samedi 11 avril 2020

La folie Obayashi


Nobuhiko Obyashi vient de nous quitter à l'âge de 82 ans. Le 30 octobre 2017, je rencontrais à Tokyo pour Les Cahiers du cinéma le maître du cinéma des jeunes filles. 

A la veille de l’entrée du Japon dans le conflit mondial, quatre lycéens tourmentés et une jeune fille malade de la tuberculose, sont pris dans un tourbillon de rêves et de passions violentes. Présenté en avant-première, Hanagatami (Le panier de fleur) de Nobuhiko Obayashi, âgé de 79 ans, était le film le plus beau et inventif du festival de Tokyo. Adapté du roman de Kazuo Dan écrit en 1937, cet hommage à la littérature japonaise, brasse le pessimisme d’Osamu Dasai, l’érotisme homosexuel de Mishima, et les « récits de tuberculose » des années 30 (Le Vent se lève de Tatsuo Hori qui inspira Miyazaki). C’est aussi le retour d’Obayashi à son style expérimental favori, puisant son enchantement dans le cinéma muet et ses trucages naïfs. L’amour de l’imagerie romantique et des motifs vampiriques, et la figure d’une jeune fille en robe blanche flottant dans l’éther des fantasmes, en font un proche parent de Twixt de Coppola. La salle comble et l’armada de caméras de télévisions qui accueillirent Obayashi font mesurer sa place dans le cinéma japonais. De façon émouvante, ce qui était aussi salué le courage d’un cinéaste qui malgré le cancer regroupa toutes ses forces pour achever un projet lui tenant à cœur depuis plus de quarante ans. 

Idoles et vampires
Emotion
Qui est Nobuhiko Obayashi, cet auteur culte dans son pays mais dont aucun film n’a franchi nos frontières ? Au Japon, dans les années 80, il est perçu comme le maître du film seishun, littéralement « printemps de la vie », soit le film d’apprentissage adolescent. Son cinéma se confond avec la période d’opulence d’un Japon à l’économie victorieuse, ayant renoncé à toute contestation pour s’enivrer dans la consommation. Cet infantilisme, Chris Marker s’en amuse dans Sans soleil : « Aujourd’hui ce sont les petites filles qui font et défont les modes et les patrons des maisons de disques tremblent devant elles. » La figure majeure de ce cinéma est en effet l’adolescente, ce qui permit aux studios de capitaliser sur les idolu, ces chanteuses rose-bonbon envahissant les magazines et les émissions de variété. Les films seishun des années 80 sont-ils simplement mercantiles et opportunistes, ce qui expliquerait pendant longtemps l’indifférence de la cinéphilie japonaise à leur égard ? Explorer la décennie révèle pourtant des trésors cachés, de véritables auteurs et des comédiens loin d’être de simples poupées. Rappelant les distorsions que Jean-Christophe Averty faisait subir aux chanteurs yéyés, Obayashi pousse le style pop de l’époque à son paroxysme, projetant ses jeunes interprètes dans des mondes en folie. Dans la chambre de l’adolescente de The Girl Who Leapt Through Time est accrochée l’affiche du Magicien d’Oz, inspiration du cinéaste pour les passages du noir et blanc à la couleur et les trucages artisanaux, mais surtout comme parcours d’une adolescente dans un monde parallèle. Obayashi n’est pas dupe et au consumérisme des années 80, il oppose la poésie des villes de provinces et des vieux quartiers de Tokyo et l’aventure qui est toujours au coin de la rue.
The Girl Who Leapt Through Time
Obayashi commence à tourner dans les années 60, dans la mouvance des cinéastes expérimentaux Shuji Terayama (L’Empereur Tomato Ketchup) ou Toshio Masumoto (Funeral Parade of Roses). Son moyen métrage Emotion (1966) est une fantaisie vampirique dont le montage éclaté, les effets de vitesse et les monochromes deviendront la marque la plus identifiable de son cinéma. Si le vampire possède une dimension humoristique avec sa cape noire et son ombrelle, sa victime se retrouve investie de pouvoirs qui seront ceux des jeunes héroïnes à venir, commandant au soleil et faisant  se lever des tempêtes sur la mer. L’adolescente, avec son énergie et sa mélancolie, son monde intérieur doucereux mais aussi déchaîné, va devenir la matière même de l’expérience cinématographique.
A la même époque, les mangas shojo (BD pour filles) développent un même style frénétique où il n’y a jamais trop de vols de colombes, de miroirs brisés et de torrents de larmes pour représenter les sentiments. Les plus beaux comme Très cher frère de Ryoko Ikeda sont à la croisée de Douglas Sirk et de Dario Argento, une hétérogénéité que l’on retrouve chez Obayashi. House (1977) commence à la façon d’un mélodrame technicolor sur une lycéenne n’acceptant pas le remariage de son père mais se change soudain en comédie musicale pop à la Richard Lester. 
House

