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mercredi 23 février 2022

La Saison du soleil de Shintaro Ishihara

Les éditions Belfond viennent de republier La Saison du soleil, œuvre culte de la littérature japonaise, pour la première fois depuis 1958. Par un curieux hasard, cette réédition coïncide avec le décès de son auteur, Shintaro Ishihara, le 1er février à l’âge de 89 ans.



Si l’écrivain est oublié en France, on connait un peu mieux celui qui fut le très médiatique gouverneur de Tokyo de 1999 à 2012. Cette figure de la droite dure, pour ne pas dire d’extrême droite, conjuguait les pires travers de la politique japonaise : réactionnaire,  raciste, et un provocateur se rendant régulièrement au sanctuaire Yasukuni pour honorer les criminels de guerre. Un personnage que l’on laisserait donc disparaître sans remord dans « les poubelles de l’histoire ».

Qu’en est-il de l’écrivain ?



Lorsqu’on étudie le cinéma japonais, Ishihara est un nom familier, et pas seulement parce que son frère Yujiro fut l’une des plus grandes vedettes des années 50 et 60. En 1955, Shintaro créa l’évènement avec ce premier roman qui remporta le prestigieux prix Akutagawa et à 23 ans devint la figure de proue de la jeunesse japonaise. Nommée La tribu du soleil (ou Tayzoku) ces adolescents avaient grandi dans le Japon de la défaite, avaient lu des manuels scolaires dont les passages nationalistes étaient caviardés, et se sentaient pris en tenaille entre l’abattement et la rancœur des adultes et la modernité et les plaisirs offerts par l’occupant américains. Vêtus de chemises hawaïennes, ces jeunes bourgeois n’avaient comme occupation que de profiter du soleil, des plages et collectionner les conquêtes. Des études menées de façon velléitaires, allaient les conduire sans beaucoup d’efforts à des postes-clés de la finance, de la justice ou de l’industrie. S’inscrivant dans un mouvement mondial, La Saison du soleil est contemporain de Bonjour tristesse de Sagan, des Vitelloni de Fellini, et devance Et Dieu créa la femme de Vadim, Les Tricheurs de Carné, et Les Cousins et les Godelureaux de Chabrol. Admirateur d’Hemingway, l’écrivain dépeint avec détachement le cynisme et la cruauté de ses contemporains : Tatsuya un étudiant, adepte de boxe, et Eiko, une jeune fille émancipée, commencent une relation tout en considérant que l’amour est superflu. Il suffira d’une phrase, tombant presque banalement lors d’une partie de mahjong de la bande de garçons, pour que le marivaudage devienne une tragédie. Derrière l’hédonisme de façade, Ishihara est bien un moraliste. La vitalité des jeunes japonais décrits par Ishihara, pour ne pas dire leur virilité et leur sexualité agresive, lui valut l’admiration de Mishima. 





Le soleil pouvait être être aussi celui du drapeau japonais, rendu à sa dimension presque mystique, et celui de l'Empereur, même si les héros étaient pour le moment dépolitisés. Cette génération vierge des compromissions de leurs pères et de la défaite pouvaient, en gagnant en maturité, incarner un nouveau nationalisme. Si Mishima n’avait jamais été considéré comme un politicien sérieux, Shintaro Ishihara, plus pragmatique, embrassa avec succès une carrière politique.

Adapté l’année suivante, La saison du soleil est à l’origine des premiers films japonais conçus pour un public adolescent ou étudiant. 



Takumi Furukawa transpose très correctement le roman, et se permet quelques éclats comme la scène de beuverie de Eiko où il plonge dans l’ombre le visage de l’excellente Yôko Minamida.



C’est Ishihara lui-même qui signe l’adaptation, reprenant la plupart des dialogues du livre. Certaines variations sont amusantes comme ce livre que lance Eiko vers Tatsuya et qui perce une cloison de papier. Dans le roman c’est avec son sexe en érection que Tatsuya déchirait la cloison. Les lecteurs du livre auront forcément rétabli la scène d’origine. Yujiro, le petit frère de Shintaro, ne tient ici qu’un rôle secondaire, Tatsuya étant interprété par Hiroyuki Nagato, très sobre si on le compare à son rôle de yakuza surexcité dans Cochons et cuirassés d’Imamura.  




La même année, sort l’un des meilleurs films du mouvement Tayozoku, Passions juvéniles (Crazed Fruit, 1956), également scénarisé par Shintaro Ishihara qui fait de  Yujiro la première star de la jeunesse japonaise, entre James Dean et Elvis Presley. 



La petite réputation du film en France vient de l’éloge de François Truffaut dans Les Cahiers du cinéma et du célèbre titre « Si jeune et déjà poney ». L’autre grand film rattaché à ce courant est Les Baisers (1957) de Masumura où l’on retrouve les relations difficiles entre un garçon et une fille emportés par le tourbillon culturel et sensuel de la fin des années 50. Masumura rajoute une dimension sociale inédite puisque c’est en se rendant dans un pénitencier que les deux jeunes se rencontrent. Le père de l'étudiant est emprisonné pour avoir truqué des élections, celui de la jeune fille pour avoir détourné des fonds publics. 



Admiré par Nagisa Oshima, Les Baisers inspirera Contes cruels de la jeunesse, le film fondateur de la Nouvelle vague japonaise. L’importance de l’œuvre de Shintaro Ishihara tient ainsi à sa descendance souvent éloignée de ses convictions politiques. La Saison du  soleil demeure indispensable comme document sur la jeunesse japonaise de cette époque, mais aussi par sa noirceur et sa mélancolie enfouie qui lui permettent de résister au temps.  

 

mardi 22 février 2022

Le prix de la critique de cinéma pour Cérémonies, au coeur de L'Empire des sens

Mon livre "Cérémonies, au coeur de L'Empire des sens" a reçu le prix du meilleur livre français sur le cinéma 2021 remis par le syndicat français de la critique de cinéma.



My book "Cérémonies, au cœur de L'Empire des sens" (Ceremonies, at the heart of In the Realm of the Senses) was awarded the prize for the best French book on cinema in 2021 by the French Union of Film Critics.








dimanche 9 janvier 2022

Le Vent se lève de Tatsuo Hori

C’est en lisant Le Vent se lève (1937), court roman de Tatsuo Hori que Miyazaki découvrit la poésie de Paul Valéry. En s’appropriant les vers du Cimetière marin pour son ultime chef-d’œuvre, il rend hommage à ce passeur de la littérature européenne au Japon. 



Le créateur d’avion Jirô Horikoshi (1903-1982) et l’écrivain Tatsuo Hori (1904-1953) étaient contemporains et ont connu les mêmes catastrophes comme le grand tremblement de terre du Kanto et les ravages de la seconde guerre mondiale. Tuberculeux, Hori consacra son existence à la littérature et à la traduction d’écrivains comme Rilke, Proust ou Gide (Le Vent se lève évoque souvent La Symphonie pastorale) et contribua à leur reconnaissance japonaise. Miyazaki fait bien plus que reprendre le titre du livre de Hori : il lui emprunte le personnage fictif de l’épouse de l’ingénieur, une jeune peintre  tuberculeuse. La scène de la prairie est ainsi directement inspirée du premier chapitre du roman. Alors que la toile de sa fiancée est emportée par le vent, le héros la retient par le bras et murmure : «  Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». La phrase, presque un haïku, est développée tout au long du livre et prend une dimension plus inquiétante que chez Miyazaki : le vent représente les forces sombres, adverses à l’homme, de la maladie et du désespoir. Cette « littérature de sanatorium », très populaire au Japon, remonte au succès de La Montagne magique de Thomas Mann mais aussi à la propagation d’une maladie dévastatrice jusqu’en 1940. L’univers confiné des sanatoriums, les paysages majestueux mais glacés des « Alpes japonaises » et les charmes morbides des fiancées mourantes se retrouvent dans le classique du manga Lorsque nous vivions ensemble (1972) de Kazuo Kamimira et dans La Balade de l’impossible (1987) de Haruki Murakami. Dans les années 30 au Japon, le sanatorium n’était pas un lieu de guérison : on y entrait au seuil de la mort quand tous les traitements avaient échoués. Lorsque la femme de Jirô part seule vers les montagnes, il est à peu près certain qu’elle n’en reviendra pas. Le héros du livre de Hori accompagne quant à lui sa fiancée pendant ses derniers jours. Alors que la jeune fille s’affaiblit, la vocation littéraire du narrateur s’affirme puisqu’il écrit l’histoire de leur amour. Malgré le vent glacial qui gémit dans les forêts et bats contre les murs de l’hôpital, il faut tenter de vivre. Pour le jeune couple, Il s’agit de réaliser leur première expérience de vie commune alors que la mort travaille et que le monde s’est réduit à la chambre d’une malade. Entre la biographie du créateur des « Zero-sen » et le roman de Hori, deux souffles traversent le film de Miyazaki. Le souffle épique de Jirô, fasciné par la vitesse et les bolides filant vers l’azur. Le souffle ténu de l’héroïne de Tatsuo Hori qui traduit, de façon plus secrète, la douleur et la solitude de la création.



Le Vent se lève de Tatsuo Hori, traduit par Daniel Struve, est édité chez Gallimard.



On compte deux adaptations cinématographiques du roman : l’une en 1954 par Koji Shima avec Yoshiko Kuga, l’autre en 1972 par Mitsuo Wakasugi avec Momoe Yamaguchi. 



samedi 11 décembre 2021

Strange Days in Tokyo



Je suis en train d’écouter la série de France Culture consacrée à Jim Morrison (ici). Le superbe troisième épisode parle de l’influence de la Beat Generation sur Morrison : Kerouac, la route, les Indiens et le zen que l’on peut atteindre en roulant vers le désert et les auto-stoppeurs, dont certains sont des assassins, qui attendent sous la pluie, le pouce levé, que s’arrête leur victime. Et The WASP (Texas Radio and the Big Beat) morceau génial qui explose dans la tête « C’est la terre où le pharaon est mort. »  De loin en loin, je n’ai jamais vraiment cessé d’écouter les Doors, mais d’entendre cette belle émission qui replace James Douglas Morrison, le poète, au premier plan, je me suis rendu compte combien cette langue m’était toujours proche, familière. Mon immersion dans la culture japonaise avait pu me faire croire que je m’étais éloigné de l’america mais il n’en était peut-être rien. Le nom de ce blog en témoigne. 

Les artistes japonais visionnaires des sixties, ayant fait de l’outrage une ligne de conduite, sont peut-être plus proches de Morrison que je ne le pensais. Terayama et Mikami Kan qui ne pensent qu’à tuer leur mère répondent au hurlement œdipien de Morrison dans The End. D’un côté du Pacifique des Américains rêvant de spiritualités asiatiques et de haïkus, de l’autre des Japonais fascinés par Dylan et les Beatles, et inventant leurs propres hippies : les futen de Shinjuku. Entre les deux : la bombe, le Vietnam. 

« Autrefois, j’avais vingt-cinq, vingt-six ans, et lorsque prendre des photos à la volée m’amusait plus que tout, j’ai découvert ce roman, Sur la route. Fortement attiré par le regard posé sur la route du héros, Sal Paradise, j’ai rêvé de vivre comme lui. Sans tarder, j’ai entraîné un ami et sa vieille Toyota et commencé mon périple sur les innombrables nationales qui sillonnent le pays. A cette période, j’ai pu voir des villes et rencontrer des gens de toute sortes, j’ai appris à faire de l’auto-stop et monter dans un camion. » Daido Moriyama, Mémoires d’un chien 

Quant à moi, parmi les multiples portes qui m’ont menées au Japon, il y a eu bien sûr celle ouverte par Richard Brautigan, et le Tokyo-Montana Express, plus puissant que les Boeings de JAL et Air France. De l’électricité du Kabukichô au silence de Yanaka, du cimetière d’Ikebukuro où j’allais visiter Lafcadio Earn aux disquaires de Shibuya, de Nakano et ses vieux mangas d’horreur au drag queens de Nichome, Tokyo a été mon San Francisco. L’expérience du hasard objectif, le culte de la rencontre, les messages délivrés par les renardes à quatre heures du matin… Où peut-on, sinon au Japon, passer une nuit à boire du saké et aller s’asseoir sur les marches d’un temple et voir le soleil se lever ? (et je pense à la plage de San Francisco à l’aube) Et pourquoi pas entendre les premières notes de Riders on the Storm lorsque la pluie vient enfin crever la bulle de chaleur et d’humidité de l’après-midi d’aout ? Et les ruelles de Shinjuku serpentant entre les bars obscurs et les arrières cours des clubs érotiques, et les chats errants à côté des poubelles, et les vieux yakuzas ridés comme des gitans, et les tekiya et leurs stands de confiseries et de joujoux, et les mémères courbées comme des tortues. Etais-je à Tokyo ou à Tanger ?  A côté de la langueur du Japon et des teintes chaudes de ses nuits, combien Paris me semblait toujours dure et glaciale à mon retour. 

Quand les portes se rouvriront-elles ?





lundi 29 novembre 2021

Abe Sada et moi

 

Abe Sada par Rina Yoshioka, peinture réalisée pour mon livre

Il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, j’avais fait partie d’un petit groupe de cinéphiles, ne se connaissant pas à l’origine mais qui, par une étrange synchronicité, découvraient en même temps les films de Kôji Wakamatsu. Les cassettes vidéo et les fichiers numériques s’échangeaient à cette époque où seuls deux de ses films avaient été édités aux USA : Va, va deux fois vierge et L’Extase des anges qui possédaient la particularité d’avoir ses bobines 3 et 4 inversées sur le DVD rendant le film encore plus énigmatique. Par association, Wakamatsu m’avait entraîné vers un autre cinéaste, célèbre en apparence mais dont la plupart des films étaient invisibles : Nagisa Ôshima. La filmographie d’Ôshima dans les années 60 est une série de déflagration : outre Contes cruels de la jeunesse et L’Enterrement du soleil, je plongeais dans les austères et fascinants Nuit et brouillard au Japon et La Cérémonie, le déchaîné L’Obsédé en plein jour, les glaçants Le Petit garçon et La Pendaison, et surtout Le Journal du voleur de Shinjuku qui allait occuper une place très particulière dans ma vie. J’y découvrais la puissance de l’underground japonais et me mis à collecter tout ce que je pouvais sur Tadanori Yokoo, Juro Kara, Simon Yotsuya ou Akaji Maro.  Le Journal du voleur de Shinjuku formait pour moi une trilogie informelle avec Les Funérailles de roses de Toshio Matsumoto et Premier amour, version infernale de Susumu Hani, comme un portait éclaté de la jeunesse du Swinging Tokyo. