitement au caractère ludique de la série de Takashi Shimizu. 

Cependant, la série des Ju-on est une série viscérale, riche en jumps-scares terrorisant, mais aussi cérébrale, obligeant le spectateur a recomposer une continuité brisée où le contre-champ fantomatique des vivants peut se retrouver à l’extrémité du film et jeter une ombre sinistre sur ce qui a précédé.

Voilà ce que j’écrivais dans mon livre Fantômes du cinéma japonais.


De quelle espèce relève cette meute de femmes aux longs cheveux noirs qui se balancent doucement sous la pluie ou pourchassent leurs victimes en rampant comme des araignées ? 

L'apparition a toujours chez Shimizu son corollaire : la frayeur mortelle qu'elle provoque. Celle-ci possède trois conséquences. La première est évidemment la mort. C'est ce qui advient au couple de Ju-on 1 qui emménage dans la demeure. On retrouve leur cadavre dans la soupente, les yeux exorbités et la bouche ouverte en un cri muet, réplique des déformations qu'entraîne la vision de Sadako. L'autre conséquence de la rencontre avec Madame Saeki est la folie. Kayako imprime aux corps ses propres torsions, comme une calligraphie de la terreur. 

Dans Ju-on 2 version vidéo, Kyoko, la médium, agite métronomiquement son corps, balancier infernal qui prend ses parents dans son rythme et les désarticule. Lorsque l'agent immobilier rend visite à Madame Kitada, celle-ci adopte également une attitude névrotique : les jambes raides, le dos penché, les cheveux tombant à la verticale. C'est Toshio, miaulant sur le canapé, qui semble manipuler sa victime comme une marionnette, à la façon des femmes-chats du kaidan eiga classique. La troisième conséquence, pas la moins étonnante, est l'éclipse pure et simple des personnages. La disparition est une névrose sociale japonaise et un vrai mystère : chaque année des centaines de Japonais s'«évaporent » sans laisser de trace. 

On pense à Kaïro et à une forme d'invasion inversée. Dans Ju-on, c'est comme si les personnages «vivants» glissaient entre les jointures du récit, se perdaient dans la temporalité brisée et ne parvenaient plus à revenir au présent. Ils s'égarent dans cette maison dont les recoins sont d'abord temporels. S'évanouir de peur équivaut ici à un évanouissement plus radical : la femme-araignée tisse autour d'eux un cocon de terreur et les dévore totalement. En perturbant le temps et la narration, Shimizu n'a de cesse de placer la peur à l'origine de l'apparition des spectres. Il annonce la théorie de Marebito (2004) « Ce n'est pas parce que nous voyons quelque chose que nous avons peur. C'est parce que nous avons peur que nous voyons des choses. » 












mardi 19 avril 2022

Le printemps des fantômes : Ring + Ring Spiral (panfleto)

Les images de ce billet sont extraites du panfleto de Ring d'Hideo Nakata et Ring Spiral de Joji Iida*. La présence des deux films dans un même livret s'explique par leur sortie conjointe le 31 janvier 1998. L'insuccès de Spiral entraînera la production de Ring 2 de Nakata, sur une histoire originale et non l'adaptation d'un livre de Koji Suzuki. Ring 2 sortira le 23 janvier 1999. 
































*Un "panfleto" est un livret que les spectateurs peuvent acheter dans les salles de cinéma diffusant le film. 


dimanche 17 avril 2022

Cinq fleurs secrètes du cinéma japonais

 



Sayuri strip-teaseuse

Tatsumi Kumashiro s’inscrit dans une veine néo-réaliste, explorant les marges d’une société de plus en plus capitaliste et américanisée. Ses personnages en sont les laissés pour compte : ouvriers de chantiers, femmes à la dérive, ou danseuses de clubs érotiques. 



Dans La Femme aux cheveux rouges (1978), à la frénésie consumériste du Japon répond celle, sexuelle et dévastatrice, d’un couple prolétaire, dénué de tout. Même leur appartement délabré semble accorder ses matières à leurs ébats,  suintant d’humidité et la pluie gouttant du plafond se mêlant à la sueur de leurs corps. La Femme aux cheveux rouge est aussi le rôle de référence de Junko Miyashita, la plus grande actrice de mélodrame pink, qui donne littéralement l’impression de consumer pendant les scènes d’amour. Le néo-réalisme de Kumashiro emprunte un ton plus léger dans Sayuri strip-teaseuse (1972). Le titre exploite la réputation d’une célébrité de l’époque jouant son propre rôle : Sayuri, danseuse burlesque terminant son spectacle en nu intégral, ce qui lui valut de fréquentes interpellations pour obscénité. Exceptés quelques numéros et une sidérante séquence sur un plateau tournant où elle raconte sa vie à des quinquagénaires transis, elle n’est qu’un personnage secondaire. 



