Je n’en croyais pas mes oreilles en apprenant la parution de Box chez le Lézard noir. Depuis 2008 et Peur sur la ville, dernier tome la série Shiori et Shimiko, aucun manga de Daijiro Morohoshi n’avait été édité chez nous. Le plaisir est tout d’abord de retrouver intact le style drôle et émouvant de Morohoshi dans un manga datant de 2016. Les aventures de Shiori et Shimiko profitaient de la petite vague française du manga d’horreur des années 2000, qui nous apporta entre autres Tomie de Junji Ito, La Dame de la chambre close et Dragon Head de Mochizuki, ou encore Parasite de Hitoshi Iwaaki.
Face à ces récits de terreur parfois hardcore, La Tête décapitée ou Les Chevaux bleus relevaient d’un fantastique doux et fantaisiste évoquant davantage Philémon de Fred que Ring. Les deux lycéennes de la petite ville d’I-No-Atama parcouraient des univers parallèles étranges, peuplées de chevaux bleus, des fillettes possédées, de drolatiques chats humains ou de poissons dévoreurs de caractères d’imprimerie. Pour ces lectrices rêveuses, les bibliothèques étaient comme autant de mondes parallèles.
Box est lui-aussi un chef-d’œuvre d’étrangeté où sept inconnus se retrouvent piégés dans un bâtiment dont les portes, couloirs et dimension varient au gré des énigmes qu’ils doivent résoudre. L’étrange cube de béton est en soi une de ces boîtes, ancêtres du Rubik’s Cube et qui sont une spécialité japonaise. Il y a deux adolescents, dont l’un portant le prénom féminin de Megumi, une Lolita gothique douée d’un 6e sens, un couple de retraité, un expert en folklore et un architecte.
Il y a surtout Kyoko, jeune fille malicieuse, aventurière de l’occulte, et dont Morohoshi, dans la postface, nous apprend qu’elle change de personnalité selon les idéogrammes servant à écrire son prénom. Lorsque les participants résolvent une énigme, une part d’eux-mêmes devient invisible, comme le bout de crâne de la lolita gothique et, de façon plus burlesque, le pénis de Megumi. Au terme du premier tome (Box en comptera trois), rien n’indique comment les prisonniers de la boîte vont trouver une porte de sortie. Un thème sous-tend le récit : la bravoure des adolescents et la lâcheté des adultes, prêts à sauver leur vie coûte que coûte en abandonnant leurs compagnons.
Pour retracer la généalogie de la boîte, Morohoshi fait référence Kunio Yanagita (1875-1962), folkloriste dont les recueils de contes entraînèrent dans les années 60 et 70 un nouvel intérêt pour les légendes campagnardes. Le cinéma et le manga, avec le fameux yokaï-boom insufflé par Shigeru Mizuki, y trouvèrent leur inspiration. Au fond, ce que Yanagita a défriché sont les bases d’une folk-horror purement japonaise.Je ne sais pas si la légende d’une boîte apparaissant à divers endroits et époques du Japon appartient bien aux Contes de Tano (1910) de Yanagita, comme l’affirme un des personnages, mais la référence situe Morohoshi dans la tradition folkloriste. Le mangaka, son carnet de croquis à la main, parcourt les alentours de la capitale, pour en restituer amoureusement les sanctuaires shintô, les ruelles, les chats errants et les petits commerces désuets comme les librairies d’occasion.
L’un de ses chefs-d’œuvre est Amo-kun (2015) récit d’un père et de son petit garçon, dans une ville peuplée d’ombres, de rondes d’enfants fantômes, de créatures lugubres traversant les cimetières ou de mains-escargots. Tout un quotidien spectral et mélancolique qui au Japon se tient à la lisière du monde réel.
Morohoshi est aussi le créateur en 1974 de l’archéologue et chasseur de yokaïs Reijiro Hieda, adapté par Shinya Tsukamoto avec Hiruko the Goblin (1991). Ce ténébreux personnage, aux cheveux longs et à l’éternel costume noir, explore des mondes relevant autant des croyances shintos que de Lovecraft avec ces monstres tentaculaires grouillant dans les temples où surgissant de la mer.
Cette passion pour les croyances d’une Asie légendaire, autant japonaise que chinoise, constitue la base de l’art de Morohoshi. On pourrait rapprocher certains de ses mangas du grand courant archaïque et mystique des années 70, dont le fleuron au cinéma est Himiko (1974) de Masahiro Shinoda, portrait d’une chamane dans un Japon mythologique. Le visage blanc d’Himiko, ses vêtements également blancs, et ses yeux cernés de rouge pourraient avoir été dessinés par Morohoshi.
Les rites d'un Japon séculaires, les créatures improbables, homoncules reptiliens et escargots géants, ayant parfois fusionné avec des membres humains, ainsi qu'un fort penchant pour le surréalisme font de Morohoshi un frère de Kazuichi Hanawa (Tensui, l'eau céleste, La demeure de chair), la cruauté eroguro en moins.
Le style faussement naïf du mangaka, ses personnages enfantins, son trait de plume fourmillant et ses fascinantes gouaches, sont ceux d’un chamane qui aurait le pouvoir de scruter l’invisible et de remonter jusqu’aux temps les plus primitifs.
En 2018, je publiais L’Adolescente japonaise ou l'Impératrice des signes aux éditions le Murmure. Il s’agissait de suivre à travers l’histoire, la société et la culture, une figure et d’étudier ses métamorphoses. Au fond, j’appliquais la même méthode que dans Le Miroir obscur où c’était une sorte de vampire originel auquel le cinéma donnait différents pouvoirs et apparences. L'Adolescente était important pour moi puisqu’il me permettait de m’éloigner du cinéma et de m’aventurer dans d’autres territoires, du manga, à la photographie ou la musique pop. Il contient aussi les germes de Cérémonies, au cœur de L’Empire des sens, par l’étude de la condition féminine japonaise du XXe au XXIe siècle. En costume marin, blazer, ou tenue disco et fluo, la Shôjo a été mon guide, comme ensuite, Abe Sada dans les aspects parfois les plus obscurs de la société japonaise. Ce qu’il ne fallait jamais oublier était bien sûr que derrière l’icône enjouée du « cool Japan », se dissimulaient la détresse et les angoisses de jeunes filles bien réelles.