Tout n’est que trompe-l’œil, toiles peintes qui coulissent et maquettes. Dans le manoir hanté où elles vont passer leurs vacances, les héroïnes sont soumises à des accélérés frénétiques, des démembrements à la Méliès ou divaguent dans des rêveries flamboyantes en surimpressions. Pourtant, cette maison en folie possède un cœur douloureux : la tante de l’héroïne qui vampirise les adolescentes est une femme-chat, maudite par la mort de son fiancé à la guerre. Obayashi n’est pas qu’un simple amuseur : ses images qui n’en finissent pas de se détruire et se régénérer puisent dans les traumas du pays et en particulier celui de la guerre nucléaire. Ce passé sombre est représenté dans un noir et blanc charbonneux, la lumière imitant les palpitations du cinéma muet. Alors que les amoureux se donnent un dernier baiser, la pellicule brûle rimant avec les images du champignon atomique. Le support lui-même comme la réalité du pays est alors détruit. On retrouvera ces éléments historiques dans School in the Crosshairs (1981), véritable manga live aux effets spéciaux dessinés sur la pellicule et aux incrustations délirantes. L’idole Hiroko Yakushimaru y lutte contre des extraterrestres qui bien que ridicules (le méchant imite Liberace) veulent transformer son école en état fasciste. 
School in the Crosshairs

Les petites magiciennes des années 80
Dans les années 80, Obayashi tourne la Trilogie d’Onomichi, du nom de sa ville natale voisine d’Hiroshima. Elle comprend Exchange Students (1982), The Girl Who Leapt Through Time (1983) et Lonelyheart (1985). Son alter-ego est alors Toshinori Omi, acteur lunaire, toujours confronté au mystère des jeunes filles, et parfois muni d’une caméra super-8. Dans Exchange Students, gender comedy parfaite, il est un collégien qui échange sans raison son corps avec celui de  sa camarade. De ce thème désormais rabattu, Obayashi tire un récit initiatique sur la découverte de l’altérité auquel Onomichi, avec ses escaliers vertigineux menant aux temples, ses ruelles secrètes et ses ponts enjambant la rivière Mitsugi-gawa, fournit un décor magique. Obayashi amène cette situation dans des directions que ne s’autorisaient pas les teen movies américains. Sans tabou, c’est le corps de l’autre que les héros explorent autant que leurs rôles prédestinés dans la société. Le film connait un grand moment de dépression qui anticipe les films de Shinji Somai. En fugue, Kazumi et Kazuo échouent dans une auberge en compagnie de salarymen ivres. Ils comprennent que même si l’échange s’inverse, une autre épreuve les attend : trouver leur place parmi ces adultes noyant dans l’alcool une existence sans rêve. 
Exchange students
Une autre perturbation attend Tomoko (la chanteuse Tomoyo Harada) dans The Girl Who Leapt Through Time, première adaptation du roman de Yasutaka Tsutsui La Traversée du temps : revivre sans fin la même journée. Le temps en boucle dont est prisonnière Tomoko est celui de l’adolescence elle-même, prise dans le retour roboratif des cours, des repas familiaux et des ballades avec les amis d’enfance. Le charme évanoui, le souvenir de cette journée s’évaporera et, avec elle, les contraintes et les sentiments qu’on croyait éternels. Du voyageur du temps dont elle est amoureuse, il ne restera plus à Tomoko, une fois adulte, qu’une vague nostalgie liée au parfum de la lavande. Sensible au jeu un peu ensommeillé de Tomoyo Harada, Obayashi progresse avec délicatesse dans ce conte de science-fiction. Comme s’il voulait saisir la fugacité du temps, ce ne sont au départ que des matières volatiles qui passent sur l’image, comme la fumée s’échappant d’une fiole de laboratoire et d’une tasse de thé ou cette lumière un peu laiteuse qui nimbe le réel. Cette même légèreté est à l’œuvre lors d’une grisante séquence en pixilation où Tomoko glisse dans un temps parallèle et feuillette les images de son enfance. On retrouve cette figure propre à Obayashi d’une silhouette découpée de jeune fille propulsée dans un cosmos psychédélique, reprenant parfois consistance dans le monde réel puis retombant dans des spirales multicolore. Entre le film live et l’animation, font de l’adolescente une figure qui ne ferait jamais totalement partie de notre monde.  Le « printemps de la vie » qu’Obayashi peint en couleurs hypnotisants possède en soi une nature fantastique. 

The Girl Who Leapt Through Time
Lonelyheart, le dernier volet de la trilogie, plus humoristique, montre Toshinori Omi en lycéen toujours timide cohabiter avec une jeune fille fantomatique au visage fardé de blanc. Même si Obayashi n’atteint pas les sommets des films précédents, le charme de la ville opère toujours comme lors de cette séquence où le garçon court à travers les ruelles pour observer l’élue de son cœur prendre le ferry dans la lumière du soleil couchant. En 1991, Obayashi revient à Onomichi pour le beau Chizuko’s Younger Sister (1991) où l’héroïne ne parvient à se séparer du fantôme de sa sœur ainée, figure aimante et vénérée. L’adolescence fantastique et romantique, est ici construite avec un soin méticuleux, des costumes des écolières rappelant ceux des années 30, aux intérieurs boisés et patinés, aux concerts de musique classique et aux ballets. Absolument imperméable à la modernité du Japon des années 90, Onomichi est définitivement la ville fantôme de la jeunesse du cinéaste, territoire où errent les souvenirs amoureux, où les identités se brouillent et où le temps tourne sur lui-même. Ce qui y circule sont aussi des souvenirs d’images de cinéma, celles en 8mm qu’il tournait pendant son enfance, d’où l’omniprésence des recréations de ce format dans la trilogie. Inoubliable est la fin d’Exchange Students lorsque Kazuo depuis le camion de déménagement de ses parents, filme en super 8 Kazumi qu’il ne reverra peut-être jamais, et que le film s’achève sur ses images fragiles en noir et blanc. L’adolescence que décrit Obayashi est toujours un peu la sienne, et la caméra est une machine à remonter le temps et souvent à réparer le passé. A travers ces figures frémissantes de jeunes filles, leurs voix mélodieuses et chuchotantes, Obayashi fut bien le cinéaste des « choses qui font battre le cœur », selon les mots de l’écrivaine Sei Shonagon. 
Hanagatami


Filmer l’ombre de la guerre


Entretien avec Nobuhiko Obayashi

Vos parents étaient médecins. Cela a-t-il eu une influence sur votre œuvre ?
Tout le monde était médecin dans ma famille. Mon père était un médecin reconnu et donc j’étais destiné à suivre cette voie. C’était le rêve de mon père mais en partant à la guerre, il m’a laissé une caméra et un projecteur. C’est donc la pratique du cinéma qui m’a donné envie de réaliser des films. Quand mon père est revenu, il m’a encouragé à suivre ma voie plutôt que son propre rêve. Mais tout de même en y repensant, j’ai toujours voulu que mes films puissent soigner comme un bandage ou un bon médicament. Mon père rêvait d’un monde sans médecin, peut-être que je rêve d’un monde où il n’y aurait plus besoin du cinéma pour rendre les gens heureux.

Cette pratique enfantine du cinéma explique le côté artisanal de votre cinéma, proche de Méliès ou du cinéma d’animation.
Mon projecteur d’enfant faisait un bruit de vieille locomotive, et derrière mes images on peut encore entendre ce bruit de train qui fait tchoutchou. Comme moi, Méliès ne cherchait qu’à divertir son public et le cinéma était encore une invention scientifique. J’essaye toujours d’inventer quelque chose dans mes films. Il y a également dans l’animation une forme d’animisme dont je me sens proche. 

Vous avez commencé dans les années 60 qui étaient très politisées. Comment vous situiez-vous dans ces différents mouvements ?
C’était plutôt la génération avant moi et celle qui suivait qui se révoltaient. Il y a eu  des morts tragiques parmi les étudiants à cette époque. Shuji Terayama et moi étions dans une mouvance apolitique. C’était aussi une forme de militantisme. Nous avions vu pendant la guerre s’affronter des idéologies qui se sont avérées fausses et seulement arrangeantes pour certaines personnes. Nous ne voulions plus de cette conception du monde et de ces grandes idées sur la justice. Nous défendions nos idées de façon individuelle sans appartenir à un mouvement. Sinon, comme disait Akira Kurosawa, autant devenir politicien. 

Vous avez un univers très particulier qui s’exprime dès Emotion, avec des vampires, des effets du cinéma muet.
Oui j’adore le cinéma muet, c’est la période qui me procure le plus de plaisir. Ce sont des films classiques et en même temps très expérimentaux. Dans ma filmographie, Emotion est l’un de mes films les plus aimés. La nouvelle vague française m’a inspiré car je voyais des jeunes cinéastes qui essayaient après la guerre de reconstruire le cinéma et de retrouver une forme de beauté. L’érotisme de Roger Vadim et surtout de son film de vampire Et mourir de plaisir a été une grande influence. Il y a à la fin du film une rose qui meure et ça contient tout le désespoir du monde. On peut faire des films d’horreur qui sont très beaux et qui font très peur. L’univers esthétique des vampires est magnifique avec ces très belles femmes en robe blanche. Mais le seul moyen qu’a le vampire pour aimer est de sucer le sang. Certaines choses sont très belles mais aussi terrifiantes. Prenez la bombe atomique. Ses inventeurs ont dû se dire à un moment : toute cette énergie contenue devient une sorte de fleur en explosant. C’est à la fois beau et destructeur.

D’où vient votre intérêt pour les vampires ?
De la lecture de Dracula de Bram Stoker et du Nosferatu de Murnau. Je me suis également inspiré du personnage interprété par Isabelle Adjani dans le Nosferatu d’Herzog pour l’héroïne de Hanagatami. J’aime les vampires poétiques et lorsqu’ils deviennent trop effrayants comme Christopher Lee dans les films de la Hammer, ils m’intéressent moins. Dracula est quelqu’un qui a du pouvoir mais qui est faible parce qu’il est obligé pour survivre de sucer le sang du peuple. Les gens de pouvoir comme les économistes, les politiciens, et même les metteurs en scènes sont des sortes de vampires. Dès qu’on a du pouvoir on est le vampire de quelqu’un. En le sachant et en travaillant sur nous-mêmes, on peut faire de ce vampire un bon vampire. Les grèves et les militants, rappellent à ceux qui ont le pouvoir qu’ils doivent se remettre en question. 

Dans le cinéma japonais des années 70, House ne ressemble à rien de connu.
J’ai fait House dix ans après Emotion. Entretemps, j’ai beaucoup travaillé avec la Toho comme publicitaire. J’ai tourné des publicités avec Charles Bronson pour le whisky ou des clips pour la chanteuse Momoe Yamaguchi. Tous les jours j’allais tourner ces publicités dans des décors dignes d’un film hollywoodien. Un jour, un type de la Toho est venu me voir et m’a dit : il y a ce film aux USA, Les Dents de la mer qui remporte un énorme succès. On aimerait bien faire un film d’horreur de ce genre mais on ne peut pas demander ça à nos cinéastes, vous seriez intéressé ? Donc, une fois chez moi, je suis allé voir ma fille de 11 ans, qui prenait son bain, et je lui ai demandé : « Tu aurais une idée pour un film d’horreur ? » Elle est sortie de la baignoire et a commencé à se peigner. Elle m’a alors dit : « Ce qui me ferait très peur c’est que la personne de l’autre côté du miroir vienne me manger. » Bien sûr, les requins qui mangent les hommes ça fait peur mais avec cette idée du miroir, elle me parlait de son propre reflet et de sa propre identité. 

