dimanche 19 décembre 2021

Yakuza Autumn 3





29 novembre

Outlaw Cop (1976) de Yûsuke Watanabe



Un film très étrange où Yoshio Harada joue un flic dont la femme tombe amoureuse d’un yakuza et s’enfuit avec lui. Quittant la police, il se lance à leur poursuite, motivé moins par la justice que par la vengeance. Il traverse le Japon du nord au sud et, à chaque fois retrouve sa femme qui a franchit  un degré supérieur de dégradation : simple intermédiaire, actrice de pornos clandestins, prostituée. 



Il couche avec elle à chaque rencontre, l’humilie cruellement, l’utilise à son tour pour pister le yakuza et massacrer les gangs sur son passage. Le yakuza est d’ailleurs un personnage peu charismatique et presque absent mais son gang de façon délirante régner sur tout le Japon.  



L’énergie brute et sexuelle de Yoshio Harada est attaquée par cette femme qui revient sans cesse le tourmenter. Lorsqu’il découvre le film porno super 8, il s’effondre, dégringole des escaliers, rampe sur le sol, et improvise une explosion au gaz pour anéantir les yakuzas.  Cette production des années 70 montre comment le genre avait pu s’affranchir du cadre strict des films des années 60 pour aborder des zones troubles que ne renieraient pas Schrader ou Abel Ferrara. Le titre n’arrive qu’à la 18e minute !



 

30 novembre

Abashiri Bangaichi (1965) de Teruo Ishii



Premier épisode de la mythique série Toei et fleuron de la filmographie de Ken Takakura. Le film, tourné en noir et blanc, est en soi une ballade puisque la chanson, devenu un classique de la enka, interprété par Takakura ponctue l’action.  Le yakuza emprisonné est comme d’habitude un « mama’s boy » qui ne songe qu’à rejoindre sa mère malade d’un cancer, et sa petite sœur boiteuse (la fillette infirme est un classique du mélo yakuza). La mise en scène magnifique de Teruo Ishii transforme la prison d’Ibashiri en un enfer de neige au-dessus duquel planent les corbeaux. 




Obligé de suivre l’évadé frustre et vicieux auquel il est menotté, Takakura va connaître une rédemption en sauvant ce compagnon qui se révèle lui-aussi un être tourmenté. A noter aussi des situations franchement homosexuelles lorsque celui-ci embrasse le visage de Takakura et lui reproche d’être coincé lorsqu’il le repousse. Le final est fait pour arracher les larmes et il faut avouer que ça marche parfaitement.



Ken Takakura se moquant de Kunie Tanaka

 


4 décembre

The Man from Abashiri Jail Strikes Again / Shin Abashiri Bangaichi (1968) de Masahiro Makino




Ka-chan (Ken Takakura) revient de la guerre et après s’être battu avec des GI’s écope de 4 mois de prison militaire. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse la prison d’Abashiri mais c’est en tout cas vers celle-ci que le conduira son destin puisqu’il sera devenu un véritable yakuza. 



Le film offre un personnage assez rare à Takakura puisqu’il n’est au départ qu’un chinpira, un petit voyou rouleur de mécanique qui intègre un clan de « mauvais » yakuzas. Peu à peu, il va gagner en assurance, et devenir le chevalier du ninkyo que l’on connait. 



Ce rôle où il excelle dans la comédie, est presque un « shin » Takaken.  L’autre intérêt du film est de montrer le Tokyo de l’immédiate après-guerre : un champ de bidonvilles et de marché noir où les commerçants se font rançonner par les gangs et oppresser par l’occupant américain. Les « panpan girls », prostituées de type occidental, hantent les rues et racolent ouvertement les passants. 



Les yakuzas se font tailler des costumes de gagnsters mal ajustés et se prennent pour « Capone ». C’est un monde en train de changer à toute vitesse que met en scène avec beaucoup d’éclat Masahiro Makino. Dans les seconds rôles deux sympathiques habitués qui pourraient sortir d’un film de cavalerie de John Ford : la brute naïve Rin' ichi Yamamoto et l’ingénu Hiroyuki Nagato, le jeune yakuza de Cochons et cuirassés d’Imamura.