Le terme shôjo naquit dans la foulée des écoles non-mixtes de l’ère Meiji (1867-1912) dont l’un des grands enjeux fut l’éducation des filles. Son équivalent chez les garçons est shônen mais, comme le souligne l’universitaire Tomoko Aoyama, les deux termes ne sont pas égaux et suggèrent une « différence en pouvoir », alors qu’auparavant joshi (fille) et doshi (garçon) ne concernaient que la différence de sexe. Ce pouvoir, dont on se doute qu’il donnait la préférence au garçon, va s’inverser au cours des décennies suivantes, tout au moins symboliquement.
Au début du siècle, apparu la tenue des garçons : un costume noir à boutons dorés copié sur l’uniforme prussien de l’Université impériale. C’est en 1920, pendant l’ère Taisho (1912-1926), que les écolières se trouvèrent elles-aussi dotées d’un uniforme, sous l’impulsion d’Elizabeth Lee, directrice de la Fukuoka Jo Gakuin, l’école pour fille de Fukuoka. Le costume marin était inspiré par la tenue d’Albert Edward, Prince de Galles, et par celle des petits aristocrates du début du siècle (voir Tadzio dans Mort à Venise de Visconti).
On retrouvait cette notion de « différence en pouvoir » puisque l’adolescente était un matelot, voir un mousse, et le garçon, habillé en officier, son supérieur. En France, au moins depuis mai 68, l’uniforme est considéré comme un instrument de discipline réactionnaire, mais en ces débuts de la scolarisation des filles japonaises, il était avant tout le symbole de la modernité et de leur émancipation.
Ce qu’on apprenait autrefois à la jeune fille de classe inférieure, il est facile de le concevoir : les travaux des champs ou des petites entreprises artisanales comme le tissage, ou la fabrication d’ombrelles. L’adolescente de classe supérieure apprenait elle-aussi, tout simplement, à devenir une femme de classe supérieure. Son existence et même son apparence étaient emprisonnées dans un carcan aussi rigide que le bushido des samouraïs : l’arrangement de la coiffure répondait à un code précis, ainsi que la blancheur de la peau ou le rasage du duvet des joues et des sourcils. Que pouvait faire cette demoiselle en kimono sinon s’agenouiller pour apprendre le koto ou l’Ikebana, la « voie des fleurs » ? Entre les filles des milieux populaires et les aristocrates, se trouvaient les geishas dont l’éducation était autant, sinon plus, contraignante. La maîtrise des arts autant que celle de l’amour assuraient aux plus douées une place au sommet de la hiérarchie de Yoshiwara, le quartier réservé d’Edo ou celui de Gion à Kyoto. Cependant, destinées à un «usage» strictement masculin, les geishas ne s’appartenaient jamais en propre.
Ce que le système éducatif allait instituer était une « période d’adolescence ». Où se situait l’adolescence pour une petite paysanne illettrée qui depuis l’enfance aidait aux travaux des champs ? Pour une jeune aristocrate se mariant à 14 ans ? Pour une geisha vendue dès ses 10 ans à une maison de Yoshiwara ?
La courte période Taisho (1912-1926) fut l’une des plus belles du Japon du XXe siècle, marquée par le progrès social et l’ouverture culturelle à l’occident. En 1919, fut créée l’association de la Femme nouvelle dont l’un des combats était l’obtention du droit de vote (objectif qui ne fut réalisé par les Américains qu’après-guerre). L’écolière était donc une japonaise d’un type absolument nouveau. Elle pouvait enfin s’asseoir à un pupitre, et en short, s’adonner à la culture physique. L’uniforme était libérateur aussi bien intellectuellement que physiquement. La modernité était en marche mais c’est une catastrophe qui l'accéléra : le séisme de Kantô de 1923. Si on devait établir une équivalence française, ce serait les Années folles comme exorcisme des heures sombres de 14 et de la boucherie des tranchées. Signe de ce « délestage » des diktats d’une société ayant envoyée les hommes à la mort, les jeunes femmes se coupèrent les cheveux, donnant naissance à la mode des « garçonnes ».
(…)
On désigna l’esprit de l’époque comme « eroguro nonsensu ». La société était devenue érotique, grotesque et nonsensique, mais surtout frivole, urbaine, dévouée au plaisir et aux sentiments. Avec ses nattes, sa bicyclette et son costume marin, l’adolescente était de fait une petite sœur des moga (Modern Girls), apparaissant dans les publicités et les illustrations de Kasho Takabatake (1888-1966). Elles héritaient de ce mouvement particulier, dynamique et un peu torsadé, sans commune mesure avec la femme traditionnelle pétrifiée par le fard et le kimono. C’était une jeune fille en pleine santé qui sillonnait les villes avec ses camarades, souriante et les joues rosies par le plaisir d’appartenir à la modernité en marche. L’uniforme créait une figure immédiatement identifiable et dessinait ce que j’appellerai le « monde shôjo ». Pour définir ce nouveau territoire et les affects qui y circulent, il faut revenir à son compagnon, le jeune garçon ou shônen. Autour de la shôjo et du shônen, se développèrent des champs culturels plus ou moins distincts ayant encore cours aujourd’hui. Si l’on prend l’exemple des mangas et séries d’animation, ceux entrant dans la catégorie « shôjo » sont les histoires sentimentales et les romances historiques. Sont désignés « shônen » les récits de guerres médiévales, qu’ils soient modernes ou futuristes, et leur métaphore, le sport. Même pour le public français du début des années 80, il était évident que Candy était d’abord destiné aux filles et Goldorak aux garçons. Albator, autant shônen pour son imagerie guerrière que shôjo pour son héros ténébreux, rassemblait les deux publics. La classification est moins stricte que faisant office de marqueur pour des esthétiques et émotions différentes.