Il s’agit surtout pour Kumashiro de se faire le chroniqueur malicieux d’un petit monde interlope peuplé de strip-teaseuses sentimentales, de yakuzas amoureux et de flics ne sachant comment contenir leurs débordements sexuels. Le domaine de Kumashiro est la vie des quartiers populaires et les histoires du coin de la rue. S’il est un peu le Scorsese, période Mean Streets, du Roman Porno, son collègue Konuma, avec ses scénarios sexuels baroques, en serait le De Palma. 


Fleur secrète



Fleur secrète (1974) de Masaru Konuma, est une date dans l’histoire de ces productions puisqu’il rendit célèbre Naomi Tani, vraie « monstresse » du Roman Porno. Grâce à son physique sans âge, Tani se coule à la perfection dans les rôles de japonaises traditionnelles en kimono. 




Cependant, dans l’acte sexuel, elle est capable de révéler un effrayant visage de démon. Fleur secrète, dont le ton de comédie anarchiste peut surprendre, est le catalogue exhaustif des rapports de dominations à l’œuvre autant dans la famille que dans le monde du travail. Pour dévergonder son épouse frigide, un chef d’entreprise l’offre à un jeune employé lui-même infantilisé par sa mère, photographe SM. 

 
 

Comme si ça ne suffisait pas, le garçon est également inhibé par le souvenir de l’amant de sa mère, un gigantesque soldat noir américain. La domination est donc aussi politique, pointant le complexe d’infériorité du Japon envers les Etats-Unis.


La Vie secrète de Madame Yoshino



La Vie secrète de Madame Yoshino (1976) de Konuma est encore plus délirant puisque Naomi Tani y noue une relation violente avec le fils de l’acteur de kabuki, spécialisé dans les rôle de femmes, l’ayant violée adolescente. Loin du réalisme de Kumashiro, le décor de ce roman porno « noir », est minimaliste et ténébreux comme la scène d’un théâtre mental. Tous les travestissements, même les plus dérangeants sont  possibles, comme cette scène ahurissante où Tani se métamorphose en son agresseur alors quelle couche avec le fils de ce dernier. 



Pour Konuma, les identités sont des masques que l’on s’échange et le monde n’est jamais qu’un décor, secrètement manipulé par des monstres sournois comme le patron et la mère de Fleur secrète ou le mari sadique de Femme à sacrifier (1974). Ses films érotiques sont d’abord des contes de terreur.  


La Maison des perversités



Noboru Tanaka s'inscrit lui aussi dans le versant «noir» du roman porno mais avec plus de retenue que Konuma. La Maison des perversités (1976), adapté de l’écrivain des délirants romans policiers Edogawa Rampo, surprend par sa mélancolie rêveuse. Il y a bien sûr des monstres qui hantent la pension bourgeoise comme ce meurtrier qui, entre les lattes du plancher d’un grenier, verse des gouttes de poison dans la bouche du dormeur de la chambre d’en-dessous. Il y a aussi un clown pervers et un homme qui accepte de devenir le fauteuil de la femme qu’il aime. 



Ces créatures pourtant sont déjà les fantômes d’un monde disparu, celui du Japon 1920 qui connaissait sa première libération culturelle sous l’influence de l’Europe des années folles.  Le genre « ero-guro » (érotique grotesque) popularisé par Ranpo équivaut à notre surréalisme, et les crimes et perversions ne sont que les fantaisies d’une société se libérant du féodalisme. Cet élan optimiste allait être brisé par des catastrophes comme le séisme de Kantô en 1923 et le développement sanguinaire du nationalisme. Une des images les plus belles du film est cette femme dans les décombres actionnant une pompe et tirant du sol du sang au lieu de l’eau.


