jeudi 21 janvier 2016

Belladonna des tristesses, japanese psychedelica



Le 6 février, je présente à la Cinémathèque française, Belladonna des tristesses (Kanashimi no Belladonna, 1973) d’Eiichi Yamamoto, adaptation érotique et psychédélique de La Sorcière de Michelet. 
Produite par Osamu Tezuka, le père du Roi Léo et d’Astro Boy, il s’agit du dernier opus d’une trilogie de dessins animés pour adultes comprenant Les Milles et une nuit (1969) et Cléopâtre (1970). Ce véritable opéra-rock à la folle imagination s’inscrit dans la culture underground et érotique de l’époque, proche autant du baroque de Shuji Terayama que du cinéma pink du révolutionnaire Koji Wakamatsu. Comme chez l’auteur de La Vierge violente, les tortures dont est l’objet la sorcière ne servent pas une apologie de la soumission mais au contraire de la libération féminine.
Si on reconnait le style de Tezuka dans les deux premiers films de la trilogie, Eiichi Yamamoto conçoit Belladonna comme une aventure graphique inédite : parfois seulement crayonnés, aucun dessin n’est lisse et les encres et aquarelles produisent des matières mouvantes et inattendues. Empruntant à l’Art Nouveau, Gustav Klimt, Aubrey Beardsley mais aussi au Yellow Submarine de George Dunning, il s’agit davantage d’une série d’illustrations à l’animation parfois succincte mais hypnotique.
Sa beauté réside dans ses transformations symbolistes : le corps de Belladonna se fend en deux à partir du sexe dans un geyser de sang qui se transforme en vol de chauves-souris. Autre scène folle : la jouissance éperdue de la sorcière nue, engloutie dans l’ombre gigantesque du prince des ténèbres (auquel le mythique Tatsuya Nakadai prête sa voix) qui se dilate, et se contracte autour de son corps et blanc. Avec sa cohorte de femmes brûlées, torturées ou crucifiées de peur que leur jouissance ne dévore le monde, Belladonna respecte à la lettre le caractère visionnaire et féministe du livre de Michelet.


Le 24 septembre 2011, j’avais trouvé à la foire du cinéma d’Argenteuil, ce jeu complet de photos d’exploitation françaises, accompagnant sa sortie en 1976.


On a peu d’informations sur Kuni Fukai, le directeur artistique de Belladonna, sinon qu’il s’agit d’un illustrateur né en 1935, et qu’il serait encore vivant. Une autre de ses collaborations, moins flamboyante visuelle est Hoshi no Orpheus (1978) de Takashi d’après les métamorphoses d’Ovide. Une collecte d’image permet de constater que Belladonna est l’application directe de son style et de ses techniques telle que l’aquarelle. Jeanne la sorcière apparaît comme l’idéal féminin de Kuni Fukai.

Si Beardsley et Klimt sont les influences revendiquées de Kuni Fuka, on peut déceler des correspondances avec le travail du dessinateur allemand Alastair (Baron Hans Henning Voigt, 1887 – 1969), pendant germanique d’Aubrey Beardsley. Ce grand décadent habillé de satin blanc, est surtout connu pour ses illustrations du Sphinx d’Oscar Wilde et de Carmen de Mérimée.

Autre influence perceptible : l'univeres moyenâgeux de l’irlandais Harry Clarke (1889-1931), grand illustrateur de Poe et d’Andersen. 


avec Eiichi Yamamoto en octobre 2013



Pour la séance de la Cinémathèque française, voir ici

jeudi 14 janvier 2016

David Bowie is… Japanese (2)


