mardi 20 juillet 2021

Les trois vies de Masakane Yonekura



Bien des artistes japonais n’ont pas qu’une seule vie. Dans le dernier numéro du magazine Tempura, j’ai appris que Shôichi Ozawa, acteur chez Imamura, était aussi un imminent expert en art folkloriques japonais, parcourant le Japon avec un magnétophone pour enregistrer de vieux airs régionaux. C’est amusant puisqu’Imamura dans les Pornographes lui fait collecter des sons mais il s’agit d’ébats sexuels.

Masakane Yonekura (1934-2014) est un acteur de second rôle et on se rappelle avoir croisé cette tête burlesque, un peu Popeye, dans des films de sabre ou de Yakuza. Il n’était pourtant pas qu’un mercenaire des studios, mais aussi une légende du théâtre japonais.  




Sa troupe, le Gekidan Mingei (théâtre du peuple) fondée en 1950, faisait partie des trois compagnies les plus importantes du Shingeki. Créé au début du XXe siècle le Shingeki rompait avec le kabuki pour représenter Shakespeare ou Tchekhov, s’inscrivant dans l’ouverture des arts japonais à l’Occident.

 


Le Gekidan Mingei était connu pour son engagement à gauche, proche du parti communiste, et participait aux manifestations contre le traité nippo-américain (ANPO). L’appartenance de Masakane Yonekura à la fois au cinéma populaire et au théâtre engagé n’est pas si étonnante, si l’on pense par exemple à la riche carrière cinématographique du danseur butô Akaji Maro.Yonekura a également une troisième carrière, qui est celle pour laquelle il est peut-être plus connu : illustrateur. Certaines de ses peintures sont inspirées des bijinga, les « belles personnes » du peintre Yumeji. Elles sont aussi peuplées d'éphèbes ténébreux, de sorcières, ou d’Ondines chevauchant des hippocampes.



Une de ses œuvres les plus connues est la couverture de Dogra Magra, le roman-monstre de Kyûsaku Yumeno.

  



Certaines images sont très proches du film d’animation Belladonna, mais si Yonekura y participa ce fut comme voice-actor pour le rôle du prêtre, qui par ailleurs ressemble à ses dessins. On peut cependant imaginer que quelque chose de son délicat art fantastique est passé dans le film d’Eiichi Yamamoto.




















mercredi 2 juin 2021

Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe

Yasuzō Masumura, La Bête aveugle (Mōjū, 1969)



Visitant l’exposition du photographe Yamana dont elle est le modèle, Aki est témoin d’un étrange spectacle. Au milieu des photos qui la représentent diffractée, enchaînée ou perdue dans les ténèbres, se tient un visiteur mystérieux. Le regard vide, il palpe une statue la représentant. Aki, troublée, se met à ressentir sur sa peau ses caresses indiscrètes. Cet homme, c’est la bête aveugle, le masseur pervers du célèbre roman policier d’Edogawa Ranpo. Il va enlever le modèle et la séquestrer dans son atelier : un immense sous-sol plongé dans les ténèbres, planète étrangère dont les dunes et les vallons se révèlent un gigantesque corps de femme. Aki et Michio, vont s’engager dans une passion hors norme, se mutilant jusqu’à quitter l’espèce humaine pour devenir des créatures des profondeurs, dont la seule conscience est celle de la chair. 


Pour représenter l’exposition de Yamana, Yasuzô  Masumura filme une véritable galerie de Tokyo où sont accrochées les photos d’Akira Suzuki : « Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe » dont l’actrice Mako Midori est effectivement le centre. Masumura ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler la source réelle de ces images. Il y a un réel dialogue entre le photographe et le cinéaste, les photos de Suzuki défilant également pendant le générique. Masumura est coutumier des génériques en images fixes, comme les photos de presse à scandale du Grand salaud ou celles d’Un amour insensé (La Chatte japonaise) composé de clichés de Naomi. Le choix de Suzuki rattache La Bête aveugle au courant d’avant-garde japonais dont la figure de proue était le traducteur, écrivain et collectionneur Tatsuhiko Shibusawa. Ce passionné de littérature française transgressive rendit familier à l’intelligentsia artistique, dont Masumura, Mishima et Tatsumi Hijikata, les noms de Baudelaire, Sade, Genet et George Bataille. L’étrange sous-titre de l’exposition, en français, « Réhabilitation par Mon Sexe » porte la marque de Shibusawa. 
Le recueil de photographie du même nom est un fascinant objet noir à fourreau, dont le titre est gravé en lettres dorées. 

Les poèmes de Baudelaire qui alternent avec les photographies sont traduits par Daigaku Horiguchi (1892-1981) à qui l’on doit la popularisation du surréalisme au Japon mais aussi de Cocteau, Radiguet, Verlaine, Apollinaire ou encore Paul Morand. Deux textes demeurent en français : « Au lecteur » et « Femmes damnées ».


Lorsque Mako Midori pose pour Akira Suzuki et tourne pour Masumura, elle a déjà quitté la Toei, lassée des rôles de starlettes qu’on lui confie. L’année 1968 est pour elle-aussi une révolution, et elle deviendra une actrice de théâtre d’avant-garde, jouant dans les pièces du légendaire Juro Kara et avec son mari Renji Ishibash. Le choix des œuvres de Suzuki, s’il est en partie dicté par Mako Midori, n’est en rien décoratif. Que racontent ces photos ? La recherche d’une femme obscure et primitive. Les découpages et les collages du corps de Mako, sont déjà comme les amputations que lui fera subir la bête aveugle, qui loin de l’affaiblir la renforcent. 

En un kaléidoscope de jouissance tournoient les cent visages de Mako. La survivante de l’apocalypse. La femme vampire aux cheveux d'or. La grande prostituée dont les chaînes, loin de l’asservir, deviennent les bijoux. La prêtresse couverte de terre blanche dansant devant les flammes. La déesse descendant parmi les hommes dans un œuf cosmique. 





On peut alors rajouter à ces figures mythiques la Vénus mutilée de La Bête aveugle, ultime incarnation de ce grand cycle de corps douloureux, détruits et reconstruits de Masumura, commencé avec La Femme de Seisaku (1963) et dont L’Ange rouge (1966) avait été la première apothéose.

En cette fin des années soixante Mako Midori était l’actrice totale.




dimanche 30 mai 2021

Sayonara de Koji Fukada : Dans la vallée de l’étrange

 



Si le passage du lumineux Au revoir l’été au sombre Harmonium pouvait dérouter, c’est parce qu’une étape manquait entre les deux opus de Koji Fukada : l’insolite et hanté Sayonara datant de 2015. Son origine est intrigante puisqu’il s’agit à l’origine d’une courte pièce d’Oriza Hirata où Bryerly Long avait pour seule partenaire Geminoïd F, créature du génial roboticien Hiroshi Ishiguro. De fait, son adaptation est bien le premier film où un acteur humain partage l’écran avec un véritable androïde. A l’heure où des comédiens morts comme Peter Cushing sont ressuscités en images de synthèses, le postulat pourrait sembler anodin mais il n’en est rien. La SF intimiste de Fukada soulève des questions que négligent depuis longtemps les blockbusters : que représente l’introduction d’un être artificiel à l’intérieur d’un film ? En quoi cela modifie-t-il notre rapport au vivant, à l’humain et au temps ?


Le vivant, dans Sayonara, est mis en péril de toutes les façons. Dans un futur indéterminé, le Japon vit une apocalypse : des terroristes font exploser les centrales nucléaires, provoquant l’exode des habitants. C’est dans ce pays désertifié et une campagne irradiée que Tania, une jeune occidentale, attend d’être évacuée alors que sa santé décline. Elle a pour compagne, Leona, un androïde domestique, à ses côtés depuis l’enfance. Pour Fukada, il est crucial de reproduire le dispositif de la pièce d’Oriza Hirata. Qu’une actrice en chair et en os interprète Leona ne changerait rien au récit, ni même sans doute à la mise en scène. Pourtant ce qui serait perdu serait le rapport réel et immédiatement perceptible entre une chair vivante et sa réplique artificielle, entre un organisme en déréliction et un autre inaltérable. La grande scène de la décomposition du cadavre ne tire sa force que par la présence comme observatrice d’un être dont la nature artificielle a été éprouvée tout au long du film.

On passerait également à côté du concept capital de la « vallée de l’étrange » élaboré il y a 35 ans par le roboticien Masahiro Mori. Au pied de la montagne, se trouvent les robots utilitaires sans rien d’anthropomorphe et au plus haut les androïdes dont la finalité est la plus grande ressemblance avec l’être humain. Mais, une fois parvenus au sommet, on découvre sous nos pieds la vallée de l’étrange. Là, le familier qui devrait permettre l’acceptation des robots dans notre vie quotidienne, laisse place à un sentiment de malaise où, comme le dit Freud, « on doute qu’un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l’inverse, si un objet non vivant n’aurait pas par hasard une âme. » Ainsi l’androïde doit tendre vers l’humain mais ne jamais dépasser la frontière où il sera considéré comme un rival. A la façon d’un non professionnel, cette inquiétude seul un véritable androïde, peut la transmettre. Cela ne concerne pas que le jeu d’acteur de Geminoïd F (on s’en rend compte encore très rudimentaire), mais la nature même de son être robotique.

Bien que Leona ne soit pas une menace, sa présence synthétique, comme un révélateur, rend le monde de Sayonara plus organique, qu’il s’agisse du végétal ou de l’humain. On pense parfois aux images qui ouvraient L’invasion des profanateurs de sépultures de Philip Kaufman, plans énigmatiques de plantes et d’insectes faisant de la terre une planète étrangère. L’androïde devient le témoin d’une humanité en voie d’extinction, localisée dans une campagne que nous reconnaissons à peine comme japonaise. Loin des représentations cinématographiques de l’archipel, Fukada évoque plutôt la Pologne où les polaroïds de la campagne russe de Tarkovski. La nature est ocre et cotonneuse, touffue et doucement mouvante. Ce que met très bien en scène Fukada est la contamination radioactive comme un endormissement du monde. Tout baigne dans une lumière crépusculaire dorée, même l’intérieur des maisons qui peu à peu plonge dans l’obscurité. La mort gagne d’abord par la mélancolie qui s’abat sur ce pays d’octobre, comme le nommerait Ray Bradbury auquel la douceur de Sayonara fait souvent penser. La nature et la lumière unissent l’humain et le robot, les estompent et les incorporent à ce territoire qu’on ne peut pas plus nommer « Japon » qu’on ne pouvait nommer « Russie » les paysages de Solaris et Stalker. Peut-être Fukada empruntant à Sokurov ses images anamorphosées, comme une façon de lier Tania et Leona, et les fondre ensemble dans le paysage.

Ainsi, il ne figure pas l’humanité de l’androïde par l’anthropomorphisme mais par un travail visuel poétique et une palette de couleurs mordorées très éloignée des teintes froides de la SF. Le trouble de la vallée de l’étrange ce n’est pas Tania qui l’éprouve en s’apercevant que l’androïde était sa dernière amie, mais Leona qui est confrontée à l’énigme du vivant. A la mort de sa compagne, elle observe l’apparition des lividités, la dissolution des chairs et le terrible écrasement du visage en une chose ireconnaissable. La solitude de l’androïde veillant sa sœur humaine a-t-elle durée cent ans ou davantage ? Combien de décennies, peut-être de siècles, a-t-elle erré dans un Japon désert, infesté par les radiations ? Ce que nous fait éprouver Fukada, est un état rarement atteint dans le cinéma de science-fiction, celui d’un monde libéré de la présence humaine. De notre passage sur terre, seul demeure, comme un souvenir, presque une relique, le visage de Leona.


 


Koji Fukada : Au revoir l’humanité





Que se passait-il dans la pièce originale d’Oriza Hirata ?

C’était une pièce assez minimaliste d’une durée d’à peine un quart d’heure. Il n’y avait que deux personnages : une femme jouée Bryerly Long et l’androïde. J’ai conservé cette situation dans mon livre : après un désastre nucléaire, un l’androïde lit à haute voix des poèmes à une femme sur le point de mourir.


Comment avez-vous fait jouer Geminoïd F ?

J’ai collaboré pour cela avec le roboticien Takenobu Chikaraishi. Il y avait deux manières de l’animer. La première c’était de télécommander le robot et de prononcer ses répliques en temps réel. La seconde façon c’était de programmer en avance ses mouvements et sa voix. C’est la seconde méthode que nous avons utilisée dans Sayonara.


Quelle était sa place sur le plateau ? La considériez-vous comme un objet ou une actrice ?

Lorsqu’elle ne bougeait pas, elle était considérée par les autres acteurs comme un objet d’art. Mais dès qu’elle se mettait à bouger et jouer, elle devenait presque une actrice à part entière. Takenobu Chikaraishi observait le jeu des autres acteurs et décidait du timing de ses mouvements et de ses répliques. Pour les acteurs, c’était presque pareil qu’un partenaire humain. Eux-mêmes s’adaptaient au timing de Geminoïd F. Personnellement, j’ai apprécié de travailler avec elle car elle n’était jamais fatiguée.


Lorsqu’elle rampe sur le sol de la forêt est-ce toujours un androïde ?

Elle est sale et couverte de terre et en effet je l’ai remplacée par un cascadeur. La première raison est assez simple : elle coûte 15 millions de yens et je ne pouvais pas prendre le risque de l’abimer. L’autre raison c’est que je trouvais assez intéressant de la remplacer par un être humain à ce moment-là. Faire jouer un robot implique de se poser la question de la frontière entre les humains et les machines. Parmi les spectateurs, certains concluront que les humains ne sont que des robots un peu plus complexes. D’autres penseront que les robots peuvent acquérir une forme de psychologie. En remplaçant discrètement le robot par un acteur je pouvais brouiller cette frontière.


La scène où Leona se décompose rappelle ces anciennes peintures japonaises qui représentent les étapes de la décomposition d’un corps.

J’avais ce genre de tableau en tête et je l’ai montré à ma maquilleuse pour la décomposition du cadavre. Ce n’était pas tant l’imagerie japonaise qui m’intéressait que celle plus universelle du memento mori. Les peintures qui m’ont le plus intéressées étaient celles du moyen-âge lorsque la peste ravageait l’Europe. On dit souvent que seul l’homme est capable de comprendre la mort comme une notion. Tant qu’on est vivant, ça reste une idée abstraite mais l’art permet d’imaginer et faire la simulation de cette expérience.


Leona s’humanise en regardant son amie mourir

Oui c’est cela qui m’a intéressé : le rapport entre un être humain qui meurt et un robot qui ne peut pas mourir. La fin du film a pour moi deux sens. Le plan de la décomposition de Tania est destiné à faire partager aux spectateurs l’expérience de la mort, comme avec les peintures de memento mori. Ensuite, je voulais montrer comment plusieurs temps coulaient dans le film. Il y a le temps de Tania, celui de Leona qui vit plus longtemps grâce à l’énergie solaire. Enfin, il y a le temps des insectes et celui de la fleur de bambou qui ne refleurit que tous les 80 ans. Le temps est en réalité tissé par plusieurs temps.


Etes-vous amateur de science-fiction en général ?

Oui, j’en ai beaucoup lu, et bien sûr j’ai été influencé par le cycle des robots d’Asimov. Sayonara appartient à la catégorie de la dystopie qui a également été souvent traitée dans les mangas. J’ai été marqué par un récit d’Osamu Tzeuka : Renaissance qui fait partie de la série L’Oiseau de feu. Un homme a un accident de voiture et on remplace ses membres par des prothèses. Il devient presque un robot. Lorsqu’il sort de l’hôpital, il trouve que les humains sont affreux et ressemblent à des sortes de déchets. En revanche, il trouve les robots très beaux. Il finit par tomber amoureux de la femme de ménage robot de sa famille. Le nom de ce personnage était Leona. Cependant, je ne considère pas tout à fait Sayonara comme de la science-fiction. Mon futur est très réaliste et il est facile d’imaginer des attaques simultanées des centrales nucléaires japonaises.


Où le film a-t-il été tourné, ce n’est pas une image du Japon très courante.

Le récit se déroule au Japon mais je voulais des décors plus universels ou abstraits. J’ai tourné dans la préfecture de Nagano où j’ai été surpris de trouver des paysages évoquant les pays de l’est. J’avais en particulier en tête les films de Sokurov.


Est-ce pour cela que vous reprenez ses anamorphoses ?

Dans les festivals je réponds habituellement que c’est pour signifier la frontière floue entre l’humain et l’androïde. Mais maintenant je préfère dire que je voulais aussi expérimenter les déformations d’images de Sokurov.


La lumière est également très surprenante pour un film japonais.

Traditionnellement dans les maisons japonaises on éclaire tout l’espace mais j’ai demandé à Akiko Ashizawa, ma chef opératrice, de bien séparer la lumière et l’obscurité. Comme mon inspiration venait de la peinture européenne, je voulais une photographie très picturale. En 2006, j’ai réalisé un film d’animation, La Grenadière, seulement composé d’images fixes, à la façon de La Jetée de Marker. Le seul mouvement était la lumière qui passait sur l’image. J’ai demandé à Akiko de faire la même chose sur un décor réel et j’ai ensuite retravaillé les images avec monsieur Hirose, mon étalonneur. Pour la scène au début du film où Tania est allongée, puis se lève, marche et revient, j’ai donné le timing à ma chef opératrice en lui demandant de faire bouger la lumière. Pour la scène où Tania meure doucement, je n’ai pas travaillé la lumière à l’étalonnage mais en temps réel de 15h à 19h. Nous avons capté la lumière du soleil qui se couchait.


Au revoir l’été et Sayonara ont des titres un peu similaires.

C’est le hasard. Au revoir l’été est le titre international mais il se nomme en japonais "Sakuko sur le rivage". Sayonara était le titre de la pièce d’Oriza Hirata. Cependant il y a un point commun : cela m’intéresse de capter quelque chose qui évolue. Pour l’un une jeune fille en train de devenir adulte et pour l’autre une femme en train de mourir.


Entretien réalisé à Paris le 13 mars 2015

Interprète Terutaro Osanaï


 


 


 


 


 


 

vendredi 21 mai 2021

Namio Harukawa : la cité des femmes


Il y a un an mourait le mystérieux dessinateur Namio Harukawa, le Fellini du fetish japonais.

 



Harukawa est fasciné par des femmes monumentales qui étouffent sous leurs fesses des avortons d’hommes réduits au mieux à l’état d’accessoires. C’est un monde fantastique puisque les femmes d’Harukawa disposent de ces tabourets humains où qu’elles soient : au bureau, dans les bars, le métro… Ces géantes sont les maîtresses d’un monde dévoué à la suffocation masculine.


 

Harukawa possède une technique hors-pair de la mine de plomb qui dote ses dominas d’une puissante réalité charnelle. Namio Harukawa est un pseudonyme et nul ne connait son vrai nom. La composition de son nom d’artiste nous donne déjà les clés pour entrer dans son univers. 

Namio est l’anagramme de Naomi, l’héroïne d’Un amour insensé de Tanizaki, autre fétichiste mais lui des pieds. Naomi, une adolescente, réduit en esclavage son mari, un faible salaryman nommé Jôji. L’emprise de Naomi est plus psychique que sexuelle bien que basée sur la frustration. Ayant abandonné tout amour-propre, Jôji est réduit à être chevauché par son épouse et à faire le tour de leur salon, allégorie de son aliénation. Ci-dessous Naomi interprété par Machiko Kyo dans l'adaptation de Keigo Kimura (1949) et dans celle de Yasuzô Masumura (1967). 




 

C’est cette situation que reprendra le dessinateur dans son étude de la soumission masculine. On peut se demander de quoi se nourrissent ses hommes atrophiés, à la bouche éternellement collée aux fesses de leur maîtresse. Mais Harukawa reproduit aussi littéralement la cavalcade érotique de Naomi.

 


Harukawa est un hommage à l’actrice Masumi Harukawa (née en 1935). Elle débuta sa carrière comme danseuse burlesque sous le nom de Dharma-chan et Jumbo-chan.


 

Outre sa riche filmographie allant de Mizoguchi (Cinq femmes autour d’Utamaro) à Zatoïchi et aux films de camionneurs de Bunta Sugawara, on la retrouve également chez Shûji Terayama dans Cache-cache pastoral où elle joue une artiste de cirque éléphantesque. Mais ce n’est qu’un misemono (un faux phénomène) et son corps se révèle une baudruche. 


 

Son physique inspira le cinéaste Shohei Imamura qui lui offrit son plus grand rôle dans Désirs meurtriers (1964). Elle n’est au départ qu’une femme domestiquée, esclavagisée par son mari et sa famille, avant qu’un viol ne lui révèle sa soumission.


Ce corps jusque-là alourdi, étouffant sous la tradition, révèle sa force d’inertie, réduisant à néant son mari et son violeur, tous deux des hommes chétifs et malades. C’est ce matriarcat sans partage que reproduit Namio Harukawa en donnant à ses héroïnes le visage malicieux de l’actrice.

 




  


vendredi 30 avril 2021

Tokyo Park de Shinji Aoyama : ces morts que nous hantons



Tokyo Park (ou Tokyo Koen) tourné en 2011 n’est pas le chef-d’œuvre de Shinji Aoyama. On peut lui préférer à juste titre Eureka ou Sad Vacation. Pourtant, c’est un film qui tel un fantôme traverse souvent mes textes. J’y fais référence par exemple ici et ici. Peut-être est-ce dû au fait que je l’ai vu à Tokyo l’été 2011, peu de temps après la catastrophe du 3/11, dans l’atmosphère très particulière d’un Japon traumatisé. Peut-être cette année-là étais-je moi-aussi en fuite, hanté, et ce Japon endolori était un refuge. Je reprends une critique pour les Cahiers laissée à l'état de brouillon et l’interview d’Aoyama dans son bureau où trônent de magnifiques guitares. 



Tokyo Park épouse un tempo de jazz cool, composé par Aoyama lui-même, ballade rêveuse dans un Tokyo parallèle puisque ce sont ses parcs paisibles qui deviennent le décor d’une filature amoureuse. Sous influence de Vertigo et Blow Up, Koji un photographe amateur est chargé par un dentiste dépressif et jaloux de suivre sa femme qui passe ses journées dans les parcs. Le mari suspecte un amant mais l’enquêteur découvre qu’elle ne fait rien d’autre que se promener avec leur petite fille, chaque jour, d’un parc à l’autre. Le jeune «stalker» ne passe pas inaperçu pour la jeune femme qui s’amuse à lui offrir une série de portraits qu’il prend en photo. Sa dérive semble dessiner un mystérieux tracé en colimaçon à travers la ville. Ce qui est le cas des personnages dont aucun parcours n’est rectiligne, évoluant entre le réel et le rêve, le présent et le souvenir. 

