mercredi 17 février 2016

Gender trouble (Cherchez le garçon)

En 1980, les Cahiers du Cinéma éditent le numéro spécial "Monstresses", recueil de photos d’exploitation, non pas commentées mais interrogées dans leur pouvoir de fascination même (et surtout) détachées des films dont elles étaient issues. Le principe sera repris et étendu par Jean Louis Schefer pour L'homme ordinaire du cinéma. En page 60, cette photo de Michiyo Yasuda dans le Deuxième sexe (Sekkusu chekku - Daini no Sei, 1968) de Masumura.
La même année sort «Cherchez le garçon» de Taxi Girl. La pochette est une reprise par le collectif 'Belle Journée en Perspective' de la même image. On peut d’ailleurs supposer que c’est précisément dans "Monstresse" que BJEP est allé chercher son inspiration. Le rapport entre le film, que BJEP n’avait sans doute pas plus vu que Jean Louis Schefer, et la chanson réside dans le jeu sur les genres. La jeune fille qui se rase du Deuxième sexe est une sprinteuse poussée à bout par son entraîneur et qui perd jusqu’à son identité sexuelle. BJEP a rajouté des yeux de félin à Michiyo Yasuda, et a doté la mousse à raser d’une très étrange fluorescence.
On a l’impression que c’est sa peau que rase la créature, faisant apparaître un androgyne fantastique.


Au dos du même numéro, on trouvait aussi cette image fascinante de Premier amour, version infernale de Susumu Hani.


dimanche 14 février 2016

Samedi japonais à Paris. Chris Marker à Montparnasse, Daido Moriyama à la Fondation Cartier


En me rendant à l’expo Daido Mariyama de la fondation Cartier, j’ai fait un tour au cimetière de Montparnasse pour dire bonjour à Chris Marker. C’était la première fois que je me rendais devant cette petite fenêtre gardée par le chat qui dit bonjour en se touchant l’oreille. N’ayant pas apporté de bâtons d’encens à faire brûler, j’ai fumé une cigarette en pensant à sans soleil et au petit bar de Shinjuku.




Guillaume en Egypte nous indique l’emplacement de la tombe de Chris. Marker.




Daido Moriyama est sans doute le plus grand photographe japonais. Je parlais ici de sa différence avec Araki. On aime la franchise d’Araki qui en fait l’équivalent des peintres pornographiques d’Edo, sa façon de franchir la ligne et apparaître dans ses images et les milliers de snapshots de son journal. L’art de Moriyama est d’une autre nature : un maître des trames et des reflets, estompant la frontière entre les images fixes des affiches, et les figures vivantes.  Pour Araki, Shinjuku est un lieu de dépense vitale d’alcool et de sexe, pour Moriyama un quartier spectral où les trames superposées sont comme des nappes de souvenirs, celles de milliers de nuits embrumées.
La Fondation Cartier présente jusqu'au 5 juin son travail en couleur.
