Yaluza fashion : lors de la marche vers le destin, Ken Takakura porte son imperméable sur ses épaules pour dissimuler son sabre, comme lors du flash-back « ninkyo » du premier Abashiri Bangaishi. 



 

9 décembre

Okinawa Yakuza War (1976) de Sadao Nakajima





Jitsuroku eiga coloré et violent, auquel la localisation à Okinawa apporte un certain exotisme. En 1971, un an avant qu’Okinawa ne soit rattaché au Japon, le film joue sur la confrontation entre un clan Yamato (pur japonais) et des yakuzas locaux attachés à leur île et à leurs traditions. C’est autant une guerre culturelle qu’une guerre des clans.  Sony Chiba, dont il me semble que c’est un des meilleurs rôles, et Hiroki Matsukata sont parfaits en frères de sangs tragiques, chien enragés irréductibles à la peau cramée par le soleil du Pacifique. 



Nakajima se livre à des expérimentations assez insolites comme ces deux plans brefs, en images fixes, de Matsukata couchant avec une prostituée, ou ces projections de souvenirs derrière l’acteur.




Parmi les yakuzas : le chanteur « passionné » Mikami Kan.



 

15 décembre

Trapped in Lust / Aiyoku no wana (1973) d’Atsushi Yamatoya



Il y aurait sans doute une longue série de visionnages à entreprendre sur les pinku-yakuza, d’abord parce qu’on se doute que certains étaient financés par les clans comme une source de revenu rapide, voir un blanchiment d’argent, ensuite par ce que des cinéastes, dont Wakamatsu, faisaient plus ou moins partie du milieu. De façon plus explicite les yakuzas apparaissent dans le roman porno comme des figures de la masculinité violente, incarnation de la domination masculine et d’un patriarcat séculaire.  




Trapped in lust prend une autre voie puisqu’il s’agit d’une variation pink sur La Marque du tueur de Suzuki, évidemment moins géniale que son modèle mais réservant de beaux moments de folie. Atsushi Yamatoya dont on connait mieux le travail en France depuis la sortie chez Carlotta d’Une Poupée gonflable dans le désert et la rétrospective à L’Etrange festival incluant le fantasque The Pistol That Sprouted Hair, était par ailleurs le scénariste du film de Suzuki.
 




Le film est presque aussi compliqué et irracontable que son modèle mais déplace la compétition des tueurs sur le plan sexuel. Tant qu’il n’aura pas gagné le titre de number one, Hoshi, le tueur à gage est frappé d’impuissance, d’autant que sa femme et sa maîtresse sont violées et assassinées par des tueurs concurrents. C’est là qu’intervient l’idée la plus dérangeante du film : les rivaux sont en fait un homme en imperméable résistant aux balles et sa poupée de ventriloque, grandeur nature et fardée comme la baby Jane d’Aldrich. 




A la fin on comprend que c’est la poupée qui était un véritable tueur et l’homme une sorte d’automate. La sexualité d’Hoshi se révèle donc aussi mécanique que sa capacité à donner la mort. Avec ces créatures cauchemardesques, Atsushi Yamatoya se moque de la survirilité affichée des yakuzas. 




A noter dans le rôle de Yumeko, la prostituée qu’Hoshi ne parvient pas à satisfaire, Nozomi Yasuda, héroïne d’un autre pinku-Yakuza, le génial Erotic Code of Honor de Tatsumi Kumashiro.



 

17 décembre

Delinquent Girl: Alleycat in Heat / Furyô shôjo: noraneko no seishun (1973) de Chusei Sone



Dans ce pinku « décontracté » de Chusei Sone, Hatoko (Yuko Katagiri) une provinciale monte à Tokyo, se fait alpaguer par un petit escroc, est revendue à des yakuzas, travaille dans des soaplands et des spectacles érotiques, pour finir actrice dans une troupe underground. 