Furyo (1983)
Devant l’armée japonaise attendant la décapitation d’un prisonnier, le major Jack Celliers embrasse le capitaine Yonoi. Celui-ci blêmit et tombe à ses pieds comme une fleur coupée. Le rite de mort s’est converti en un rite d’amour tout autant fatal. Unis par un lien négatif, David Bowie et Ryuichi Sakamoto appartiennent à la lignée d’astres noirs à l’attraction destructrice du cinéma d’Oshima.
Comme R. le Coréen de La Pendaison, Celliers est l’ange exterminateur qui retourne la clôture du camp contre ses gardiens et les enferme dans leurs obsessions, leurs peurs et leurs désirs. Pourtant, ce qui foudroie Yonoi n’est pas seulement son amour pour Celliers mais la part sombre de ce dernier, ce qu’il croit avoir laissé derrière lui mais qu’il expie à l’intérieur du camp : le martyr de son petit frère bossu dans un collège anglais. On a l’impression que c’est l’infirmité du frère qui fait retour sur le corps de Yonoi et brise sa stature fasciste. Le Japon et l’Angleterre, empires déjà déchus ou proches de l’être, se rejoignent alors dans l’apologie des normes sexuelles et physiques. Ce qui rend la redécouverte de Furyo indispensable est aussi la présence de Kitano à 36 ans, alors comique de télévision, dans un contre-emploi alors imperceptible aux spectateurs occidentaux. L’amitié entre le sergent Hara et le colonel Lawrence forme ce second récit qui donne au film sont titre international : Merry Christmas Mr. Lawrence. A la fin de la guerre, Lawrence rend visite à Hara dans sa cellule, à la veille de son exécution. Le visage de Kitano, bouleversant de candeur, révèle que, sous la silhouette massive du soldat, se dissimulait un être perdu, autant manipulé par les puissances nihilistes que Boy, le petit garçon.

Extrait de l’article « Nagisa Oshima, sept cérémonies », paru dans Les Cahiers du Cinéma n°709, Mars 2015




Le cabinet de curiosités du Docteur Maruo



Das Ungetum des Rosenstck (le monstre du rosier)

Les livres de Suehiro Maruo sont des collages hallucinés, mais cohérents, d’influences. Publié en 1982, Das Ungetum des Rosenstck est un condensé de l’art du dessinateur et de ses obsessions.
Tout d’abord le vampire, avec la reprise de 3 interprètes de Dracula :
Bela Lugosi (chez Tod Browning) et Udo Kier (chez Paul Morrisey) se partagent la couverture.


Klaus Kinski (chez Herzog) apparait dès les premières pages. 


Le vampire c’est bien entendu Maruo lui-même qui «vampirise» les images des films, des peintures, des affiches et les «maruorise».
Ainsi, l’histoire qui ouvre le livre est un remake du Cabinet du Dr. Caligari.

On reconnait bien sûr les images, icônes de l’histoire du cinéma, mais celles-ci sont déjà légèrement modifiées par le trait fin et cruel de Maruo. Caligari est bien moins ébouriffée que Werner Krauss, mais ressemble aux bourgeois japonais pervers du dessinateur. La plus remarquable métamorphose est celle de Cesare le somnambule. Maruo a également affiné les traits de Conrad Veidt, accentué son androgynie, pour aboutir à l’image d’un adolescents pervers et fardé. 


Cesare ne se contente pas d’enlever les jeunes filles au-dessus des toits, il leur offre aussi un baiser sur l’œil, obsession du dessinateur. Cette langue dardée dans la pupille d’une jeune fille, nous entraîne encore ailleurs chez le George Bataille d’Histoire de l’œil. 


L’hôpital psychiatrique de Caligari devient alors la clinique où est enfermée Marcelle, le souffre-douleur du narrateur et de Simone. Et dans cette clinique, la jeune fille est brisée sur les genoux de l’inquiétante directrice comme l’adolescente de la Leçon de guitare de Balthus.


Le plaisir que l’on prend aux œuvres de Maruo vient pour une part de la reconnaissance des œuvres citées. Il ne s’agit pas tant de se sentir un «initié» que de retrouver la dimension fantasmatique de l’image : lorsque l’image de film n’était pas encore rattachée à un récit mais valait pour elle même. Maruo réintroduit dans les images cette charge d’inquiétude et d’érotisme.
Das Ungetum des Rosenstck contient également une première version de l’histoire de Midori, la jeune fille aux Camélias.

Maruo aime l’expressionnisme pour les cauchemars en noir et blanc, le blafard et les monstres fardés. Le Conrad Veidt des Mains d’Orlac de Robert Wiene se retrouve coiffé d’une casquette d’officier. Que veulent alors dire ses mains crispées ? Quelles tortures, quelles perversions contre-natures ont-elles infligées ?