A travers sa filature Koji recherche surtout une autre image enfouie, celle de sa mère photographe comme lui, et morte alors qu’il avait 8 ans. Une jeune fille, Misaki essaye de retrouver dans les films d’horreur qu’aimait tant son fiancé la trace de ce dernier. Quant à la sœur de Koji (en fait la fille de la seconde épouse de son père) qui est amoureuse de lui, elle ne cesse de fuir ses sentiments. Aucun personnage n’est figé et est construit par strates, parfois antagonistes et l’amour circule de façon inattendue comme pour ce patron de bar gay tombé fou amoureux d’une femme.   

Aoyama filme en évidence le DVD de Vampyr de Dreyer, indice sur la nature du territoire où il nous a entraîné : une série d’espaces presque indifférenciés, à la fois dans la ville et en dehors. Dans la photographie, à l’étrange douceur, il semblerait que les taches de couleur vives ont été gommées. Les spectres, dans la tradition japonaise, sont imperceptible au premier regard, presque confondus avec notre réalité. Hiro le co-locataire, interprété par Shota Sometani, semble d’abord un jeune otaku un peu plus pâle que de coutume. Ce n’est que lors de la visite de sa petite amie, pour qui il est invisible, qu’on l’identifie comme un fantôme. 



Ces fantômes sont d’abord les souvenirs tristes et doux des proches disparus. L’existence spectrale du co-locataire de Koji (regarder des films d’horreur toute la journée) ne semble pas très différente de celle de son vivant. Le patron de bar se travesti en enfilant les vêtements de sa femme morte pour continuer à la faire vivre.  C’est le visage de sa propre mère que Koji superpose à celui de l’épouse. Ce que cette dernière recherche dans les parc est son mari qui au fil du temps a oublié ses sentiments pour elle. La clé en sera un escargot fossilisé dans un musée. Ces fantômes d’amour trouvent un contrepoint grandguignolesque dans une série Z au nom farfelu de Zombies Vampires (comme chacun sait, on ne peut jamais être les deux) : des morts-vivants hirsutes déambulent, sans but, dans une friche industrielle. Créatures perdues et lentes, évoquant davantage les clochards réels de Tokyo, intouchables se fondant dans le paysage urbain, ne mendiant pas, et se contentant d’être faiblement encore là. Ces Zombies Vampires sont notre destin de pauvres humains. 

L’hypothèse d’Aoyama est alors que c’est nous qui hantons les morts et les empêchons de trouver le repos. Les fantômes de Tokyo Park cherchent un moyen d’échapper à notre souvenir pour trouver l’oubli. Koji a laissé intacte la chambre de son ami décédé. Une pièce emplie d’une légère brume où végète un spectre ensommeillé. Pour qu’enfin, Hiro connaisse le repos, il devra faire entrer dans la chambre une autre locataire : Misaki la fiancé de celui-ci, et avec elle accueillir un nouvel amour.



Entretien avec Shinji Aoyama




Qu'avez-vous fait depuis Sad Vacation qui date de 2007.

J'ai essayé de mener à bien plusieurs projets mais au Japon la situation économique s'est dégradée suite au crash des Lehman Brothers.  La production cinématographique est devenue difficile et mes projets étaient soit trop chers soit ne plaisaient pas aux producteurs.  Le projet le plus cher était un film de science-fiction de 400 millions de yens (100 millions 200 mille euros). Je voulais aussi tourner un film historique se déroulant pendant la seconde guerre mondiale. Pour ce film, j'ai essayé de récolter des fonds internationaux, en France par exemple. Mais au Japon, qui devait être mon principal investisseur, je n'arrivais pas à trouver de production. 


Comment la situation s'est-elle débloquée sur Tokyo Park ?

J'ai travaillé avec un producteur que je connais depuis 20 ans. Nous avons débuté ensemble lorsque j'étais assistant réalisateur et lui assistant producteur. Il m'a proposé d'adapter le roman de Shoji Yukiya qui est à la base du film en me disant que c'était inédit pour moi. En effet, en lisant le roman, j'ai constaté que je n'avais jamais traité ce genre de sujet. 


Qu'est-ce qui vous a particulièrement intéressé dans ce livre ?

En général, on me voit comme un réalisateur d'art et essais. Mes films possèdent un caractère anti humaniste ou en tout cas une forme de violence envers l'être humain. Après Sad Vacation, j'avais envie de m'éloigner de ce genre d'image. C'est la raison pour laquelle je voulais me tourner vers la science-fiction ou le film historique. Tokyo Park m'a offert l'opportunité d'aborder de nouveaux thèmes. 


Le colocataire fantôme et l'intérêt de la jeune fille pour les films d'horreur faisaient-ils partie du roman ?

Non, c'est nous qui avons rajouté ces éléments. Le fait qu'elle aime les films d'horreur nous a aidé à construire le personnage. Pareil pour le colocataire du personnage principal. Avec mes co-scénaristes, nous nous sommes demandé quel genre de garçon il pouvait être et nous avons eu l'idée d'en faire un fantôme. 


Que représentent les parcs pour les habitants de Tokyo ?

Je ne sais pas comment les Parisiens perçoivent leurs jardins, mais pour les Tokyoïtes, ces endroits leur permettent d'échapper à leur quotidien. Ils ont avec les parcs un rapport intime. Ils s'y rendent pendant leurs congés ou y vont manger et se relaxer pendant la pause de midi. C'est aussi un lieu que les écoliers traversent pour aller à l'école. Comme Tokyo est une ville pleine de bâtiments, de voitures et de bruit, cela leur permet de s'éloigner un moment de la pollution sonore. 


A Tokyo on peut passer d'une rue surpeuplée comme Takeshita Street à Harajuku à des espaces verts très calmes comme le parc de Yoyogi.

