Koji Wakamatsu et Masao Adachi furent les héros du cinéma des années 1960, faisant exploser toutes les catégories : du cinéma érotique et du cinéma politique, du commerce et de l’expérimental. Ils tournaient leurs brûlots en quelques jours, dans les rues, dans la campagne, sur les toits de Tokyo, dans des appartements minuscules. Et lorsqu’ils donnaient des caméras aux étudiants pour filmer les émeutes, ceux-ci pouvaient voir leurs images un mois plus tard dans les cinémas pornos de Shinjuku comme des newsreal révolutionnaires. Alors que les cinéastes de la nouvelle vague comme Oshima étaient des dandys et des intellectuels fascinés par l’Europe, Wakamatsu était un visionnaire sauvage. Adachi était plus timide, intellectuel, mais aussi plus idéaliste et déterminé. On en finit donc plus d’attendre que sorte en France, d’une façon ou d’une autre, Dare to Stop Us (2018) de Kazuya Shiraishi qui retrace leur vie à la charnière des années 70.
Hiroshi Yamamoto (Masao Adachi) et Arata lura (KOji Wakamatsu) |
L’un tournera L’Extase des anges, le dernier chef-d’œuvre des années rouges, et l’autre, après le fondamental AKA Serial Killer, ira rejoindre le Nihon Sekigun au Liban pour un exil de presque 30 ans. Dare to Stop Us, que j’ai eu la chance de découvrir au festival d’Udine, est produit par leur société historique, Wakamatsu pro, avec un budget minuscule ne permettant pas une réelle reconstitution historique. Shiraishi a donc choisi de s’en passer et fait hanter par ses personnages le Shinjuku contemporain comme si deux couches temporelles se superposaient. Mais au fond, rien de surprenant pour qui a expérimenté le caractère fantomatique de ce quartier dont certains territoires comme Golden Gai, appartiennent à un autre temps, et sont traversés par les spectres.
Arata Iura, qui n’avait pas réellement convaincu dans le rôle de Mishima dans Le jour où il choisit son destin, interprète ici génialement Wakamatsu. Si l’on parle de fantômes, il faut préciser que lura était présent dans le bar Nagisa, à Golden Gai, la nuit où le cinéaste a été renversé par le taxi, ce qui entraînera sa mort quelques jours plus tard. Nagisa, la patronne du bar, chanteuse et amante de Daido Moriyama qui lui consacra un livre, a elle-même disparue l’an dernier. On pourrait croire au lent effacement de ce qui fit la légende de ce quartier, refuge d’artistes, d’activistes et de noctambules, mais ce n’est pas le cas. Le bar est toujours ouvert et on y trouve les mêmes habitués, soixantenaires qui célèbrent encore, en silence, le culte de leur égérie. C’est un travail du même ordre qu’effectue Arata Iura faisant revivre Wakamatsu tel qu’il l’a connu, et sans doute tel qu’il a toujours été : un brigand, râleur, enfantin et combatif, et un cinéaste-né. Pour l’avoir rencontré plusieurs fois, je dois avouer avoir très ému, comme si le film me permettait de passer encore un peu de temps avec lui.
L’autre originalité de Dare to Stop Us est de montrer ce gang de mauvais garçons à travers le regard de Megumi Yoshizumi (Mugi Kadowaki), assistante réalisatrice ayant noué avec Wakamatsu une relation de père et de fille et secrètement amoureuse de Masao Adachi.
La jeune fille est la figure méconnue du mouvement, aspirante cinéaste n’ayant tourné qu’un moyen métrage (qu’est-il devenu ?) et qui, enceinte, se suicidera en 1971 à l'âge de 23 ans.
Elle travailla sur certains des films les plus importants de Wakamatsu comme Sex Jack et La Vierge violente et sur La guérilla des écolières d'Adachi. On la retrouve comme assistante, l'année même de sa mort sur le magnifique Gushing Prayer, the 15 years old prostitute d’Adachi qui parle de jeunesse perdue, de sexe, d’avortement et de suicide.
Elle travailla sur certains des films les plus importants de Wakamatsu comme Sex Jack et La Vierge violente et sur La guérilla des écolières d'Adachi. On la retrouve comme assistante, l'année même de sa mort sur le magnifique Gushing Prayer, the 15 years old prostitute d’Adachi qui parle de jeunesse perdue, de sexe, d’avortement et de suicide.
Si Gushing Prayer obéit à la charte du cinéma pink élaborée par Wakamatsu, il est plus doux et mélancolique. Ses quatre lycéens errent dans une ville brumeuse et essayent de comprendre à quel moment le sexe devient de la prostitution donc une valeur marchande. Est-ce nécessairement quand on le paye ? Et si l’on y prend du plaisir est-ce encore de la prostitution ? Et si l’on ne ressent jamais de plaisir, notre corps est-il encore nous-mêmes ? Est-ce un objet que l’on peut vendre ? La soumission des adolescentes aux adultes, professeurs qui les prostituent, les violent, les mettent enceintes et les abandonnent, n’est-elle pas aussi celle du Japon à l’Amérique ?
La prostituée de quinze ans, dégoûtée par cette société sans idéal, finira elle-aussi par se suicider. La balade de Yasuko est accompagnée par les lettres d’adieu de jeunes filles suicidées, mélopée d’outre-tombe bercée par les notes vaporeuses d’une guitare acid-folk. C’est de ce brouillard que revient dans Dare to Stop Us, Megumi Yoshizumi, cinéaste au film perdu et figure oubliée de la guerre de Tokyo.