Cesare, l’assassin somnambule, est le frère des adolescents pervers de Vampyres ou Yume no q-saku. Il faudrait aussi tisser l’intertexte entre Dogra Magra, le roman effrayant de Yumeno Kyûsaku (l’écrivain dont le nom déformé donne son titre au recueil de Maruo) et les romans de maisons de fous qui sont en genre littéraire nippon en soi, et le Cabinet du Docteur Caligari qui pourrait s’y rattacher. Maruo ne nous fascine pas seulement par son traits précis et décadents ou par ses phantasmes, mais aussi par la logique de l’agencement de ses références. Ce ne sont pas les excès sexuels ou sanglants qui nous poussent à entrer dans l’univers de Maruo mais la possibilité d’avoir accès à une culture : celle de ces japonais férus de surréalisme, d’arts décadents, lecteurs de Sade et de Bataille. Parcourir les rayons des bouquinistes de Tokyo permet d’avoir un aperçu de ce continent caché, mais toujours vivace.


 


L’art de Maruo est un art de l’hybridation, de la reprise d’images qu’il intégre à son univers. Revenons à la figure du vampire et surtout à Klaus Kinski dans le Nosferatu d’Herzog. Sans peut-être qu’il en ait pleinement conscience, ce qui touche Maruo est le maniérisme où s’inscrit déjà Herzog, recréant le Nosferatu de Murnau. Maruo a-t-il eu connaissance de l’affiche de Paladin, très proche de son style ? Ou encore de celles de Druillet pour Rollin qui "vampirisent" celles de Mucha ? 


Le Nosferatu d’Herzog, n’est pas l’aristocrate de Browning ou Fisher, ni même le squelette vivant de Murnau. C’est une larve blanchâtre d’avoir fuit trop longtemps la lumière du jour. L’alliance du mal et de la difformité, la représentation de monstre vicieux comme des insectes inquiétants, est une constantes de l’ero-guro et des récits d’Edogawa Rampo.


Dans ses mangas ou ses illustrations, Maruo reprend des procédés cinétiques, comme la décomposition de mouvements. Ici, la descente du vampire, comme une chauve-souris vers sa proie. Une façon de réinsuffler le mouvement aux images. Car Maruo ne reprend jamais les images pour les figer à nouveau, leur édifier des autels fétichistes, il leur insuffle une vie nouvelle, qui est celle de ses fantasmes.


Parmi les influences ou communautés artistiques où l’on peut inscrire Maruo, il y a bien entendu Clovis Trouille (1889-1975), qui partage avec lui l’amour des vampires, du sadisme et des collages. Une toile de Trouille est un espace fantasmatique où s’agencent les figures aimées, où volent les chauve-souris comme de petits esprits bienveillants.






Dans Le vampire d’ornella Volta (livre qui fut peut-être en possession de Maruo, tant on en retrouve les illustrations dans son œuvre), quelques dessins de l’étrange Alberto Martini (1876-1954) dont La Vénus exhumée. Nosferatu, quelques aristocrates et peut-être même Arsène Lupin, exhument le corps d’albâtre d’une belle morte. Martini, lui-aussi use du collage pour créer un roman noir imaginaire.





Une vue plus large de La vénus exhumée. La gravure date de 1904, soit 18 ans avant Nosferatu de Murnau !


Mossa (1844-1926) est un peintre du début du siècle et que l’on peut rattacher à l’art nouveau. La vision d’un Pierrot assassin, éphèbe équivoque, sur une place 1900 m’évoque Maruo. Je ne sais pas, évidemment, si ce peintre niçois est connu au Japon, mais je le rattache au «deviant art» nippon pour le caractère kawai de ses personnages féminins au visage rond, et aux grands yeux, plongés dans des univers morbides. On trouve également chez Mossa des décompositions cinétiques.



 




Les images de ce billet viennent d'éditions japonaises de Maruo. On peut les retrouver dans les ouvrages édités par Le Lézard Noir : Ranpo Panorama et Le Monstre au teint de rose.