A télécharger le flyer de l’exposition ici et l'agumentaire ici





« SHINJUKU », PAR DAIDO MORIYAMA
Lorsque je marche le soir, mon appareil photo à la main, du Kabuki-chõ à Kuyakusho-dori, puis d’Okubo-dori à la gare de ShinOkubo, il m’arrive parfois de sentir un frisson courir le long de mon dos. Il ne s’est rien passé de particulier, et pourtant je perçois en moi comme un mouvement de recul. Sous les néons et les enseignes lumineuses, ou dans l’obscurité au fond des ruelles, se reflète une foule grouillante à la présence fantomatique. Et les réactions de ces ombres humaines, aussi subtiles que celles des insectes, se transmettent à la manière d’impulsions électriques à l’œil du petit appareil photo que je tiens à la main. Sous le coup de la tension, les cellules de mon corps s’agitent un peu, tandis que je capte dans l’air environnant ces grésillements qui précèdent l’orage. Lorsque je rôde dans tous les recoins de ce quartier, enveloppé d’une vague atmosphère de violence, je me répète, comme pour me défendre de ma crainte, qu’aux yeux d’un photographe comme moi, finalement, le seul sujet qui vaille la peine, c’est Shinjuku. Pourquoi ? Parce que ce quartier est unique, et qu’il a conservé l’allure d’un gigantesque faubourg. En 1997, aussitôt après avoir terminé mon livre de photographies d’Osaka, je me suis dit : « Bon, cette fois, il serait temps que je m’attaque à Shinjuku ! », et cette idée s’est imposée à moi naturellement, mais aussi avec la sensation presque palpable d’une évidence. Je venais, pendant toute une année, de photographier Osaka, une ville caractérisée par une puanteur et des contours particuliers et, peu à peu, mon intuition m’avait mené à la conclusion qu’un seul endroit, par sa réalité dense, pouvait l’égaler et même la surpasser : cet endroit n’était autre que Shinjuku. En d’autres termes, pour moi chez qui déambuler dans les rues et regarder partout, un appareil photo à la main, est une seconde nature, le seul territoire encore plein de vitalité à Tokyo, ce n’est évidemment ni Shibuya ni Ikebukuro, et encore moins Ginza, Ueno ou Asakusa, mais Shinjuku. Et pour un photographe de rue comme moi, il serait inconcevable de marcher dans Tokyo en portant le regard ailleurs que vers ce quartier, boîte de Pandore débordant de mythes contemporains. Shinjuku est une véritable ville, et j’ai beau la fréquenter depuis près de quarante ans, elle demeure énigmatique à mes yeux. Chaque fois que je m’y pose pour la contempler, elle semble, telle une chimère, me dérober sa véritable nature, et brouille ma perspective mentale comme si je m’étais égaré dans quelque labyrinthe. Il serait faux de dire que je la déteste, mais quand on me demande : « Vous l’aimez donc vraiment ? », tout à coup je me sens réduit au silence. D’autres quartiers de Tokyo comme Ginza ou Asakusa peuvent me plaire plus ou moins, mais dans le fond mes relations avec eux restent assez insignifiantes, tandis qu’avec Shinjuku, c’est tout autre chose : il s’agit d’un attachement exclusif, qui ne fait que croître. […] Shinjuku, qui pour moi s’étend jusqu’au quartier de hautes constructions connu sous le nom de « nouveau centre urbain », se projette devant mes yeux tantôt comme une toile de fond géante, tantôt comme une vaste fresque dramatique, tantôt comme un bidonville installé là pour l’éternité. Et, curieusement, dans cet espace je n’arrive pas à découvrir de dimension temporelle. Car à Shinjuku, on ne peut pratiquement pas trouver trace du passage du temps, ce temps qui, à sa façon, s’accumule dans toute grande ville. Loin de moi l’idée d’esquisser un parallèle avec New York ou Paris, mais dans ces cités-là demeurent quelques marques ou formes temporelles qui permettent, dans une certaine mesure, de décrypter leur histoire. Bien sûr, on ne peut nier que certains facteurs séparent ces villes : différences de culture ou de mentalité, restes ou non de ravages dus à la guerre… Mais chez ce monstre du nom de Shinjuku, les repères géographiques sont mouvants, et les repères temporels indistincts. Ce quartier, métamorphosé en bête inquiétante dont l’épiderme parcouru de soubresauts va de mue en mue, engloutit tout ce qui se présente mais – allez savoir pourquoi – n’a pas besoin de se repaître du temps. À une exception près : le 21 octobre 1968, point culminant des troubles politiques qui rayonnèrent depuis cet endroit à la fin des années 1960, dont la date est restée gravée dans les mémoires. Mais aussi bien avant qu’après cet événement, le temps a entièrement disparu de Shinjuku. […] Pendant les quelque deux années que j’ai consacrées à photographier ce quartier, toutes sortes de gens m’ont demandé : « Mais pourquoi Shinjuku ? » J’improvisais toujours une réponse, parfois assez plausible, mais en fin de compte voici la formule qui résume le mieux ma pensée : « Tout simplement parce que Shinjuku était là. » Qu’ajouter de plus ? Car le Shinjuku dont je parle se reflète aujourd’hui encore dans mon regard comme un faubourg immense, un sacré lieu de perdition. Les nombreux autres quartiers qui constituent la mégalopole de Tokyo ont, depuis l’après-guerre, franchi d’un bond toutes les décennies pour former selon moi, une fois pour toutes, des paysages aseptisés. En revanche, Shinjuku s’affirme toujours comme un monstre aux couleurs franches, débordant de vie, parcouru de constants soubresauts.
(Extrait du catalogue de l’exposition)



jeudi 4 février 2016

Morita Doji, la chanteuse évaporée



Le nom de ce blog m’a en grande partie été inspiré par l’atmosphère unique des chansons de Morita Doji. A travers ses musiques on ressent la profonde mélancolie de cette ville qui d'une certaine façon ne parvient jamais à être au présent, s'élançant vers un futur innacessible et à jamais retenue par le passé.
On connait bien sûr Asakawa Maki, l’oiseau de nuit de Shinjuku, qui nommait ses albums Black ou Darkness, mais Morita Doji a établi son royaume encore plus loin dans les ténèbres. On sait qu’elle est née le 15 janvier 1952, mais cela reste le seul élément biographique la concernant. « Morita Doji » est un pseudonyme et même son visage, coiffé d’une perruque bouclé et masqué de lunettes noires, demeure inconnu. 

Après 6 albums studio et un live, entre 1975 et 1983, elle disparut. Non pas à la façon des actrices d’Ozu comme Setsuko Hara, qui se retirent à la Garbo et dont on est étonné d’apprendre la mort centenaire. Non, Morita Doji s’évapora purement et simplement à l’âge de 31 ans sans laisser la moindre trace. La légende veut qu’elle se soit suicidée, tragique destin alimentée par ses chansons. La mort, le retrait du monde et la nuit infini sont les thèmes obsessionnels de Morita Doji, marquée par l’événement qui décida de sa carrière musicale : le suicide de son meilleur ami lorsqu’elle avait 20 ans, sujet de sa chanson Goodbye. Elle chante d’ailleurs au masculin plusieurs de ses histoires d’amour, comme si c’était l’ami mort qui continuait à vivre à travers elle, explication probable de son travestissement. « Doji » signifie aussi « jeune garçon ». Elle évoque les gracieuses et romantiques créatures transgenres de la mangaka Ryoko Ikeda (La rose de Versailles, Très cher frère). Malgré l'apparence masculine, la voix demeure d’une fragilité inouïe.


Les chansons de Morita Doji m’ont ramené plusieurs années en arrière, lorsqu’étudiant je découvrais les albums de Nick Drake. Je retrouvais des correspondances dans leurs deux voix, douces mais immédiatement présentes, ces violons rampants parlant directement à l’âme, ces odeurs d’automne et de pluie. Et ces voix séraphiques, appartenant déjà à une chorale fantôme.  Un des albums de Morita Doji s’appelle Nocturne, mais ce pourrait être le titre de tous ses albums et toutes ses chansons, tant ils semblent spécialement écrits pour la nuit. Comme si sa vie réelle s’était arrêtée à la mort de son ami, ses chansons racontent le désir toujours anéanti d’appartenir au monde.

Les fans de Morita Doji, sans surprise, sont des étudiantes tourmentées, sans doute des poètes, et des garçons fragiles et romantiques. Ce sont eux qui se rendaient dans les églises où les concerts se déroulaient accentuant le culte étrange et morbide autour de la chanteuse. Elle fut aussi une des chanteuses préférées des étudiants des années rouges. Non pas dans la flambée révolutionnaire mais des années de cendre et de désenchantement qui ont suivies. Morita chante essentiellement la perte de la jeunesse.

Ecouter Morita Doji serait comme découvrir, dans un immeuble à Tokyo, la chambre oubliée d’une étudiante des années 70, mystérieusement préservée à travers le temps.




Trois chansons pour entrer dans l'univers de Doji 
 




Un documentaire en 3 parties. On peut y voir Doji et le montage de la tente de l'album The Last Waltz.











Les sept albums de Morita Doji


Live in St. Mary's Cathedral, Tokyo 東京カテドラル聖マリア大聖堂録音盤 (1978)


Good Bye グットバイ (1975)


Mother Sky マザー・スカイ=きみは悲しみの青い空をひとりで飛べるか= (1976)


A Boy ア・ボーイ (1977)


The Last Waltz ラスト・ワルツ (1980)


Nocturne 夜想曲(やそうきょく) (1982)


Wolf Boy 狼少年 (1983)

 

Photos à l'intérieur du 33t de The Last Waltz




On peut lire ici la traduction de quelques-unes de ses chansons