Les yakuzas sont une petite bande minable dans un bureau délabré. Pourtant Hatoko tombe amoureuse de l’un d’entre eux, un garçon sensible, jouant du folk et de la enka à la guitare, dont le classique « futen » Elégie en rouge (Sekishoku Erejii) de Morio Agata et la chanson de la série de la prison d’Abashiri bangaishi avec Ken Takakura. 



Leur scène d’amour est d’une rare délicatesse dans le cadre du pinku. Donc une chronique colorée du Tokyo du début des années 70 et de son petit peuple marginal, typique du cinéma foutraque de Sone.



 

18 décembre

Ishimatsu The Yakuza Something’s Fishy / Ninkyô kashi no Ishimatsu (1967) de Norifumi Suzuki


Le scénario est un collage de films précédents se passant dans le milieu des vendeurs ou convoyeurs de poissons du marché de Tsukiji à Tokyo, dans le but de mettre en valeur le chanteur et acteur très populaire Saburo Kitajima. Cette trame permet à Norifumi Suzuki de commencer le film dans le comique (une irrésistible représentation théâtrale tournant à la catastrophe)et le vaudeville ( la délicieuse Tomiko Ishii) pour s’achever dans un mélodrame flamboyant et inventif, et de façon inattendue d’une grande émotion. 






Le yakuza flamboyant interprété par Teruo Yoshida dit à Minako Osanai : « Michi. Je n’ai rien fait d’autre que te causer du souci. Mais c’est fini maintenant, tu m’oublieras. » 



Le destin du Yakuza est de ne laisser aucune trace de ce qu’il considère comme une existence sans valeur, malfaisante et indigne de l’amour que lui porterait une fille honnête. En cela il partage ce statut d’êtres éphémères avec les geishas et courtisanes qui mouraient de façon prématurée et étaient jetées à la fosse commune. Comme ces femmes qui n’avaient de cesse de se faire peindre par les grands maîtres de l’estampe, les yakuza ont trouvé dans le cinéma une façon de combattre l’oubli. Des oyabun du passé ou contemporains se virent consacrés des biopics et certains franchirent le pas et devinrent acteurs comme Noburo Ando. Mais au fond, ces films d’autolégitimation produits par des yakuzas faisant pression sur les studios étaient surtout destinés à eux-mêmes.  A travers l’exaltation de ces valeurs n’ayant plus cours incarnées par les glorieux Takakura et Tsuruta, les Yakuza pouvaient établir une continuité avec leur passé supposé héroïque. Ils pouvaient pleurer en écoutant la enka de Saburo Kitajima et oublier que leur quotidien était fait d’extorsion et d’expropriations forcées.



 

samedi 11 décembre 2021

Strange Days in Tokyo



Je suis en train d’écouter la série de France Culture consacrée à Jim Morrison (ici). Le superbe troisième épisode parle de l’influence de la Beat Generation sur Morrison : Kerouac, la route, les Indiens et le zen que l’on peut atteindre en roulant vers le désert et les auto-stoppeurs, dont certains sont des assassins, qui attendent sous la pluie, le pouce levé, que s’arrête leur victime. Et The WASP (Texas Radio and the Big Beat) morceau génial qui explose dans la tête « C’est la terre où le pharaon est mort. »  De loin en loin, je n’ai jamais vraiment cessé d’écouter les Doors, mais d’entendre cette belle émission qui replace James Douglas Morrison, le poète, au premier plan, je me suis rendu compte combien cette langue m’était toujours proche, familière. Mon immersion dans la culture japonaise avait pu me faire croire que je m’étais éloigné de l’america mais il n’en était peut-être rien. Le nom de ce blog en témoigne. 

Les artistes japonais visionnaires des sixties, ayant fait de l’outrage une ligne de conduite, sont peut-être plus proches de Morrison que je ne le pensais. Terayama et Mikami Kan qui ne pensent qu’à tuer leur mère répondent au hurlement œdipien de Morrison dans The End. D’un côté du Pacifique des Américains rêvant de spiritualités asiatiques et de haïkus, de l’autre des Japonais fascinés par Dylan et les Beatles, et inventant leurs propres hippies : les futen de Shinjuku. Entre les deux : la bombe, le Vietnam. 

« Autrefois, j’avais vingt-cinq, vingt-six ans, et lorsque prendre des photos à la volée m’amusait plus que tout, j’ai découvert ce roman, Sur la route. Fortement attiré par le regard posé sur la route du héros, Sal Paradise, j’ai rêvé de vivre comme lui. Sans tarder, j’ai entraîné un ami et sa vieille Toyota et commencé mon périple sur les innombrables nationales qui sillonnent le pays. A cette période, j’ai pu voir des villes et rencontrer des gens de toute sortes, j’ai appris à faire de l’auto-stop et monter dans un camion. » Daido Moriyama, Mémoires d’un chien 

Quant à moi, parmi les multiples portes qui m’ont menées au Japon, il y a eu bien sûr celle ouverte par Richard Brautigan, et le Tokyo-Montana Express, plus puissant que les Boeings de JAL et Air France. De l’électricité du Kabukichô au silence de Yanaka, du cimetière d’Ikebukuro où j’allais visiter Lafcadio Earn aux disquaires de Shibuya, de Nakano et ses vieux mangas d’horreur au drag queens de Nichome, Tokyo a été mon San Francisco. L’expérience du hasard objectif, le culte de la rencontre, les messages délivrés par les renardes à quatre heures du matin… Où peut-on, sinon au Japon, passer une nuit à boire du saké et aller s’asseoir sur les marches d’un temple et voir le soleil se lever ? (et je pense à la plage de San Francisco à l’aube) Et pourquoi pas entendre les premières notes de Riders on the Storm lorsque la pluie vient enfin crever la bulle de chaleur et d’humidité de l’après-midi d’aout ? Et les ruelles de Shinjuku serpentant entre les bars obscurs et les arrières cours des clubs érotiques, et les chats errants à côté des poubelles, et les vieux yakuzas ridés comme des gitans, et les tekiya et leurs stands de confiseries et de joujoux, et les mémères courbées comme des tortues. Etais-je à Tokyo ou à Tanger ?  A côté de la langueur du Japon et des teintes chaudes de ses nuits, combien Paris me semblait toujours dure et glaciale à mon retour. 

Quand les portes se rouvriront-elles ?





mercredi 1 décembre 2021

Peter, la rose éternelle





En 1999, Peter (Ikehata Shinnosuke) l’interprète des Funérailles des roses de Toshio Matsumoto et de Ran de Kurosawa dont j’ai parlé ici, pose pour le photographe Hajime Sawatari. L’album Raison d’être contient un grand nombre de nus où Peter à 47 ans montre avec fierté, un corps féminin, bronzé et épanoui. A cette époque, Peter est déjà une personnalité excentrique de la télévision que l’on pourrait comparer chez nous à Amanda Lear. L’éphèbe de Shinjuku de 1969 semble bien loin pour cet enfant chéri du showbizness japonais. Pourtant en six photographies, Peter fait renaître ce gavroche transgenre et nous fait rêver ce qu’il serait devenu à la suite du film de Matsumoto : la Queen punk, glamour et peut-être un peu cruelle, de l’underground japonais. 











lundi 29 novembre 2021

Abe Sada et moi

 