Yuki Aoyama, Schoolgirl Complex 2006
Ainsi le shônen est expansif, exaltant le courage, la fraternité, la maîtrise du corps et l’esprit de conquête. Le shôjo est intensif et travaille comme problématique principale la représentation des sentiments. Comme la dame de compagnie Sei Shôganon en faisait la liste dans Notes de chevet (1001-1010), il s’agit des « choses qui font battre le cœur ». On ne restreindra pas la catégorie shôjo aux seules histoires d’amour. En font également partie les histoires d’occultisme et de possession qui ne sont jamais que la survivance des sentiments après la mort.
Ito Shinsui, Girls full of Dreams (1952)
Matsuura Shiori (née en 1993)
Pendant Taisho, la shôjo bunka (culture des jeunes filles) se développa avec comme chef de file l’écrivaine Nobuko Yoshiya (1896-1973). Lesbienne revendiquée, elle popularisa le shôjo shôsetsu (littérature pour filles) aussi appelée Yuri (la fleur de lys) ou Classe S pour Sisterhood. Yoshiya connut le succès à 24 ans, en 1920, l’année même où l’uniforme marin est institué. Ses nouvelles, comme Hana Monogatari (Contes floraux) publié entre 1916 et 1924 dans la revue Shôjo Gahô (L’illustré des filles) ou Hikage no hana (Fleur de l’ombre) en 1934, racontaient des histoires d’amour passionnelles mais platoniques entre lycéennes. Yoshiya lança la mode littéraire du dôseiai (l’amour entre personnes du même sexe), qu’il s’agisse de filles ou plus tard de garçons. Ce type de relation était considéré comme normal à partir du moment où le couple visait à une stricte identité physique et vestimentaire. Il ne s’agissait pas qu’une jeune fille « féminine » et une « garçonne » échangent des vœux, ce qui ferait suspectée un amour plus physique. Seul le sentiment, exalté jusqu’au délire, est permis dans ces récits.
La « sororité » que mettait en scène Yoshiya était le miroir inversé de la fraternité virile des récits pour garçons se déroulant dans les mondes clos de l’armée ou des équipes sportives et jouant, bien que de façon moins explicite, avec des sentiments homosexuels. Le succès du shôjo shôsetsu fut tel qu’il provoqua des phénomènes wertheriens de suicides, comme ces adolescentes allant se jeter dans le cratère du volcan du Mont Mihara pendant les années 20. Il s’ensuivit une répression de l’homosexualité féminine, condamnant certains thèmes littéraires et tout ce qui était supposé entraîner de relations « contre natures » : trop grande proximité entre filles, échanges de lettres, de fétiches amoureux… Un monde sans hommes
La littérature yuri est presque inconnue en France sinon pour avoir inspiré les mangas et dessins animés shôjo. On peut établir un parallèle avec Colette en France et le roman Claudine à l’école (1900) qui joue aussi sur des sentiments lesbiens entre élèves et jeunes professeures ou plus tard Violette Leduc et le chef-d’œuvre Thérèse et Isabelle (1966). Yoshiya était cependant moins ironique que l’une et moins érotique que l’autre. De façon très japonaise, Colette popularisa une mode vestimentaire : le fameux « Col Claudine ». Cette jeune écrivaine, phénomène littéraire des Années folles, décrivait un monde non exempt de perversité et de malice, comme lors de la séduction de la jeune professeure Mademoiselle Aimée par Claudine.
Violette Leduc avait quant à elle une conscience plus aigüe encore de l’adolescence féminine comme communauté. Le « je » de la narratrice passe au « nous » lorsqu’elle décrit la routine des pensionnaires, moment fascinant, au rythme parfait, où les individualités laissent place à une grande mécanique un peu monstrueuse : « Nous avancions jusqu’au réfectoire, nous prenions les pots de grès dans les casiers, nous beurrions des tartines asymétriques. A huit heures moins dix, la directrice entrait. Nous lâchions le pain beurré, nous nous mettions au garde-à-vous. » Thérèse et Isabelle ne peuvent faire l’amour que clandestinement, la nuit, au cœur du pensionnat, entourées de leurs camarades endormies. Lorsqu’elles tentent de vivre leur passion à l’abri d’une chambre d’hôtel, cela se solde par un fiasco. La passion entre filles ne peut exister et se dérouler qu’à l’intérieur du monde shôjo, se nourrissant des sentiments embryonnaires et des rêves inavouables des autres pensionnaires. A l’extérieur, elle est empoisonnée par la laideur du monde adulte et se fane.
On ne sera pas surpris par la popularité au Japon du film de Leontine Sagan Jeunes filles en uniforme (Mädchen in Uniform, 1931) qui remporta le Kinema Junpo Award du meilleur film de langue étrangère à Tokyo en 1934. Tous les éléments du monde shôjo sont présents : un pensionnat à la discipline militaire, la passion d’une pensionnaire blonde pour sa jeune professeure brune, le romantisme noir (elle porte l’uniforme d’une précédente élève suicidée par amour) et une représentation de Rodrigue de Schiller où, déguisée en garçon, elle avoue son amour. Cela ne pouvait que plaire au public vouant un culte jamais démenti aux opérettes du Takarazuka, troupe exclusivement féminine fondée en 1914. La troupe se partage alors entre otokoyaku (rôle d’homme) et musumeyaku (rôle de jeunes femmes). Ces « acteurs » ténébreux et fardés, efféminés et sans âge, sont de véritables idoles pour un public généralement composé de femmes mûres. Qu’importe que les pièces représentent Autant en emporte le vent, La Rose de Versailles ou même la Révolution d’octobre, le Takarazuka fascine en tant que troupe, comme un monde shôjo qui se serait perpétué au-delà de l’adolescence. Ici l’homme n’a aucune existence concrète, il n’est qu’une « forme d’homme » de le même façon que le terme onnagata, désignant le spécialiste des rôles féminins dans le kabuki, peut se traduire comme « forme de femme ».