En effet, Tokyo, comme toutes les grandes villes du monde est composé de différentes énergies et de différentes strates. J'ai voulu me concentrer sur une de ces strates et la décrire précisément. Le Tokyo de mon film est assez éloigné de l'image qu'on a de cette ville à l'étranger.  


Les personnages aussi semblent construit selon différentes strates. Chacun révèle quelque chose d'inattendu sur sa vie ou sur ses sentiments. 

Oui, peut-être que le fait de vivre à Tokyo - ou sans doute dans n'importe quelle mégalopole - est lié à cette stratification. Chacun présente une façade aux autres et cache les différentes facettes de sa personnalité. J'espère avoir montré des personnages aussi complexes que la ville. La jeune fille semble un personnage très insouciant et joyeux mais en fait elle possède une face très sombre : elle n'aime que les films d'horreur et pense sans cesse à la mort. Sans que ce soit exprimé ouvertement, l'actrice a très bien su faire passer cette dualité. 


Il y a aussi le patron du bar. Au début, on pense qu'il est homosexuel, puis on le voit habillé en femme et finalement on apprend qu'il a été marié. C'est très inhabituel comme façon de construire des personnages et ça les rend très humains.

Je ne suis pas très au fait de la culture gay. Lors de l'écriture du scénario, j'ai réalisé quelques interviews autour de moi. J'ai appris que les homosexuels et les travestis étaient deux catégories de personnes distinctes. Le travestissement du patron du bar n'existait pas dans le roman. Pour moi, le personnage tente par-là de retrouver la femme qu'il a perdu, comme s'il voulait s'identifier à elle.  Je ne voulais pas que les personnages soient trop linéaires. C'est une des possibilités qu'offre le cinéma. 

Par exemple, quand j'ai vu Copie conforme d'Abbas Kiarostami, j'ai eu l'impression qu'il écrivait le scénario au fur et à mesure du tournage. Certaines idées avaient dû apparaître en cours de route, comme de faire des deux personnages un couple. 

Ce film m'a rappelé que le cinéma était une forme d'art qui permet justement ce type d'écriture et de manipulation. 


Le patron du bar qui se travesti pour retrouver l'image de sa femme, le garçon qui retrouve les souvenirs de sa mère en suivant une inconnue, sans parler du motif de la spirale évoquent Vertigo.

Nous avons écrit le scénario à trois et nous avions tous Vertigo à l'esprit. Pourtant nous avons réussi à aller au bout de l'écriture sans jamais prononcer ce titre. Au départ, j'avais l'intention de faire un film qui ne soit pas basé sur quelconque connaissance cinéphilique. Celle-ci a fini cependant par ressortir de façon inconsciente car c'est aussi une des strates qui composent ma personnalité.


Vous avez aussi composé la musique du film.

C'est la première fois depuis Eureka que j'écris la musique d'un de mes films. J'ai l'habitude de confier la musique à Hiroyuki Nagashima. Ma méthode est de le laisser travailler sans lui donner aucune indication. Mais pour Tokyo Park, j'avais le désir de tout changer. Je suis donc revenu à la musique de film. Je note des musiques de référence en écrivant le scénario ou bien je prends ma guitare et essaye de trouver une musique adéquate. Cette fois-ci, j'avais en tête les musiques de Randy Newman. Principalement l'album Songbook vol. 1. où il chante en s'accompagnant au piano. J'avais également à l'esprit Allen Toussaint, qui est un musicien de la Nouvelle Orléans. 


Vous citez une série B un peu oubliée des années 80 : Réincarnation (Dead and Buried) de Gary Sherman, qui est un film de zombie original et poétique.

Oui, c'est un film très étrange. On en parlait beaucoup avec Kiyoshi Kurosawa lorsque je travaillais avec lui. Il est sorti en DVD récemment et je l'ai revu lorsque j'écrivais le scénario. C'était toujours aussi génial. Il faisait donc partie de mon environnement à ce moment-là. J'adore les films de Gary Sherman, même s'il ne tourne plus depuis longtemps.


Avez-vous vous-même tourné l'extrait du film de zombies que les personnages regardent en DVD ?

Oui. Cette scène reflète complètement mon goût personnel. Dans le genre du film d'horreur, ce sont vraiment les films de zombies que je préfère. Je sais que personne ne s'attend à ce que j'aille dans cette direction car on ne me voit pas comme un réalisateur de films d'horreur. J'ai écrit chaque plan de la scène, très précisément, parce que ce genre de film demande une préparation minutieuse. Nous sommes allés jusqu'à créer la jaquette du DVD. 


Le titre Zombies vampires est assez farfelu. 

On a choisi le pire titre possible pour voir jusqu'où on pouvait aller dans la série B, voire Z (rires).


Aimeriez-vous réaliser un long métrage d'horreur ?

Oui j'aimerai beaucoup. Le seul problème c'est que Kiyoshi Kurosawa, qui est mon aîné et presque mon professeur, a excellé dans ce domaine. Jusqu'à présent, j'ai essayé de prendre de la distance par rapport à ce genre mais en réalité, je rêve de tourner un film d'horreur. 


Il y a plusieurs fantômes dans Tokyo Park. Pourquoi n'avez-vous pas développé ce goût pour le surnaturel pendant la vague de J-horror des années 2000 ?

Je me suis tenu éloigné de la J-horror justement pour voir ce qu'il était possible de faire en dehors de ce genre. Les possibilités étaient en fait très réduites, d'abord sur le plan financier. A cette époque, il était beaucoup plus facile de proposer des sujets qui allaient dans le sens de la J-horror pour attirer les producteurs. Depuis que ce mouvement s'est épuisé je me sens paradoxalement plus libre de dévoiler des parties de ma cinéphilie proches du cinéma de genre. Je n'ai toutefois pas l'intention de réaliser un film d'horreur. Sans doute, dans le futur, je ferai des films hybrides qui contiendront peut-être des éléments horrifiques sans qu'on puisse les rattacher à un genre.  