Comment le film a-t-il été reçu ? On vous commande un film d’horreur dans l’esprit des dents de la mer et vous proposez un mélange de comédie musicale et de cartoon ?
Matsuo Karu le producteur m’a dit : « Je n’ai jamais vu un projet comme ça qui n’a ni queue ni tête. Il n’y comprenait rien. Mais il m’a dit ensuite : « Les films que je produis ne se vendent pas alors on peut essayer. » 

La tante est une femme-chat dans la tradition du fantastique japonais classique. Elle vole la jeunesse des adolescentes.
Lorsque j’étais enfant, j’avais l’intuition que la guerre et les vampires étaient liés. J’aimais les vampires mais je savais qu’il représentait aussi l’oppression du pouvoir sur les plus faibles. Dans House, la tante est une femme qui a été blessée par la guerre et qui veut faire comprendre à ces jeunes filles ce que ça signifie. Elle se transforme alors en maison et les dévore. Je voulais que les jeunes de l’époque aient conscience de ce que pouvait être la guerre. 

Vous êtes devenu à partir des années 80, le cinéaste de la jeunesse avec des films et vous avez travaillé avec de idoles comme Hiroko Yakushimaru et Tomoya Harada. 
Je ne considérais pas mes jeunes actrices comme des mannequins ou des idoles mais comme des êtres humains. C’étaient des jeunes filles très intelligentes et curieuses, et comme moi j’étais un vieil enfant, ça se passait très bien. A travers mes films, j’ai toujours voulu éduquer mes spectateurs et les faire grandir. C’était pareil avec mes actrices, je voulais que ça leur profite. C’est pour ça que je pense qu’il ne faut jamais filmer quelque chose de laid.

Tout en les respectant vous livrez quelque chose de très intime de la vie de ces jeunes filles.
Cette sensation d’intimité vient peut-être des regards-caméra qui sont très présents dans mon cinéma. C’est moi qu’elles regardent à ce moment-là. Pour qu’elles fassent ça il faut qu’elles aient très confiance. Cela abouti à des films où les spectateurs vont se sentir regardés par ces jeunes filles. C’est là où on trouve le plus d’intimité dans mon cinéma. 

L’autre grand cinéaste de l’adolescence qui débute dans les années 80 est Shinji Somai.
Il avait dix ans de moins que moi et j’appréciais énormément son travail. Il a fait ce très beau film qui s’appelle Moving (Le déménagement) sur une fillette qui observe le divorce de ses parents. En fait dans l’ombre j’ai produit son film pour la télévision qui s’appelle Gassan. Il est mort bien avant moi et il me manque beaucoup.

La guerre est donc le sujet de tout votre cinéma.
Ce que j’ai toujours recherché dans mon cinéma c’est filmer la guerre, filmer l’ombre de la guerre, l’influence de la guerre. J’ai vécu la guerre et j’ai fait du cinéma pour aller vers une recherche du bonheur et du rêve. J’ai tourné House parce que plus personne ne voulait penser à la guerre. En revanche, pour Hanagatami la guerre est revenue au centre des préoccupations des spectateurs. C’est également très triste. J’avais sept ans quand j’ai fait l’expérience de la bombe atomique. Je suis né à côté d’Hiroshima et beaucoup de gens dont j’étais très proche  sont morts à cause des radiations. Aujourd’hui ces radiations essayent de me guérir du cancer. C’est tellement contradictoire. C’est pour ça que je fais des films, pour creuser ces contradictions.