Abe Sada par Rina Yoshioka, peinture réalisée pour mon livre

Il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, j’avais fait partie d’un petit groupe de cinéphiles, ne se connaissant pas à l’origine mais qui, par une étrange synchronicité, découvraient en même temps les films de Kôji Wakamatsu. Les cassettes vidéo et les fichiers numériques s’échangeaient à cette époque où seuls deux de ses films avaient été édités aux USA : Va, va deux fois vierge et L’Extase des anges qui possédaient la particularité d’avoir ses bobines 3 et 4 inversées sur le DVD rendant le film encore plus énigmatique. Par association, Wakamatsu m’avait entraîné vers un autre cinéaste, célèbre en apparence mais dont la plupart des films étaient invisibles : Nagisa Ôshima. La filmographie d’Ôshima dans les années 60 est une série de déflagration : outre Contes cruels de la jeunesse et L’Enterrement du soleil, je plongeais dans les austères et fascinants Nuit et brouillard au Japon et La Cérémonie, le déchaîné L’Obsédé en plein jour, les glaçants Le Petit garçon et La Pendaison, et surtout Le Journal du voleur de Shinjuku qui allait occuper une place très particulière dans ma vie. J’y découvrais la puissance de l’underground japonais et me mis à collecter tout ce que je pouvais sur Tadanori Yokoo, Juro Kara, Simon Yotsuya ou Akaji Maro.  Le Journal du voleur de Shinjuku formait pour moi une trilogie informelle avec Les Funérailles de roses de Toshio Matsumoto et Premier amour, version infernale de Susumu Hani, comme un portait éclaté de la jeunesse du Swinging Tokyo. Remonter la filmographie d’Ôshima m’amena jusqu’à L’Empire des sens.  J’avais découvert le film à 20 ans et c’étaient les premières images de sexe explicite que je voyais sur un grand écran. Je me souvenais de la sensation presque hallucinatoire que m’avaient procurées certaines scènes comme la fellation de Sada. L’impression d’être au-delà des images coulé dans quelque chose de doux, chaud et humide dépassant la simple excitation sexuelle. Ôshima faisait sentir l’amour de façon sensible. Le revoyant, chargé de ses films des années soixante, j’y ai découvert encore bien d’autres choses.

Et il y eu aussi la tristesse de voir disparaître Wakamatsu et Oshima à quelques mois d’intervalle le 17 octobre 2012 et le 15 janvier 2013.

Par la suite, dans plusieurs travaux sur Ôshima, des textes pour les Cahiers du cinéma, pour le programme de la Cinémathèque, des vidéos, des émissions télévisées, je réservais toujours une place à L’Empire des sens qui me faisait l’effet d’un ilot et d’un film orphelin. L’Empire des sens qui a fait découvrir Ôshima jusqu’alors confidentiel, est sans aucun doute le film japonais le plus célèbre au monde mais paradoxalement il marque presque la fin de sa carrière qui se limitera à quatre films. Plusieurs cinéastes s’y confronteront pour représenter l’amour intégral, sans jamais parvenir à en égaler la pureté. J’avais intitulé mon livre précédent « L’Adolescente japonaise ou l’impératrice des signes » faisant un clin d’œil à Abe Sada derrière le pastiche de Roland Barthes. Voulant attaquer un livre sur Ôshima, je décidais donc de prendre L’Empire des sens comme point de départ.

Cérémonies aurait d’ailleurs dû avoir une forme différente et l’anecdote est assez amusante. En 2018, je contactais Marcos Uzal qui dirigeait alors la collection Côté Films de Yellow Now, la petite collection d’analyse de film. Il se montrait intéressé par mon projet mais, après plusieurs échanges de mails, alors que nous devions nous rencontrer pour en discuter, il disparut purement et simplement des radars. Le silence complet et aucune réponse à mes messages. C’était bien curieux. J’en devinais quelques mois plus tard la raison : il était sur les rangs pour reprendre la rédaction en chef des Cahiers du cinéma où je travaillais alors. Qu’on ne soit jamais surpris est une surprise en soi. Evidemment, cela ne m’a pas arrêté, d’autant que mon livre avait pris une autre direction. Il devait à l'origine porter sur la représentation du sexe et aurait classiquement contenu un certain nombre de photogrammes. Avais-je vraiment envie d’emprunter une forme aussi universitaire pour L’Empire des sens ? Un court chapitre devait revenir sur l’origine du film, à savoir l’affaire Abe Sada. C’est au cours de mes recherches que je tombais dans un gouffre. Je ne savais presque rien de la vie de cette femme qui pourtant, sous les traits d’Eiko Matsuda, était devenue l’un des visages iconiques du cinéma japonais. Je découvrais son enfance, le viol dont elle avait été victime à 14 ans, sa vie d’errance de maisons de geisha en bordels, ses multiples identités, jusqu’à sa rencontre en 1936 avec Kichi l’homme de sa vie. Quelques minutes du film Déviances et Passions de Teruo Ishii me terrassèrent avec l’apparition d’Abe Sada, vieille dame dans le Japon bétonné de 1969.

