La redécouverte du cinéma de Koji Wakamatsu fut l’un
des évènements majeurs de la cinéphilie des années 2000. De ces chefs-d’œuvre, inédits
depuis plus de 30 ans, surgissaient des images d’une pureté bouleversante, encore
brûlantes de la révolte qui les avait vu naître : une femme nue crucifiée
devant le mont Fuji et un homme en pleurs à ses pieds ; une vierge éclatant
de rire sous le soleil ; des amants révolutionnaires dont l’orgasme
embrasait Tokyo. Koji Wakamatsu donnait une voix aux étudiants japonais des
Sixties, mais plus encore à tous les proscrits et les discriminés : les
sans-abris, les combattants palestiniens, les adolescents assassins, rendus fous
par un système aliénant, et les femmes qu’il désignait de façon définitive comme
les prolétaires d’une classe masculine féodale. Sur le corps de ces femmes
s’acharnaient des hommes rendus impuissants depuis l’enfance par une société malade.
Même dans les copies sans sous-titres des Anges
violés et La Vierge violente,
nous comprenions tout: l’amour fou et la révolution, la haine du pouvoir et
l’apologie du plaisir et surtout le romantisme d’une jeunesse prête à tout
sacrifier pour son idéal.
Pour Koji Wakamatsu la couleur des années 60
japonaises, fut le rouge : celui des drapeaux, des idéogrammes sur les
casques des étudiants et des visages tuméfiés après les manifestations. Lorsque
le noir et blanc laissait place à la couleur, selon l’économie propre au cinéma
« pink » dévoilant la chair
« rose » des actrices, c’était encore le rouge qui dominait, en drippings sanglants, comme un spasme de
jouissance de l’image elle-même. Quand l’embryon
part braconner, La Vierge violente,
Les Anges violés, Va vierge pour la seconde fois, L’Extase des anges… à travers cette
longue suite de titres poétiques, aux répétitions lancinantes, Wakamatsu fit
des luttes politiques et sexuelles de la jeunesse une épopée lyrique et
violente.
Le bleu fut son autre couleur fétiche, celle de
paysages plus intimes et d’inaccessibles paradis perdus. Une plage monochrome
est le décor mélancolique des souvenirs d’enfance de la jeune fille de Va vierge pour la seconde fois. L’assassin
des Anges violés, ne trouve un moment
de calme et d’abandon qu’en rejoignant en rêve ce bleu des origines, la tête
posé contre le ventre de la dernière survivante. Empruntant souvent à
l’imagerie chrétienne (« J’ai sans doute un complexe de la
Sainte-Vierge », plaisantait-il), les symboles des films de Wakamatsu
avaient une force d’évocation immédiate, dépassant leur origine culturelle.
Pour le fils de paysan monté à Tokyo, l’ancien Yakuza
s’étant forgé en prison une conscience politique, le militant partant filmer au
Liban les membres exilés de l’Armée Rouge Japonaise, le cinéma était un art à
la fois raffiné et barbare, proche du free jazz qui accompagne certains de ses
chefs-d’œuvre comme L’Extase des anges.
Entre les années 60 et le début des années 70, Wakamatsu, bien mieux que ses
pairs de la Nouvelle vague japonaise, parfois trop théoriciens, sut capter
l’esprit tumultueux de l’époque. Ses films donnent la sensation d’avoir été
tournés à l’intérieur même des événements, dans le chaos des insurrections ou la
fièvre des réunions politiques clandestines. Son cinéma s’écrivait alors au
présent absolu : quelques jours après avoir manifesté, les étudiants pouvaient
en voir les images dans Sex Jack ou Réflexions sur la mort passionnelle d’un fou.
Ses acteurs étaient les marginaux qui trainaient alors à Shinjuku, les membres
de troupes de théâtre expérimental ou les filles croisées dans les bars de
Golden Gai.
La résurgence, presque spontanée, du cinéma de
Wakamatsu était l’annonce d’un évènement encore plus considérable : son
retour sur la scène internationale à 70 ans passés. Comme une transition entre les
deux époques de son cinéma, Landscape of
a 17 Year Old (toujours inédit en France), reprenait la figure clé de ses
films des années 60 : un lycéen assassin, ici matricide. Fuyant à vélo vers
le nord de l’île, le fugitif croisait les fantômes de l’Histoire : un vétéran
traumatisé et une vieille dame coréenne, ancienne « femme de réconfort »,
prostituée de force pour l’armée japonaise. Ce regard d’un adolescent sur le
passé maudit du pays fut le point de départ d’une trilogie historique consacré
à l’Armée Rouge Japonaise (United Red
Army), aux mutilés de la seconde guerre mondiale (Le Soldat-Dieu) et aux derniers jours de Yukio Mishima (Le jour où il choisit son destin). Le
destinataire de ces films était la jeunesse dont les générations précédentes,
soucieuses de tirer un trait sur le passé, cultivaient l’amnésie.
Wakamatsu et Oshima |
Jamais, au cours de ces dernières années, Wakamatsu ne
se lassa d’aller à la rencontre de cinéphiles ou d’étudiants pour leur raconter
à nouveau l’histoire de cette génération poursuivant un idéal ; quitte à
s’y brûler, comme les membres de l’armée rouge se massacrant au nom de la
pureté révolutionnaire ou de Mishima et ses compagnons allant vers la mort en
chantant, les yeux éblouis par leur destin romantique. Cette jeunesse qui
peuplait encore la salle de sa dernière apparition au Festival de Busan,
demeure le légataire éternel du cinéma de Wakamatsu. Il y aura toujours quelque
part dans le monde un garçon ou une fille qui, découvrant L'Extase des anges ou Va
vierge pour la seconde fois, s’écriera : « Ce film m’était destiné ! Qui
est ce cinéaste qui a si bien compris mes désirs et mes révoltes ? »
Texte paru le 28 janvier 2013 dans le magazine Bungei Bessatsu aux éditions Kawade Shobo.
Le site de Kawade Shobo Shinsha ici