Interprète Jean Philippe Martin
Remerciements à Yves Montmayeur



vendredi 3 avril 2020

Trois films imaginaires de Rina Yoshioka



J’ai déjà parlé de Rina Yoshioka, ici et ici.
Une de ces dernières peintures est un triptyque de films imaginaires, ayant pour titres, de gauche à droite : Sukeban Gang, La Plongeuse sauvage (Yasei no Ama) et La Reine du quartier des plaisirs (Rakucho no Jōō). La force d’incarnation des personnages et la sensualité des couleurs font de ce triptyque une des plus belles œuvres de Rina.
Si les films sont imaginaires, ils appartiennent en revanche à trois catégories du cinéma d’exploitation japonais.
Sukeban Gang, est un film de jeunes délinquantes comme il s’en tournait début 70 avec Reiko Ike et Miki Sugimoto (Girl Boss Guerilla, et Sex & Fury de Norifumi Suzuki). Des gangs de lycéennes en uniformes se livraient une guerre sans merci avant de s’allier contre un ennemi commun, généralement le directeur sadique du lycée ou des yakuzas pervers. L’érotisme, le SM, et le fétichisme des uniformes, n’empêchaient pas ses films d’être subversifs, et de prôner une anarchie héritée des années rouges japonaises, rebelle à toute forme d’autorité surtout lorsque celle-ci est incarnée par des figures machistes. La sororité des héroïnes, la reprise des codes des yakuzas, comme le salut paume ouverte où les loubardes déclinent leur identité, ont rendu cette série très populaire chez les jeunes féministes rocks et les lesbiennes japonaises.
La Plongeuse sauvage rend hommage aux films de pêcheuses de perles qui plongent dans le pacifique parfois seulement vêtues d'un pagne. En Occident on les connait surtout grâce aux splendides photographies de Fosco Maraini. Les premiers films comme Revenge of the Pearl Queen de Toshio Shimura datent de 1954 et exploitent l’exotisme du Pacifique sud (décor d’Anatahan de Josef von Sternberg) et des ballets aquatiques. Naturellement, le genre deviendra une branche du cinéma pink dans les années 60, puis intégrera le Roman Porno Nikkatsu dans les années 70 avec des films comme Clam-Diving Ama (1979) de Shinichi Shiratori. On peut le rattacher aux films de gangs par l’unité des costumes (mêmes réduits) des pêcheuses regroupées en « tribus ».
La Reine du quartier des plaisirs ne se rattache pas à un genre particulier mais à un type de personnage et d’environnement très populaires dans le cinéma japonais. Mizoguchi par exemple offrit leurs chefs-d’œuvre aux figures de prostituées avec Les Femmes de la nuit (1948) où l’on croise par ailleurs un gang de jeunes délinquantes et La Rue de la honte (1956). La femme peinte par Rina, appuyée à une gouttière et observée par un soldat américain est typique de l’ère Showa avec ses cheveux bouclés et son chemisier à fleurs.
Qu’elle soit une délinquante adolescente, une chasseuse de perles ou une prostituée, aucune de ces héroïnes n’est soumise et chacune regarde le « spectateurs » dans les yeux. Rebelles à la société du miracle économique, paysannes luttant contre les éléments ou prostituées vendant leurs corps pour survivre dans l’après-guerre, le film imaginaire de Rina Yoshioka raconte avant tout les combats des femmes japonaises.




jeudi 26 mars 2020

Golden Gay


Il n’y a qu’à voir Les Funérailles des roses ou les photos de Katsumi Watanabe : Shinjuku était gay à la fin des années 60. Les Gay Boys étaient si populaires qu’ils commençaient à remplacer les mama-san et les clubs de travestis se multipliaient à Kabukicho. Si l’on regarde La Truite de Losey, les patronnes qui attendent les clients à la porte des bars de Golden Gai sont tous des travestis. Dans les années 80, régnait sur les nuits de Tokyo une star nommée Elle. Cette reine a par exemple baptisé Vivienne Sato, fabuleuse drag-queen et mémoire vivante du quartier, du nom quelle porte encore aujourd’hui. 
Si l'on veut s'éloigner de quelques centaines de mètres de la Ville dorée, on peut aller faire un tour à Nichome, le quartier gay attitré de Tokyo.  Le bar ouvert Advocate (désormais sous un autre nom) brasse sur sa terrasse Japonais et gaijin, et le Campy est le territoire de drag-queens exubérantes. Les filles ne sont pas oubliées et de nombreux club affichent "ladys only". Si l’on pousse la porte de certains établissements de Kabukicho, il n’est pas rare d’y trouver des yakuzas en train de boire avec les hôtesses travestis. Créatures de la nuit, participants aux mêmes économies clandestines, yakuzas et travestis ont curieusement noué un pacte tacite auquel le cinéma pourrait bien s’intéresser. Peut-être la peau tatouée, avec ses fleurs et ses ornements, est-elle une forme féminisation ? 
Les mama-san travestis sont désormais minoritaires à Golden Gai. Il y a quelques années, au bout de la rue où se trouvent le Baltimore et Uramado, trois bars formaient une petite enclave gay. Un des plus fascinants, maintenant fermé, était tenu par un travesti âgé, aux cheveux courts, que je voyais monter et descendre la rue perpétuellement. Parfois il ramenait un client en costard-cravate qui repartait aussitôt en compagnie d’un gay boy. L’activité de cette dame et de son bar me semblait assez claire. Juste en-dessous du Cambiare (le bar décoré à la façon du Suspiria de Dario Argento) : le fameux Jan June (prononciation japonaise pour Jean Genet), tenu par de jeunes travestis délurés.