C'est la raison pour laquelle j'aime beaucoup L'Enfer (Jigoku, 1960) de Nakagawa. Il s'y passe tellement de choses imprévisibles qu'on ne sait plus de quel genre de film il s'agit. Psychose fait aussi partie de ce type de film. Le début et la fin ont une tonalité complètement différente.


Dans Sad Vacation, Eureka et maintenant Tokyo Park on retrouve un peu cet esprit. Les personnages empruntent des chemins inattendus pour trouver leur place dans le monde.

Davantage que trouver sa place dans le monde, je dirai plutôt qu'ils passent d'une auberge provisoire à une autre. C'est une forme d'errance. Je ne pense pas qu'il y ait une place définitive à trouver dans le monde. Ce n'est pas quelque chose de véritablement souhaitable : ce serait une sorte de mort. 

Sur ce point, l'exemple de la vie de mon père est assez important pour moi. Mon père est né au Japon et, tout de suite après sa naissance, ses parents sont allés s'installer en Corée. A cette époque, la Corée était encore colonisée par le Japon. Il est ensuite revenu au Japon et a fini par s'installer au nord de Kyushu. Je pense qu'à l'intérieur de moi, je cherche toujours à m'expliquer la vie de mon père. Cela influence certainement ma façon d'écrire mes personnages. 


Est-ce que l'on ressent la catastrophe qui a frappé le Japon à l'intérieur du film ?

Pendant le séisme j'étais dans un studio de mixage en train de concevoir le soud-design. Le film était pour ainsi dire achevé. Donc je ne pense pas que la catastrophe ait eu une influence véritable. Mais il est vrai qu'après le tremblement de terre et Fukushima, j'ai été amené à réfléchir sur le sens de mon travail. J'ai commencé à ressentir une forme de blocage. Heureusement il a fallu mettre en scène Glengarry Glen Ross de David Mamet qui est en représentation actuellement.  Cette expérience de théâtre était nouvelle pour moi et m'a permis d'avancer.

Finalement à l'issue de ces réflexions sur la position que je devais adopter, j'en suis arrivé à la conclusion que je ne devais pas changer et que je devais continuer malgré tout. J'ai toujours été conscient du problème nucléaire au Japon et je m'y suis toujours opposé. Par rapport aux gens qui ont subi la catastrophe et aux réfugiés, je ne peux que continuer à faire mon travail et à tourner des films qui, j'espère, leur sembleront intéressant. 

Propos recueillis à Tokyo le 13 juin 2011

Interprète Eleonore Mahmoudian











lundi 26 avril 2021

Tokyo des ruelles



Je réécoute souvent avec plaisir Tokyo Ville-monde, l’émission de France Culture qui est une balade dans la ville, où l’on croise des cinéastes aimés comme Kiyoshi Kurosawa et Shinji Aoyama ou le photographe Masataka Nakano, qui parlent de fantômes, d’une cité soudainement déserte ou de parcs où l’on peut aller à rebours du temps (voir ici). Un passage me plait particulièrement, lorsque l’écrivain Michael Ferrier compare Venise et Tokyo, et dit que les ruelles ont été construites sur d’anciens cours d’eau et bras de rivière. Il dit aussi qu'elles avaient pour but de protéger le palais du shogun des attaques de clans séditieux, emprisonnant les samouraïs dans des goulots. Si l’on s’éloigne des grandes avenues qui traversent la ville, Tokyo est selon l’expression consacrée une « mégalopole de village », chacun étant un labyrinthe de ruelles. Par celles-ci, Tokyo rejoint d’autres villes fantomatiques que sont Venise et Lisbonne, ce qui explique peut-être le culte qui entoure au Japon Fernando Pessoa. 

Pourquoi les ruelles sont-elles à ce point liées au fantastique et aux rêves ? Dans Opération peur de Mario Bava, je suis toujours enchanté par les ruelles gothiques embrumées qui forment le village hanté par Mélissa l’enfant spectrale. Elles me rappellent celui de mon enfance dans le Var et ses rues étroites, faiblement éclairées par des lampadaires en forme de lanterne, qui montaient jusqu’à la porte médiévale : empilement de maisons en pierre sinistres aux portes de garages en bois et aux volets fermés. Les traverser la nuit donnait le frisson : une main pouvait nous attraper et nous faire disparaître à jamais dans les ténèbres. Parfois j’y retourne dans mes rêves. Les ruelles de Tokyo sont tout autant hantées mais je n’y ai jamais peur. 

La ruelle est un endroit magique et l’hypothèse que ses serpentements épouseraient le souvenir de cours d’eau est fascinante. C’est ce qui explique peut-être pourquoi l’on part à la dérive dans Tokyo et que l’on soit portés par ses courants occultes. Ruelles de Kabukichô, où en marge des pachinkos et du Robot Restaurant, on peut se perdre dans un club secret de travestis. Ruelles de Nakano qui convergent vers l'Hotel World Kaikan et ses énigmatiques locataires (voir ici). Ruelles de Yanaka, où l’on peut voir glisser la silhouette équivoque de Shizuko, la femme fatale de La Proie et L’Ombre d’Edogawa Ranpo. Ruelles d’Asakusa et de Tamanoi où les ombres des écrivains Yasunari Kawabata et Nagai Kafû recherchent la maison close des Belles endormies ou celle de la prostituée O-Yuki. Dans certaines, le soleil ne pénètre pas ou si peu, et c’est là où se trouvent comme à Yanaka les commerces les plus désuets comme ces petits bazars tenus par les obachan où se côtoient outils, barils de lessives, cigarettes et conserves. Les ruelles sont l’espace étroit qui conduit à l’autre monde, et l’on ne s’étonnera pas qu’à Tokyo comme dans les autres villes qui n’ont pas rompu le contact avec leurs familiers, qu'elles soient aussi le territoire des chats.  



mardi 23 février 2021

Les sorcières de l'Orient





J'ai écrit pour le Festival de Rotterdam un petit texte sur Les sorcières de l'orient de Julien Faraut, réalisateur de L'Empire de la perfection. Un excellent documentaire sur une équipe de volley féminine des années 60, mythique au Japon.