Sada allait m’apporter ce que j’aime le plus lorsque j’écris sur le cinéma : une narration. De la même façon que le vampire de mon livre Le Miroir obscur traversait tous les états du cinéma, c’est Sada, la véritable Abe Sada, qui allait me guider dans L’Empire des sens. J’allais à mon tour rendre hommage à celle qu’Oshima appelait une « femme merveilleuse ». Au cours de longues soirées qui m’amenaient parfois au cœur de la nuit je suivais ses traces. C’est à ce moment que j’ai aussi plongé dans le répertoire de Keiko Fuji, la chanteuse de Enka, qui en quelque sorte est devenue la voix de mon héroïne. Parfois vers trois heures du matin, c’était comme si la présence de Sada devenait très légèrement tangible à mes côtés. Le saké n’y était bien sûr pas pour rien. Pendant combien de temps pouvais-je tenir la figure, conserver sa persistance ? Jusqu’au célèbre fait-divers et son procès. Mais plus loin encore sa sortie de prison, la guerre, les années 50… Sada était toujours là et continuait à mener sa vie de femme, rencontrant des écrivains, participant à des représentations théâtrales. Elle traversait les époques et elle ne disparut (ou plutôt s’évapora) dans les années 70 que pour renaître sous les traits d’Eiko Matsuda dans L’Empire des sens, entraînant à nouveau scandales et procès. Le visage de Sada d’ailleurs n’était pas un mystère : il y avait celui de la jeune femme au sourire incroyable arrêtée par des inspecteurs aux mines ahuries comme s’ils tombaient eux-aussi sous le charme. Et puis le visage de la femme mure des années 50 enfin l’obachan (mamie) des années soixante. Toutes ces femmes étaient bien sûr Sada mais étaient-elles pour autant la Sada qui m’avait accompagnée ? Je devais à mon tour inventer le visage de my own private Abe Sada.

Entretemps, j’avais trouvé l’éditeur de mes rêves : Le Lézard noir, qui m’avait initié aux mangas sulfureux de Suehiro Maruo. A travers Sada, revenaient les démons du Japon qui passionnaient l’éditeur Stéphane Duval autant que moi, et en premier lieu Mishima. C’est grâce à lui que j’ai donné un visage à ma Sada puisqu’il accepta une idée un peu folle.

Les lecteurs de ce blog savent la place qu’occupent les peintures de Rina Yoshioka dans mon imaginaire. Rina travaillait à cette époque sur une peinture de femme yakuza pour l’exposition Ultime Combat, arts martiaux d’Asie au Musée du Quai Branly. Je lui demandais de créer une Sada qui ne devait pas ressembler à Eiko Matsuda mais à un mélange entre la vraie Sada et Junko Miyashita, l’actrice du magnifique La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka. Elle me fournit plusieurs esquisses, et je dois avouer que je l’ai un peu épuisée à lui en demander toujours de nouvelles. Le visage était trop rond ou trop mince, elle était trop vieille ou trop juvénile, le regard trop aguicheur… J’ai un peu honte en y repensant car je l’obligeais en réalité à devenir une médium et à tâtonner à l’intérieur de ma propre psyché. Je ne la remercierai jamais assez pour sa patience. Et puis un jour, j’ai vu Sada apparaître dans sa chambre d’auberge et me regarder, accroupie devant la table où s’entassaient les bouteilles de saké, tenant entre ses doigts la lanière de son kimono rouge. Par la fenêtre, une clarté lunaire baignait les maisons en bois de cette rue du Tokyo des années 30.  J’avais particulièrement insisté sur la présence de la lune. Je ne sais toujours pas pourquoi. Rina mit en quelque sorte le point final à mon livre, et sa peinture devint une préface que l’on fit figurer dans le sommaire.

J’arrête également ici les souvenirs de l’écriture de mon livre, et alors qu’un froid polaire s’est étendu sur Paris et qu’un retour au Japon semble encore lointain, je me verse un verre de saké, et écoute une fois de plus Keiko Fuji chanter que les rêves fleurissent la nuit.



Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir ici