Si votre tête leur revient, il est possible d’y passer un moment très agréable et découvrir un Tokyo underground : celui des employés de bureau qui le soir enfilent un tailleur et une perruque, se maquillent et deviennent quelqu’un d’autre. C’est une façon pour eux de tenir le coup qui vaut bien nos anti-dépresseurs. La jolie Mari, jeune serveuse y travaillant deux fois par mois, est banquier dans sa vie de tous les jours. Elle préfère les filles mais n’a pas eu de girl-friend depuis cinq ans. L’an dernier, je leur ai offert un exemplaire de Notre-Dame des Roses
En face, se trouvait le Pura-Pura, en haut d’un escalier éclairé de bleu, décoré de photos d’une femme glamoureuse à la perruque noire. 

J’ai quelque fois monté ces escaliers et invariablement me suis retrouvé dans un bar vide, avec derrière le comptoir un très grand travesti, rigide comme un mannequin de cire, et souriant de façon aguichante. J’ai toujours tourné les talons tant l’ambiance était glaçante. Il y a deux ans, je parlais d’elle avec Mami-chan au bar Buster. Elle m’a raconté cette anecdote : un de ses clients était allé prendre un verre au Pura-Pura, bien entendu désert. A un moment la patronne avait essayé de l’embrasser. Elle avait ensuite facturé ce baiser 10.000 yens comme un « service ». Pour plaisanter, j’ai dit à Mami-chan : « Je vais aller prendre un verre là-bas et si je ne suis pas revenu demain soir, tu devras me délivrer des griffes de la patronne. » L’an dernier, le Pura-Pura était fermé. Qu’est donc devenu le travesti-vampire qui y officiait ? 


dimanche 23 février 2020

Prisonnier de la rue Daido. Moriyama, New Shinjuku



C’est un de mes livres de photos préférés : "New Shinjuku" de Daido Moriyama, publié en 2014, et qui compte plus de 700 pages et 600 photos en noir et blanc. La jaquette est la vue abstraite d’une femme filée devant un mur mais sur la vraie couverture c’est un bar dont les murs sont couverts de photos de centaines d’yeux. 

Ces Tausend Augen sont ceux de Daido Moriyama, l’homme qui depuis 50 ans marche dans ce quartier, homme des foules, des gares et des ruelles. S’il entre dans les petits bars de Golden Gai, il reste à l’extérieur des clubs érotiques de Kabukicho, pour y pénétrer, il faudra aller voir du côté de son complice Araki.

C’est une vertigineuse énumération d’instantanés, principalement d’East Shinjuku, entre la gare, Kabukicho, Nichome, et Golden Gai… mes quartiers. C’est un ballet d’ombres où les hommes et les femmes, salarymen, office ladys, lycéennes, travestis et prostituées, se confondent avec les mannequins des vitrines, les affiches du dernier cinéma porno et les portraits en devanture des clubs à hôtesses. 