Les dessinatrices de mangas, qui sont pour la plupart leurs propres scénaristes allaient suivre le chemin tracé par Nobuko Yoshiya. Ce passage à la narration graphique offrait une représentation visuelle immédiate de l’adolescente et en popularisa les signes : uniforme, coupe de cheveux, expressions. L’appréhension immédiate du monde shôjo permit également de faire apparaître la nature exclusive d’un univers bouclé sur le féminin.
L’allée des cerisiers, 1957
L’histoire du manga pour filles se confond avec celle de la reconnaissance de la mangaka comme artiste. Les premiers auteurs furent des hommes comme Tezuka (Prince Saphir 1953, premier manga à aborder le thème du travestissement) ou Macoto Takahashi avec Sakura namiki (L’allée des cerisiers, 1957), qui posèrent les bases esthétiques du genre : travestissement, communauté féminine, hypersensibilité des personnages lisible dans leurs grands yeux, mis en page éclatée répondant à une dynamique des sentiments. Il fallut attendre les années 70 pour que des auteures/dessinatrices prennent le pouvoir sur le genre. On nomma groupe de l’an 24 (Nijûyo nen Gumi), cette communauté informelle de dessinatrices nées aux alentours de 1949, soit la 24eme année de l’ère Showa. Ses plus célèbres membres furent Moto Hagio (Le cœur de Thomas, 1974), Keiko Takemiya (Kaze to ki no uta, La Chanson du vent et des arbres, 1976) et Riyoko Ikeda (La Rose de Versailles, 1972). Le groupe réintroduisit dans le shôjo manga la dimension homosexuelle des livres de Nobuko Yoshiya, inventa le shônen-ai (amour entre garçons), appelé à connaître un immense succès, et s’empara de genres jusque-là réservés aux garçons comme la science-fiction (Andromeda stories - Keiko Takemiya, 1976, Nous sommes onze - Moto Hagio, 1977).
La Chanson du vent et des arbres
Véritable diva devenue d’ailleurs chanteuse lyrique, Riyoko Ikeda fut la personnalité la plus flamboyante du shôjo manga. On sait son addiction aux médicaments pour tenir les rythmes frénétiques de parution de La Rose de Versailles. Sa dépression nerveuse peut se lire dans les moments de doute d’Oscar du 14 juillet 1789 (chapitre 8. Le destin qu’on s’est choisi) qui la précipitent dans les ténèbres. Cette noirceur est encore plus apparente dans Très cher frère (1975), où elle explore avec précision l’organisation d’un monde parallèle obéissant à ses propres lois. La première question est : que faire du grand « autre », le masculin ? Il faut commencer par l’idéaliser pour mieux l’exclure. Le « très cher frère » du titre est un jeune professeur, confident épistolaire de l’héroïne Nanako. Les lettres à ce « frère », auquel elle demande d’ailleurs de ne pas répondre, forment le corps du récit : l’année de seconde de Nanako dans un lycée privé non mixte. Habilement, la figure masculine est verrouillée, rendue lointaine, pour voir ses signes redistribués à l’intérieur du monde shôjo. Les lycéennes sont caractérisées selon deux modes : les nouvelles venues appartiennent encore à l’enfance et sont dessinées selon les critères kawaï des années 50 : menues, de grands yeux et des uniformes rappelant ceux des écoles européennes du début du siècle. Les terminales sont au contraire grandes et élancées, leurs traits et leurs corps déjà adultes. L’intrigue gravite autour du Club de la rose, sororité regroupant les plus belles et talentueuses élèves, et qui se révèle un nœud de vipères dominé par une reine vicieuse, l’insensible Fukiko. A la féminité parfaite mais glaciale, comme sculptée dans le mal, de Fukiko répondent deux figures de filles-garçons : « altesse Kaoru », brune et sportive et Rei Asako, alias Saint-Just, blonde, tourmentée et physiquement proche de l’Oscar de La Rose de Versailles. Rei et Kaoru font l’objet d’un culte fiévreux chez les lycéennes qui ne cessent de se disputer leurs faveurs. Ce n’est pas un manque de partenaire amoureux qui crée ces figures de filles-garçons : le monde shôjo est androgyne, complet et auto-suffisant. La sexualité elle-même est sublimée par les sentiments portés à leur plus haute intensité. Très cher frère est un mélodrame gothique entre Dario Argento et Douglas Sirk : il n’y a jamais trop de colombes, de pétales de fleurs et de miroirs brisés. Pourtant le sadisme, l’inceste, l’homosexualité, la drogue et la maladie (symboliquement le cancer du sein qui provoque la mort de Kaoru) gangrènent le monde shôjo, signe du pessimisme d’Ikeda qui ne décrivait jamais, comme dans La Rose de Versailles, que la chute des royaumes.
Le monde shôjo, on peut se faire une idée de son mécanisme en lisant L’Empire des signes (1970) de Roland Barthes. La femme est quasiment absente du livre de Barthes, excepté quelques images. Elle n’apparait que sous la forme de signes, de code, lorsqu’elle est « traduite » par l’acteur de kabuki. Au masculin comme support d’une « citation » de femme (mais qui ne signifie pas une annulation, bien au contraire, de la virilité), répond dans le monde shôjo la traduction du masculin par les héroïnes (ce qui ne signifie pas non plus une annulation de la féminité). Dans les deux cas, l’androgynie n’aboutit pas à une neutralité du genre mais à la construction de figures puissantes et médusantes.
L’androgynie fut l’un des éléments récurrents de la culture du plaisir qui se développa autant au Japon pendant la période de l’eroguro nonsensu, qu’en France pendant les Années folles ou en Allemagne pendant la république de Weimar. Elle fut peu à peu érodée par la crise des années 30, puis anéantie par la guerre. La « forme d’homme » dont le Japon fit la propagande était bien loin des Don Juan aux yeux de biche du Takarazuka. C’était un bataillon de jeunes garçons aux cheveux ras et au corps sec qui allait mourir en Mandchourie puis écraser ses avions en flammes sur les navires américains. Les images les plus marquantes qui nous sont parvenues d’un monde shôjo littéralement asphyxié sont celles d’un groupe de lycéennes défilant en masque à gaz.
On pourrait dire que la boucle est bouclée et que ce Nouvel Eté des Yakuzas signe la fin d’un cycle de visionnages de plus d’une centaine de films. Je ne suis pourtant qu’un novice dans l’exploration de la pègre japonaise et je ne peux que continuer mon apprentissage. En ces jours caniculaires, je me suis particulièrement intéressé à Yujiro Ishihara qui fut l’une des plus grandes idoles du pays, toutes époques et catégories confondues.
Sa gueule d’ado révolté à la dentition elle-aussi révoltée et ses cheveux coupés en brosse ne sont pas que les signes distinctifs d’une figure pittoresque. Yujiro fut un excellent acteur, nerveux et naturel, au charisme ravageur. Mort le 17 juillet 1987 à 52 ans, il n’avait jamais cessé de tourner et de chanter, et ses CD trônent encore dans les Tower Records de Tokyo. Ses merveilleux morceaux de enka font encore chavirer le coeur des mémères dans les bars de nuit de Shinjuku.
10 juin
Takashi Ishii, mangaka et cinéaste culte est mort le 10 juin à l’âge de 76 ans. Black Angel, Angel Guts, Flower & Snake, Moonlight Orchid...., les mangas et films d’Ishii, sont peuplés de femmes en tailleurs ou imperméables, les cheveux longs, armées et évoluant sous une pluie sans fin. Toutes nommées Nami, elles sont les victimes de violeurs en série ou d’infmes yakuzas. Elles rendent la justice dans un Tokyo sombre et oppressant. Son style tout en néons bleutés, à la fois clinquant et désespéré, a contribué à forger l’esthétique du cinéma japonais des années 80 et 90.
13 juin
Red Silk Gambler / Hijirimen bakuto (1972) de Teruo Ishii
Ninkyo eiga féminin dans la veine la plus luxuriante de Teruo Ishii dont les héroïnes principales sont Okatsu (Eiko Nakamura) alias Tiger Lily, joueuse et yakuza, Omon (Hiroko Fuji), combattante aveugle, Onaka (Junko Matsudaira), voleuse voulant venger la mort de son père, Ohide (Sanae Tsuchida), tatoueuse au dos recouvert par un dessin de dragon.
Tout un panel de personnages habituellement interprétés par Ken Takatura, Koji Tusuta ou Shintaro Katsu. Les femmes yakuza s’appellent entre elle « aniki » et « kyodai », ce qui devient « sœur aînée » et « sœurs de sang », meurent dans les bras l’une de l’autre et marchent vers leur destin, c’est-à-dire le massacre final. Comme dans la série Red Peony Gambler, Bunta Sugawara tient un rôle secondaire et meurt dans les bras d’Okatsu.
Bien sûr on aurait aimé que cette inversion des genres (imaginaire puisque les femmes yakuza n’existent pas) soit traitée avec plus de sérieux (c’est ce qu’auraient Tai Kato ou Hideo Gosha) mais le film est d’abord une débauche d’effets visuels, de couleurs délirantes, et d’expérimentations : scène de tatouage où les prisonnières se servent des pigments servant à teindre des papiers ; bataille dans les ténèbres de la sabreuse aveugle ; duel devant une immense estampe érotique ; plan final iconique qui est l’un des plus beaux du ninkyo eiga.
Le sadisme carnavalesque de Teruo Ishii se déchaîne une nouvelle fois sur un récit d’Oniroku Dan (Fleur secrète) le plus grand écrivain BDSM japonais. On y verra une femme se faire violer par des hommes déguisés en démon sur une scène de théâtre.
Ce grand moment ero-guro égale les films érotiques tournés par Ishii comme Orgies sadiques de l'ère Edo ou L’Enfer des tortures. Reiko Ike, actrice plantureuse spécialisée dans l’érotisme et le pinky violence fait elle-aussi partie de la distribution. Dans le rôle d’Onaka, Eiko Nakamura, est d’une beauté aussi magnétique que Junko Fuji mais, il faut le reconnaître, moins bonne combattante. Cela importe peu puisque l’art de Teruo Ishii est d’abord celui du montage, proche du manga, découpant les combats en tableaux vivants, postures, inserts et aplats de couleurs.
20 juin
Yakusa, enquête au cœur de la mafia japonaise, de Jérôme Pierrat et Alexandre Sargos
Il n’y a que huit livres « non-fiction » consacrés aux yakuzas sortis en France.
Le dernier que j’ai lu, Yakusa, enquête au cœur de la mafia japonaise, est aussi l’un des meilleurs.
Jérôme Pierrat et Alexandre Sargos parviennent à tirer un récit clair des la formation des gangs, alors que les autres livres nous perdent souvent dans une multitude noms et de faits de guerre. Sont ainsi mises en évidence certaines distinctions comme la différence entre yakuzas et gurentai. Ces derniers sont des « gangsters à l’américaine » moins à cheval sur le code d’honneur et les années d’apprentissages. « Les gurentai sont formés d’anciens soldats, d’ouvriers licenciés, et d’étudiants mobilisés pendant la guerre. » Leur morale est davantage celle du « tout tout de suite » que les cérémonies et les longues palabres. J’apprends ici que Noburo Ando, qui était un gurentai et non un yakuza « de souche », avait des méthodes expéditives, très « Chicago », comme mitrailler à l’improviste le bureau d’un chef ennemi. Ando était un gangster attiré par le jeu et le monde du showbizness, toujours tiré à quatre épingles. Une sorte de Bugsy Siegel japonais. Est relatée la dissolution de son gang dont on peut voir des images dans le documentaire Yakuza-Eïga, Une Histoire du Cinéma Yakuza (2008) d’Yves Montmayeur ( voir ici). Les membres du Ando-gumi désormais sans chef, déménagèrent à Shibuya en 1964 et formèrent le Mizuta-gumi. Ils quittèrent leurs méthodes agressives et s’alignèrent sur le système yakuza. On retrouve également Masatoshi Kumagai, figure principale du documentaire Young Yakuza de Jean-Pierre Limosin et du livre d’entretiens Confessions d’un yakuza. Ce qui tend à prouver que M. Kumagai est le plus médiatique (et présentable) des gangsters japonais.
Comme dans Young Yakuza, il insiste sur la formation des jeunes recrues et leur long apprentissage qui peut durer quatre ans. Alors que les « piranhas », les adolescents de la mafia napolitaine prennent du galon avec leurs faits d’armes, leurs équivalentss nippons mènent une vie de corvée abrutissante jusqu’à ce qu’on les autorise à des actions plus conséquentes, et plus tard à former leur petit clan. Insigne honneur, ils peuvent aussi passer quelques années en prison, à la place d’un « frère ainé ». En réalité, ils ne deviennent jamais autonomes, payant une sorte de patente au clan principal et mettant la main à la poche toute l’année lors d’innombrables cérémonies. Bref on n’hésitera pas à dire que c’est bien souvent une vie de con. Les deux auteurs notent aussi l’arrivée d’une nouvelle génération dans les années 90 et 2000, des diplômés formés à la finance et l’informatique. Choses qu’on ne pouvait demander aux chinpira davantage versés dans l’extorsion. Ces jeunes aux dents longues, sortes de yuppie-yakuzas, ne suivaient évidemment pas le cursus habituel de leurs camarades. Je ne sais pas si le cinéma s’y est intéressé mais on imagine qu’un tel personnage, évoluant lors de l’éclatement de la bulle économique ou tenant d’initier un oyabun à l’Internet, pourrait donner lieu à une bonne série.
5 juillet
Tempura n°10 : spécial crime
Le numéro d’été de Tempura, revue à laquelle j'ai le plaisir de collaborer, est particulièrement riche en malfrats tatoués. Sur la couverture, Satoro Takegaki expose ses tatouages devant un tigre peint sur un paravent.
Interviewé par Jake Adelstein, ce repenti qui est désormais est devenue une sorte d’aide sociale dans son quartier (particulièrement attentif aux enfants victimes de harcèlement), raconte comment il a manqué l’occasion de devenir acteur de cinéma. Dans les années 60, il était un de ces chinpira recrutés par la Toei dans les gangs pour faire de la figuration. Repéré par le grand acteur Tamasaburo Wakayama, il préfèrera prêter fidélité à un parrain local. Ce qu’il regrette amèrement aujourd’hui. Takegaki parle avec ferveur de Koji Tsuruta, l’acteur préféré des yakuzas, incarnation du Ninkyo.
Dans le numéro, Adelstein revient sur ses années d’apprentissage dans le journalisme à Tokyo et affirme que les chefs d’entreprise sont bien pire que les yakuzas.
Des photos d’Adelstein datant de ses débuts à au Yomiuri Shimbun permettent de bien faire la différence avec son incarnation par Ansel Elgort dans la série Tokyo Vice. La réalité est moins glamour, plus besogneuse, mais également plus dangereuse. Ce qui n’empêche bien sûr pas d’estimer cet excellent TV Show.
Un reportage d’Alissa Descotes-Toyosaki nous fait partager le quotidien tumultueux, d’essence et de vitesse des Bosozoku, les gangs de motards japonais, qui dans les années 70 fournissaient aux « gumi » leurs jeunes recrues.
10 juillet
High Noon for Gangsters / Hakuchu no buraikan (1961) de Kinji Fukasaku
Cruel Gun Story / Kenjū zankoku monogatari (1964) de Takumi Furukawa
Avant de s’immerger dans le Ninkyo-eiga, la Toei suivait la Nikkatsu dans la voie du film noir. c’est là où débuta Kinji Fukasaku dans des films nerveux et nihilistes où les gangsters se déchirent pour des magots au fond dérisoires. High Noon for Gangsters est son premier véritable long métrage personnel. Le braquage d’un fourgon de banque n’est qu’un prétexte pour une critique du racisme à travers deux personnages : un GI noir et une prostituée, métisse afro-japonaise, rejetés par leur milieu, qu’il soit américain ou japonais.
Le style fullerien de Fukasaku est déjà explosif comme sa façon d’inclure un insert anamorphosé pendant une collision, comme si l’image se tendait, prête à se rompre.
Chaque plan sur le visage de la métisse est un manifeste de la solidarité de Fukasaku envers les outcasts, qu’ils soient yakuzas, prostituées, coréens, ou métisses.
Cruel Gun Story reprend l’idée du braquage de fourgon et le MO du film de Fukasaku : détourner le véhicule sur une route de campagne pour abattre froidement escorte et chauffeurs. Comme dans High noon for gangsters, les malfrats vont s’entredévorer pour la possession de deux valises remplies de yens. L’intérêt du film est la recréation de Joe Shishido en gangster cool, portant lunettes de soleil, et élégant manteau pied-de-poule, et déjà les joues remodelées par la chirurgie esthétique. Cruel Gun Story le mènera à d’autres rôles de gangster ou de hitman et surtout à La Marque du tueur de Seijun Suzuki.
15 juillet
The Yakuza (1975) de Leonard Schrader
Mohamed Bouaouina m’a transmis cette merveille : le roman Yakuza de Leonard Schrader. Il ne s’agit pas d’une novellisation mais d’un roman original que son frère Paul décida d’adapter et qui, retravaillé par Robert Towne, devint le classique de Sidney Pollack.
16 juillet
Bunta Sugawara, mannequin de mode.