Le site de l'éditeur ici . 

On trouvera sur le blog Au carrefour étrange les illustrations de Jean Marembert pour Champavert de Pétrus Borel. Tout simplement Maruo en France en 1947.




samedi 9 janvier 2016

L’égrégore à Tokyo. Un souvenir de l’été 2010



J'ai croisé ce touriste occidental un soir, à un passage clouté de Shinjuku, et noté sa ressemblance avec l'inquiétant acteur anglais David Warner. C’est lui qui interprétait l'idiot que protège Dustin Hoffman dans Les Chiens de pailles de Peckinpah, le photographe de La Malédiction, le suave Jack l'éventreur de C'était demain de Nicholas Meyer et plus tard Thomas Eckhardt dans Twin Peaks, un homme d’affaire qui d’ailleurs travaille avec des Japonais.
C'était demain m'avait beaucoup marqué quand j’étais adolescent : Jack l'éventreur empruntait la machine à remonter le temps d'HG Wells et débarquait dans le San Francisco des années 70. Ce monde de guerres et de crimes, vouant un culte à la violence, a été fait pour moi, ironisait-il. Je pensais alors à Miso Soup de Murakami Ryu, où un psychopathe américain met le feu à des SDF dans les parcs et assassine les hôtesses de bar.
(J'entrais dans Kabukicho...)
Le 14 août, dans l'avion qui me ramenait en France, je retrouvais le touriste de Shinjuku. Coïncidence intrigante mais pas plus troublante que ça. L’homme était donc probablement français. L’observant depuis mon siège, je notais à nouveau la ressemblance avec David Warner : le même casque de cheveux gris, les mêmes lèvres fines et surtout l'étrange regard un peu hypnotique. Détail insolite : la femme avec laquelle il voyageait était sa réplique exacte. J’échafaudais quelques théories, et repensais à cette nouvelle de Jean Lorrain : L’égrégore sur un couple de vampires psychiques, frères et sœurs. « L’égrégore, oh ! c’est tout autre chose : c’est l’inflexible et délétère influence d’un être de ténèbres, d’un mort ou d’une morte s’installant auprès de vous sous l’aspect d’un vivant, s’insinuant dans votre vie et dans vos habitudes et y prenant une odieuse racine. »
Puis je replongeais dans mon humeur maussade. Goodbye Shinjuku, farewell Kabukicho.
A la frénésie tokyoïte allait succéder un retranchement parisien et une masse de travail en retard. Je devais en premier lieu rédiger un document pédagogique sur Douches froides d'Antony Cordier. Le 8 septembre, je me rendais à Niort dans les Deux-Sèvres pour animer une journée de rencontre entre les professeurs et le cinéaste. Dans cette petite ville coquette et très calme, j'étais bien loin des néons de Shinjuku.
Pendant le débat, parmi la petite vingtaine de spectateurs, je remarquais un homme m'évoquant curieusement David Warner, l’inquiétant acteur anglais, l'interprète des Chiens de Paille de ... Il me fallut quelques instant pour réaliser que dans cette salle de réunion, à Niort, dans les Deux-Sèvres, parmi les professeurs, se tenait le touriste français de Shinjuku. A la fin du débat, j’en touchais un mot à l'organisateur. Celui-ci m’assura qu’en effet il s’agissait d’un ami professeur qui avait passé ses vacances au Japon. Il me présenta alors l'homme qui me confirma être bien rentré le 14 août par l'avion de 11h 30. Plus surprenant encore, il était arrivé au Japon le 14 juillet, par la compagnie ANA, soit exactement le même jour que moi. A l'aller nous avions également voyagé sur le même vol.
Si j'avais remarqué cet homme ce jour-là à Shinjuku ce n'était peut-être pas seulement à cause de sa ressemblance avec David Warner. Sans doute l'avais-je déjà croisé dans un festival, pendant d'autres rencontres pédagogiques et l'avais-je en fait reconnu au Japon sans en avoir conscience.

Le soir, je m'amusais à tourner un petit film lynchien dans mon hôtel.