C’est aussi une collecte de murs en crépis, de carrelage, de goudron scintillant, de pavés, de grillages… de toutes les matières qui font Shinjuku.  Sur certaines pages, on peut sentir du bout des doigts le satiné de l’encre noire. Le sol est toujours ce qui semble attirer le regard de Daido : mégots, bouteilles en plastique, poubelles, clochards effondrés dans un amas de tissus, chats de gouttière, jambes de femmes chaussées de stilettos... Tokyo est aussi une ville qui sombre et Shinjuku sa dernière fête qui se poursuit nuit après nuit et les photos de Daido sont sa mémoire. Il y a aussi les multiplications et les empilements, dont le livre se fait l’écho dans ses dimensions-mêmes : perspective d'enseignes de clubs, cagettes de bouteilles de Coca, boîtes de conserves dans un konbini, photos de garçons nus sur les portes des bars de Nichome, étals de poissons, groupes d’office ladys, usagers du métro, vélos, autocollants sur les téléphones publics, centaines de bars de Golden Gai. 
La plupart sont sans qualité et valent pour leur multiplicité, l’effet de collection, retranscrivant la sensation exacte de traverser le quartier. 


Surtout en été, lorsque Daido photographie cette fille, la tête contre le comptoir du bar, la peau humide et les cheveux emmêlés et collés de sueur. 

Et dans cette suite minimaliste et fragmentaire, soudain un visage dans la nuit.



samedi 1 février 2020

15 Days de Suzuki Shiroyasu, un journal filmé à la fin des années 70

Suzuki Shiroyasu (né en 1935) est un poète et cinéaste relativement inconnu en France (par moi en tout cas). Le festival de Rotterdam projetait cette année 15 Days, un journal filmé à la fin de l’année 1979 et sorti en 1980. Suzuki semble très lié avec Image Forum, la salle mythique d’art et essais de Shibuya, et avec une cinéaste du nom de Wada Shinko réalisatrice de Song of the Earth (je n’ai pas réussi à retrouver sa trace). L’écrivain se fixe comme contrainte de se filmer lui-même, à raison d'une bobine de 16mm (à peu près cinq minutes) quotidienne pendant quinze jours. Il déclare ne pas savoir où le mènera cette expérience mais est certain qu’il en ressortira quelque chose. Sa problématique est d’abord d’être le sujet de son propre film, l’œil de la caméra devenant celui des futurs spectateurs, qui ne sont alors que des fantômes. Lui-même se considère comme un yurei en devenir ; ce qui n’est pas encore le cas puisque Suzuki, âgé de 85 ans est toujours vivant. 

Lors des premières journées, on le voit dans une posture étrange, tournant le dos à la caméra et ne se retournant que pour vérifier le minutage, comme s’il était lui-même angoissé par le dispositif qu’il avait mis en place. Une grande partie de ses monologues concerne sa production d’articles pour divers périodiques, dont le magazine féminin New Woman :  globalement, à part ses quelques sorties mondaines où il rencontre ses pairs, et le visionnage assidu de la série Les Incorruptibles, il écrit du matin au soir et ne dort que quelques heures. « Ce n’est pas une vie », lâche-t-il un moment. Mais bien vite, vient s’ajouter une autre angoisse : un auteur du nom d’Horikawa, lors d’un vernissage lui reproche de ne pas être dans la vie et finalement de n’être qu’un écrivain de chambre. « Lorsqu’il a bu, Horikawa peut se montrer acerbe et méchant » confie Suzuki. Le dispositif filmique, très claustrophobe, lui semble alors le révélateur de la réflexion de son collègue. La première faille dans le dispositif est un problème d’enregistrement du son de la caméra, qui l’oblige pendant quelques jours à utiliser à magnétophone. 
Peu à peu, Suzuki va installer sa caméra dans différents endroits de son appartement, insérer des plans d’objets, filmer des expositions de photos, faire le portait de son épouse Mari, et pointer sa caméra sur un miroir. 

L’écrivain se montre aussi de plus en plus à l’aise face à la caméra, abandonnant sa posture complexée. Ce qui apparaît au fil des quinze jours de tournage est le plaisir de l’expérimentation cinématographique. 
Les plans finaux de son quartier en hiver démontreraient alors qu’il a réussi à dépasser la critique d’Horikawa, accordant son travail artistique au monde extérieur. 15 Days, grâce à la personnalité drôle et volubile de son auteur, est à la fois un témoignage sur la vie littéraire de la fin des années 70 et l’autoportrait sincère d’un écrivain.

On peut lire un exemple de la poésie de  Suzuki Shiroyasu sur ce blog ici