Bondage 



La mélancolie est encore plus douloureuse dans ce grand poème glacé qu’est Bondage (1977). Situé également dans les années 1920, le film revient sur la vie et les amours de Seiu Ito, pionnier de la photographie SM. Ito se remémore ses relations avec deux femmes, compagnes et modèles ayant partagé sa passion du sadomasochisme. Bloqué dans ses obsessions, Ito reproduit les mêmes rituels et les mêmes expériences avec chacune de ses maîtresses, qui se confondent jusqu’à posséder un seul visage, celui encore une fois bouleversant de Junko Miyashita. Les séances SM semblent pour Ito et ses compagnes d’abord des exorcismes pour supporter la douleur de leur existence. Quittant les pièces closes, elles prennent alors pour décor un immense paysage de neige comme pour signifier que la souffrance trouve d’abord son origine dans le monde. 



Devant une œuvre aussi accomplie, digne de figurer aux côtés de certains films de Masumura comme L’Ange rouge ou La Femme de Seisaku, la question du genre ou de l’origine de la production fini par ne plus se poser. Peut-être faudrait-il libérer Konuma, Kumashiro et Tanaka du Roman Porno lui-même, pour affirmer qu’ils furent simplement parmi les plus grands cinéastes japonais des années 70. 





samedi 16 avril 2022

Le printemps des fantômes : La vengeance du Bakeneko

Le chat démon est le grand oublié de la vague de J-horror contemporaine. Pourtant ce monstre féminin fut l'un des plus célèbres du répertoire classique. 



« Le déroulement est toujours le même: un homme est assassiné. Le chat, témoin du meurtre, fait entrer son esprit dans le corps d’une femme – et là, quelle que soit la version, il y a toujours une scène prodigieuse, celle où la femme commence à mêler, dans ses gestes, le comportement du chat au sien, quand elle se met à griffer lentement l’air avec sa… patte, quand elle se met à laper au lieu de boire. Cette femme va devenir l’instrument de la vengeance, et les meurtriers, elle va leur faire passer le goût du saké. » Chris Marker, Le Dépays (1982)

Les films de femmes chats Sans Soleil (1982) de Chris Marker


Les félins surnaturels, espiègles ou démoniaques, sont des motifs familiers des estampes japonaises . La première fonction des chats, arrivés avec les navires chinois en l’an 1000, fut de protéger les rouleaux sacrés des temples contre les rongeurs. Rien d’étonnant alors à ce qu’ils soient dotés d’une certaine dimension spirituelle et ce que leur place dans les cimetières, mais aussi dans les vieux quartiers de Tokyo, soit acquise. S’ils devinrent de parfaits animaux domestiques, leur nature mystérieuse et parfois cruelle donna naissance à une catégorie plus inquiétante, le bakeneko (chat démon), également appelé kaibyo (chat surnaturel).

Ghost Cat of The Cursed Swamp (1968) de Yoshihiro Ishikawa

La légende la plus connue attachée au bakeneko se nomme «la rébellion du chat démon de Nabeshima». Le seigneur Nabeshima Mitsushige (1632-1700) emploie un jeune homme pour lui servir d’adversaire au go. Celui-ci commet l’imprudence de ne pas laisser gagner son maître, qui, fou de rage, l’assassine. La mécanique fatale est alors enclenchée, menant au suicide de la mère du jeune homme et à la métamorphose du chat de la maison qui, lapant son sang, donne naissance au bakeneko

Yôko Higashi dans le rôle d'une femme chat pour l'exposition Enfers et fantômes d'Asie


La créature, apparaissant aussi bien sous la forme d’un chat géant que sous celle d’une vieille femme, s’introduit dans le palais pour tourmenter Nabeshima. La défaite du chat contre le collecteur d’impôts du palais est accessoire, le but de la légende étant de dénoncer la cruauté de Nabeshima. La légende devint une pièce kabuki en 1840, Hana Sagano Nekoma Ishibumi Shi (Histoire du monument de pierre du chat démon de Sagano), donnant lieu à une série d’estampes où l’on reconnaît l’imposante perruque blanche de l’acteur.

Ume no Haru Gojūsantsugi par Utagawa Kuniyoshi


La majorité des films de femmes chats seront des variations sur la pièce. La mère est souvent remplacée par l’épouse du jeune homme, qui, violée par le seigneur qui la convoitait, se suicide. Les scénarios ont pour particularité de ne pas faire du kaibyo le fantôme de l’épouse ni une métamorphose du chat domestique. En léchant le sang de sa maîtresse, le félin établit un relais entre le monde des hommes et celui des esprits et convoque la créature. 

Chat démon par Kuniyoshi Utagawa


Les plus anciens films à nous être parvenus sont Le Chat d’Arima (Shigeru Mokutô, 1937) et Le Mystère du shamisen hanté (Kiyoniko Ushihara, 1938) et son instrument de musique dont les cordes sont des boyaux de chat. Dans les années 1940 et 1950 suivront une multitude de petites productions telles que Ghost Cat of the Yonaki Swamp (Katsuhiko Tasaka, 1957), Ghost Cat of the 53 Stations (Bin Kato, 1954), Ghost Cat of Arima Palace (1953) ou Ghost of Saga Mansion (1953), tous deux dirigés par Ryohei Arai et qui firent de Takako Irie la première star japonaise du cinéma d’épouvante. La femme chat permet au cinéma japonais de combler un manque, celui de ne pas pouvoir intégrer des créatures ne relevant pas de son folklore telles que les vampires ou les loupsgarous. 

Ghost Cat of Yonaki Swamp (1957) de Katsuhiko Tasaka


L'attraction principale de ces films, moins sérieux que ceux consacrés à Oiwa, sont les métamorphoses du monstre, ses acrobaties et sa souplesse. La kaibyo possède aussi des pouvoirs particuliers comme celui de manipuler les humains à distance comme des marionnettes dont elle tirerait les fils. Les fantômes de la J-horror n’oublieront pas ces gestuelles étranges proches de la danse moderne. En 1958, un an avant Histoire de fantômes japonais, Nakagawa signe Le Manoir du chat fantôme. Dans le prologue en noir et blanc, qui se déroule à l’époque moderne, un médecin et sa femme emménagent à la campagne, à l’endroit même où se dressait le palais d’un seigneur. L’épouse devient la proie de cauchemars dans lesquels une vieille femme à la longue chevelure blanche se penche au-dessus de son lit et tente de l’étrangler. Nakagawa va retracer l’origine de la hantise en un long flashback en couleurs mélangeant Le Chat démon de Sagano et Le Chat noir d’Edgar Poe. Ainsi, le seigneur ne se contente pas de tuer l’infortuné joueur de go, mais l’emmure dans son palais. Nakagawa, dont c’est le premier film en couleurs, ébauche les expérimentations d’Histoire de fantôme japonais et de L’Enfer. Le méchant seigneur se débat dans un maelstrom d’ombres, de taches colorées abstraites et de visages géants flottant en surimpression. La femme chat, moins séduisante que ses prédécesseures, est cependant davantage conforme au kabuki avec sa grande chevelure blanche, son maquillage outrancier et ses oreilles félines. 

Ghost Cat Of The Okazaki Upheaval (Kaibyo Okazaki Sodo, 1954) de Bin Kato


Le personnage n’a pas vraiment survécu aux années 1960, du fait de scénarios répétitifs et d’une figure devenue plus comique qu’effrayante. On en retrouve cependant des traces dans la J-horror comme Toshio, l’enfant fantôme de la série des Ju-on (2002) de Takashi Shimizu, qui pousse des miaulements et commande à une tribu de félins. Cependant, c’est en Occident, dans Batman, le défi (1992) de Tim Burton, que naîtra une kaibyo inspirée de la tradition japonaise, la célèbre Catwoman interprété par Michelle Pfeiffer. Défenestrée par son patron, l’homme d’affaires Max Schreck (équivalent du méchant seigneur), Selina Kyle est ramenée à la vie par une meute de chats. La scène où les félins, attroupés autour de son cadavre écrasé dans la neige, la raniment à coups de canines et de langue rappelle par sa poésie funèbre et son allure de cérémonie magique le Kwaidan de Kobayashi. Selina est désormais mue par une âme féline et vengeresse. Pourtant, ce n’est pas seulement pour réclamer justice qu’elle revient d’entre les morts mais pour attaquer à coups de fouet et de griffes l’imaginaire des super-héros et leur apologie de la virilité. En puisant dans l’imaginaire japonais, Burton insuffle une dimension féministe à sa créature tout en vinyle couturé et rapiécé. 



Cet article est un extrait du catalogue de l’exposition Enfers et fantômes d’Asie.

Il fait partie de l’ensemble Trois femmes surnaturelles.