En me rendant à l’expo Daido Mariyama
de la fondation Cartier, j’ai fait un tour au cimetière de Montparnasse pour
dire bonjour à Chris Marker. C’était la première fois que je me rendais devant
cette petite fenêtre gardée par le chat qui dit bonjour en se touchant l’oreille.
N’ayant pas apporté de bâtons d’encens à faire brûler, j’ai fumé une cigarette
en pensant à sans soleil et au petit bar de Shinjuku.
Guillaume en Egypte nous indique l’emplacement
de la tombe de Chris. Marker.
Daido Moriyama est sans doute le plus
grand photographe japonais. Je parlais ici de sa différence avec Araki. On aime la franchise d’Araki qui en fait l’équivalent
des peintres pornographiques d’Edo, sa façon de franchir la ligne et apparaître
dans ses images et les milliers de snapshots de son journal. L’art de Moriyama
est d’une autre nature : un maître des trames et des reflets, estompant la
frontière entre les images fixes des affiches, et les figures vivantes. Pour Araki, Shinjuku est un lieu de dépense
vitale d’alcool et de sexe, pour Moriyama un quartier spectral où les trames
superposées sont comme des nappes de souvenirs, celles de milliers de nuits embrumées.
La Fondation Cartier présente jusqu'au 5 juin son travail en couleur.
A télécharger le flyer de l’exposition ici et l'agumentaire ici
« SHINJUKU », PAR DAIDO MORIYAMA
Lorsque je marche le soir, mon
appareil photo à la main, du Kabuki-chõ à Kuyakusho-dori, puis d’Okubo-dori à
la gare de ShinOkubo, il m’arrive parfois de sentir un frisson courir le long
de mon dos. Il ne s’est rien passé de particulier, et pourtant je perçois en
moi comme un mouvement de recul. Sous les néons et les enseignes lumineuses, ou
dans l’obscurité au fond des ruelles, se reflète une foule grouillante à la
présence fantomatique. Et les réactions de ces ombres humaines, aussi subtiles
que celles des insectes, se transmettent à la manière d’impulsions électriques
à l’œil du petit appareil photo que je tiens à la main. Sous le coup de la
tension, les cellules de mon corps s’agitent un peu, tandis que je capte dans
l’air environnant ces grésillements qui précèdent l’orage. Lorsque je rôde dans
tous les recoins de ce quartier, enveloppé d’une vague atmosphère de violence,
je me répète, comme pour me défendre de ma crainte, qu’aux yeux d’un
photographe comme moi, finalement, le seul sujet qui vaille la peine, c’est
Shinjuku. Pourquoi ? Parce que ce quartier est unique, et qu’il a conservé
l’allure d’un gigantesque faubourg. En 1997, aussitôt après avoir terminé mon
livre de photographies d’Osaka, je me suis dit : « Bon, cette fois, il
serait temps que je m’attaque à Shinjuku ! », et cette idée s’est
imposée à moi naturellement, mais aussi avec la sensation presque palpable
d’une évidence. Je venais, pendant toute une année, de photographier Osaka, une
ville caractérisée par une puanteur et des contours particuliers et, peu à peu,
mon intuition m’avait mené à la conclusion qu’un seul endroit, par sa réalité
dense, pouvait l’égaler et même la surpasser : cet endroit n’était autre
que Shinjuku. En d’autres termes, pour moi chez qui déambuler dans les rues et
regarder partout, un appareil photo à la main, est une seconde nature, le seul
territoire encore plein de vitalité à Tokyo, ce n’est évidemment ni Shibuya ni
Ikebukuro, et encore moins Ginza, Ueno ou Asakusa, mais Shinjuku. Et pour un
photographe de rue comme moi, il serait inconcevable de marcher dans Tokyo en
portant le regard ailleurs que vers ce quartier, boîte de Pandore débordant de
mythes contemporains. Shinjuku est une véritable ville, et j’ai beau la
fréquenter depuis près de quarante ans, elle demeure énigmatique à mes yeux.
Chaque fois que je m’y pose pour la contempler, elle semble, telle une chimère,
me dérober sa véritable nature, et brouille ma perspective mentale comme si je
m’étais égaré dans quelque labyrinthe. Il serait faux de dire que je la
déteste, mais quand on me demande : « Vous l’aimez donc
vraiment ? », tout à coup je me sens réduit au silence. D’autres
quartiers de Tokyo comme Ginza ou Asakusa peuvent me plaire plus ou moins, mais
dans le fond mes relations avec eux restent assez insignifiantes, tandis
qu’avec Shinjuku, c’est tout autre chose : il s’agit d’un attachement
exclusif, qui ne fait que croître. […] Shinjuku, qui pour moi s’étend jusqu’au
quartier de hautes constructions connu sous le nom de « nouveau centre
urbain », se projette devant mes yeux tantôt comme une toile de fond
géante, tantôt comme une vaste fresque dramatique, tantôt comme un bidonville
installé là pour l’éternité. Et, curieusement, dans cet espace je n’arrive pas
à découvrir de dimension temporelle. Car à Shinjuku, on ne peut pratiquement
pas trouver trace du passage du temps, ce temps qui, à sa façon, s’accumule
dans toute grande ville. Loin de moi l’idée d’esquisser un parallèle avec New
York ou Paris, mais dans ces cités-là demeurent quelques marques ou formes
temporelles qui permettent, dans une certaine mesure, de décrypter leur
histoire. Bien sûr, on ne peut nier que certains facteurs séparent ces
villes : différences de culture ou de mentalité, restes ou non de ravages
dus à la guerre… Mais chez ce monstre du nom de Shinjuku, les repères
géographiques sont mouvants, et les repères temporels indistincts. Ce quartier,
métamorphosé en bête inquiétante dont l’épiderme parcouru de soubresauts va de
mue en mue, engloutit tout ce qui se présente mais – allez savoir
pourquoi – n’a pas besoin de se repaître du temps. À une exception près :
le 21 octobre 1968, point culminant des troubles politiques qui
rayonnèrent depuis cet endroit à la fin des années 1960, dont la date est
restée gravée dans les mémoires. Mais aussi bien avant qu’après cet événement,
le temps a entièrement disparu de Shinjuku. […] Pendant les quelque deux années
que j’ai consacrées à photographier ce quartier, toutes sortes de gens m’ont
demandé : « Mais pourquoi Shinjuku ? » J’improvisais
toujours une réponse, parfois assez plausible, mais en fin de compte voici la
formule qui résume le mieux ma pensée : « Tout simplement parce que
Shinjuku était là. » Qu’ajouter de plus ? Car le Shinjuku dont je
parle se reflète aujourd’hui encore dans mon regard comme un faubourg immense,
un sacré lieu de perdition. Les nombreux autres quartiers qui constituent la
mégalopole de Tokyo ont, depuis l’après-guerre, franchi d’un bond toutes les
décennies pour former selon moi, une fois pour toutes, des paysages aseptisés.
En revanche, Shinjuku s’affirme toujours comme un monstre aux couleurs
franches, débordant de vie, parcouru de constants soubresauts.
(Extrait du catalogue de l’exposition)