Sur le site du festival ici



A voir ces quatre obachan (grand-mères) papoter joyeusement dans un restaurant, qui se douterait qu’elles furent les sportives japonaises les plus célèbres de leur temps ? Julien Faraut, auteur du magistral L’Empire de la perfection consacré à John MacEnroe, s’intéresse ici à d’autres championnes, bien plus méconnues en Occident : les « Sorcières de l’Orient », équipe féminine de volleyball qui remporta la médaille d’or aux jeux olympiques de Tokyo en 1964. Symboles d’un Japon qui allait montrer aux yeux du monde son dynamisme et tirer un trait sur les sombres années de guerre, elles sont issues du milieu ouvrier, plus précisément d’une usine de textile de Kaizuka dans la préfecture d’Osaka. 

Julien Faraut fait apparaître la réalité de l’entraînement derrière ce parcours flamboyant de 258 victoires. Après leur journée d’usine, ces jeunes filles à peine sorties de l’adolescence mettaient leurs corps et leurs réflexes à l’épreuve d’une discipline de fer. Il faut les voir, dans de fascinantes images d’archive, se faire bombarder sans relâche par les ballons de leur entraîneur. Le cinéaste va justement s’intéresser aux images elles-mêmes, comme un signe de la mutation du Japon vers les médias de masse. D’ouvrières, les jeunes filles sont transformées en sportives, puis en personnages de mangas et enfin de dessin animé. Les mangas spécialisés dans le sport étaient jusque-là réservés aux garçons et souvent centrés sur le base-ball. A travers les exploits des volleyeuses les filles pouvaient s’imaginer les héroïnes d’un évènement mondial. 

L’apport des Sorcières de l’Orient à la société et à la pop culture japonaise dépasse ainsi le cadre sportif.  Julien Faraut mêle les images de matchs à celles du dessin animé en un montage trépidant, confondant les joueuses et leurs représentations dessinées. Les jeunes filles semblent pourtant imperméables à cette starification, tous leurs efforts étant concentrés sur les quelques mètres carrés du stade. Le cinéaste respecte leur éthique en n’exposant pas leur vie privée et en les considérant d’abord comme une équipe et un groupe d’amies. 

Bien que musicalement et visuellement Les Sorcières de l’Orient soit extrêmement sophistiqué, Julien Faraut sait aussi s’effacer lors du match décisif des jeux olympiques. C’est un plaisir de revivre les grands moments de l’affrontement contre l’équipe russe, décuplé par notre connaissance de leurs surnoms et de leurs visages. 

Autre facette de ce passionnant documentaire : la personnalité de leur entraîneur, Hirofumi Daimatsu, surnommé « Daimatsu le démon », aussi dur et exigeant qu’un maître d’arts martiaux. Vétéran de la seconde guerre mondiale, Daimatsu était parvenu à survivre dans la jungle birmane pendant des semaines, ne perdant pas un homme de son bataillon. Sans doute est-ce cet esprit combatif et solidaire qu’il transmet à son équipe. La victoire des Sorcières de l’Orient anticipe les guerres culturelles et industrielles que le Japon du miracle économique allait mener dans cette seconde moitié du XXe siècle.



Seeing the four obachan (grandmothers) together, chatting happily in a restaurant, who would suspect that they were once the most famous Japanese sportswomen of their time? Julien Faraut, director of the masterful L’empire de la perfection (2018) devoted to tennis player John McEnroe, is interested here in other champions, much less known in the West: the ‘Witches of the East’, a women’s volleyball team that won the gold medal at the Olympic Games in Tokyo in 1964. Symbolising a Japan that would show the world its dynamism, and drawing a line under the dark years of war, they came from the working class. To be more precise, from a Kaizuka textile factory in Osaka prefecture. 

Julien Faraut brings to light the reality of the training behind this blazing course of 258 victories. After their working day at the factory, these young girls, barely out of their teens, tested their bodies and their reflexes with an iron discipline. Just look at them, in fascinating archive footage, being bombarded relentlessly by their trainer! The filmmaker is clearly and justly interested in the images themselves, as signs of Japan’s transformation towards mass media. From workers, young girls are transformed into sportswomen, then into manga characters and finally into cartoon characters. Until then, manga specialising in sports had been reserved for boys, often centred around baseball. It was through the exploits of these volleyball players that girls could imagine themselves as heroines of a world event.

The influence of the Witches of the East on Japanese society and pop culture therefore goes beyond sport. In a lively montage, Faraut mixes images of matches with those of the cartoons, fusing the players and their drawn representations. The young girls, however, seem impervious to this ‘starification’, all their efforts being concentrated on the few square metres in the stadium. The filmmaker respects their ethics. He does not expose their privacy, seeing them foremost as a team and a group of friends. 

Although musically and visually Les Sorcières de l’Orient is extremely sophisticated, the filmmaker also knows how to step aside in the decisive match of the Olympics. It’s such a pleasure to relive the great moments of the clash against the Russian team, enhanced by our new knowledge, recognising their faces and nicknames. 

There is another facet of this fascinating documentary: the personality of their trainer, Hirofumi Daimatsu, nicknamed ‘Daimatsu the demon’, who is as tough and demanding as a master of martial arts. A World War II veteran, Daimatsu had managed to survive in the Burmese jungle for weeks without losing one man from his battalion. No doubt it is this combative spirit of solidarity that he transmitted to his team. And so, the victory of the Witches of the East anticipates the cultural and industrial wars that the Japan of the economic miracle would wage in the second half of the 20th century.