Avant de devenir la star des films de yakuzas, Bunta fut à la fin des années 50 un jeune modèle de magazines de mode.
Sa minceur et sa haute taille, proche d’Anthony Perkins, en font la parfaite incarnation du jeune japonais décontracté au mode de vie occidental. Plus tard, Bunta même en incarnant des gangsters sanguinaires, conserva cette élégance racée.
23 juillet
The Hard Core Criminal / Miike kangoku Kyoakuhan (1973) de Shigehiro Ozawa
Film de prison noir et violent surpassant ce que j’ai pu voir dans le genre, y compris la célèbre série d’Ibashiri. En fait de prison, il s’agit plutôt de travaux forcés dans une mine et les tatouages des yakuzas se mêlent à la boue et à la suie. Du labeur des prisonniers, corvéables à merci, les gardiens et industriels tirent d’abord du profit, n’hésitant pas à exécuter les plus récalcitrants.
On peut donc dire qu’il s’agit d’un film appartenant à l’aile gauche du film de yakuza puisque critiquant à la fois les aspects inhumains du système carcéral et un capitalisme poussé à son extrême, les prisonniers devenant une métaphore des ouvriers (ironiquement, les véritables yakuzas se rangeaient du côté des patrons et brisaient les grèves). Le film est aussi remarquable pour la confrontation de deux acteurs mythiques, hors de leur registre : Jo Shishido (en rupture de la Nikkatsu) et le sociétaire du genre pour la Toei Koji Tsuruta.
Shishido n’est plus ce tueur cool, cartoonesque et élégant tandis que Tsuruta est très loin de son style suave. Tous les deux sont sales, le visage et le corps marqués, et se battent pour s’extraire de ce monde littéralement infernal. Shigehiro Ozawa se montre d’une belle inventivité dans ces scènes où les corps noircis se mêlent, lors d’une évasion où Tsuruta n’est plus qu’une petite silhouette dévalant une colline et l’enchainement d’une série de plans expérimentaux.
Le sacrifice de Shishido et Tsuruta, massacrant les gardiens à la dynamite, est aussi l’un des plus forts du genre, dépassant les habituelles guerres des clans pour se confondre avec la lutte finale et universelle des damnés de la terre.
24 juillet
La Maison de bambou / House of Bamboo (1955) de Samuel Fuller
La Maison de bambou est le premier film américain intégralement tourné au Japon. Le Tokyo tout à la fois pauvre et reconstruit dix ans après la capitulation devient une de ces zones troubles où se croisent policiers américains et japonais, GI’s ayant tourné gangsters, flics infiltrés. La véritable pègre japonaise en est totalement absente, ce qui est étrange car on imagine mal des yakuzas laissant des gangsters américains « protéger » des pachinkos et commettre des braquages au nez et à leur barbe. Méconnaissance des yakuzas de la part de Fuller ? Crainte d’exposer des codes probablement incompréhensibles pour le public américain ? ou prudence pour ne pas se voir refuser le tournage au Japon, élément commercial indispensable ?
On a ainsi l’impression que les personnages évoluent dans un rêve étrange à la lisière du Japon, et jamais totalement à l’intérieur. Des expatriés, prisonniers d’un monde de surfaces. Lorsque Robert Stack, flic de l’armée cherchant à infiltrer dans le gang, débarque à Tokyo, mal rasé et sale, son imperméable ouvert, retenu par une ceinture, évoque un kimono de rônin.Si sa relation avec Shirley Yamaguchi constitue la love story du film (et un vrai couple mixte acteur américain/actrice japonaise), il exécute assez froidement sa mission. Le trouble et les sentiments sont tout entiers contenus chez son adversaire, Robert Ryan, que Fuller décrit franchement comme un homosexuel, aveugle à la traitrise pourtant évidente de son homme de main. « Tout ce que je sais, c’est que c’est le personnage de Ryan qui m’intéressait. C’est un gangster, un tueur. Il aime d’abord un homme. C’est tout. Arrive un autre homme qu’il aime plus que le premier. C’est tout. C’est aussi simple que ça. La jalousie. Ce n’est pas Stack qui m’intéresse, c’est Ryan, le pivot ! » Cet amour est ce qui se rapproche le plus des sentiments virils et passionnels entre frères de sang des films de yakuza à venir. Ryan va lui-aussi voir s’affronter son humanité le poussant vers Robert Stack et le code qu’il a mis en place (l’exécution impitoyable des complices blessés)
Si La Maison de bambou a eu une influence sur le cinéma japonais ce n’est pas tant sur le film de yakuza proprement dit (davantage proche du western) que sur ce qui le précède : le film noir d’inspiration américaine comme par exemple High Noon for Gangsters (1961) de Fukasaku, reprenant le thème du braquage d’un fourgon de banque. D’ailleurs le génial premier hold-up avec le gang en silhouette courant devant des entrepôts pourrait venir d’un Fukasaku.
Tous les 15/20 ans, le hard-boiled américains retentera l’expérience japonaise, d’abord en 1974 avec The Yakuza de Pollack, puis en 1989 avec Black Rain de Ridley Scott.
25 juillet
La sulfureuse Irina Ionesco est morte à l’âge de 91 ans. Si elle nous intéresse ici c’est pour le livre Le Japon interdit (2004) où elle prit quelques beaux clichés de yakuzas aux bains.
26 juillet
La Nikkatsu, du Tayozoku au film de yakuza
The Rusty Knife
Si le ninkyo-eiga de la Toei vient du film de sabre classique, son équivalent Nikkatsu a une autre origine. Tout d’abord le film de jeunes rebelles ou Tayozoku comme La saison du soleil ou Passions juvénile, dont les scénarios étaient adaptés par Shintaro Ishihara de ses propres récits. Le Tayozoku permit l’émergence de toute une génération de jeunes acteurs, et en premier lieu du frère de l’écrivain Yujiro Ishihara, Star absolue des années 50-60, tel une version nippone de James Dean. Ces blousons dorés, bien que fils de bonne famille, se tenaient à la lisière de la délinquance et étaient violents et arrogants. Ils étaient l’équivalent bourgeois des chinpiras, ces petits voyous excités gravitant autour des yakuzas et accomplissant tant bien que mal leurs basses œuvres.
Akira Kobayashi
Dans Le printemps a manqué son pas (aka The Boy Who Came Back - Seijun Suzuki, 1958), Akira Kobayashi est l’image même du futur chinpira passant par des maisons de redressement, fréquentant de jeunes délinquants, parmi lesquels Joe Shishido.
Il est finalement sauvé par une opiniâtre assistante sociale génialement interprétée par Sachiko Hidari, qui cinq ans plus tard sera l’épouse en crise d’Elle et lui de Susumu Hani et surtout La Femme insecte d’Imamura.
Sachiko Hidari
Lorsque la jeunesse du soleil s’est mise à décliner, Yujiro et les acteurs apparus dans son sillage comme Akira Kobayashi et Joe Shishido rejoignirent naturellement un nouveau genre à succès : le polar made in Japan ou ce que l’on nomme aujourd’hui « Nikkatsu Noir ». Un de ses premiers succès est le magnifique I’m Waiting de Koreyoshi Kurahara (1957), également sur un scénario d’Ishihara suivant lui-aussi le mouvement.
Yujiro interprète le patron d’un restaurant, ancien boxeur rencontrant au bord d’un fleuve une jeune fille désespérée proche du suicide. Il s’agit évidemment de Mie Kitahara, sa partenaire habituelle au style un peu « existentialiste », et par ailleurs son épouse jusqu’à la fin de sa vie.
Ce beau film mélancolique s’inspire davantage du réalisme poétique français, et en particulier de Quai des brumes que du film noir américain. Red Pier de Tochio Masuda se base quant à lui sur Pépé le Moko, le port de Kobe remplaçant Alger, et Yujiro en costume blanc et lunettes noires, Gabin.
L’allure chic du jeune acteur, son attitude cool et arrogante, et son romantisme vont marquer durablement la Nikkatsu servant de modèles à Akira Kobayashi dans ses rôles de yakuza, à Joe Shishido en hitman et surtout à Tetsuya Watari dans le Vagabond de Tokyo, dont le costume deviendra bleu.
Akira Kobayashi, Yujiro Ishihara et Tetsuya Watari
A ses débuts, Watari devra beaucoup à Yujiro Ishihara, dont il constitue une version plus poupine, avant d’affirmer un style personnel et nihiliste chez Fukasaku avec Le Cimetière de la morale et Tombe de yakuza et fleurs de Gardenia. Par ailleurs excellents chanteurs, ces acteurs ne manquent jamais de pousser la chansonnette offrant à la « enka yakuza » quelques classiques.
Dans les films Nikkatsu noir, les yakuzas font partie du décor En tant que crime organisé, il ne fait aucun doute qu’ils appartiennent à un « gumi », le mot yakuza est parfois prononcé et ils s’appellent « aniki » mais leur folklore est celui des gangsters américains.
Red Pier
Outre la peinture du héros en jeune dandy désabusé, la Nikkatsu expérimente durant sa période noire des décors qui deviendront récurrents : les ports de Tokyo ou de Kobe, les riches demeures de l’aristocratie corrompue et surtout les night-clubs, prétextes à des jeux de lumière étourdissants et à des numéros gentiment érotiques. Toshio Masuda est le cinéaste qui aura permis la mue de Yujiro Ishihara de jeune rebelle Tayozoku en héros de film noir poursuivi par la fatalité. Dans Rusty Knife (1958), il est un patron de bar autrefois condamné pour avoir tué l’homme ayant violé sa fiancée et l’ayant poussée au suicide. Il découvre que sa victime n’était pas le seul coupable et qu’un riche industriel est aussi impliqué.
Toshio Masuda sur le tournage de The Rusty Knife avec Mie Kitahara et Yujiro
Dans The Red Handkerchief (1964), Yujiro, désormais dans sa maturité, est un policier ayant tout perdu suite à la mort d’un suspect et qui, après quatre ans d’errance sur les routes retrouve son associé ayant en revanche prospéré. A-t-il été l’objet d’un coup monté ? Tourné en couleurs flamboyantes, fourmillant d’idées de montage, The Red Handkerchief s’apparente au style pop de la Nikkatsu dont Seijun Suzuki sera l’architecte halluciné.
The Red Handkerchief
1er aout
Tombe de Yakuza et fleur de gardénia / Yakuza no hakaba: Kuchinashi no hana (1976) de Kinji Fukasaku
Je me souvenais que Tombe de yakuza et fleur de gardénia (1976) était l'un des films les plus fous et tragiques de Fukasaku mais j'avais totalement oublié que Nagisa Oshima jouait le rôle du chef de la police. Son unique rôle au cinéma.
Dans Tombe de Yakuza, Tetsuya Watari joue un policier qui « franchit la ligne » par amour pour Keiko, la femme d’un chef de gang (Meiko Kaji) et par amitié pour Iwara, un yakuza (Tatsuo Umemiya) dont il devient le kyodai. Mais peut-être est-il amoureux du gangster et considère-t-il la jeune femme comme une sœur.
Il est né en Mandchourie et a vu sa famille se faire massacrer avant de rejoindre le Japon où il a subi la discrimination. S’il est devenu un policier, son parcours de « perdant » le destinait aussi bien à devenir yakuza. C’est ce pas qu’il franchira plus ou moins, mais surtout pour s’opposer à un clan et à une police corrompue.
Comme le Bad Lt de Ferrara, par des moyens tortueux et nihilistes, c’est bien la justice qu’il finira par faire triompher en se sacrifiant. Face à lui Keiko est à moitié Coréenne, et Iwata l’est entièrement. La violence du film, particulièrement déchaînée, n’est que la violence sociale que ces personnages ont subie.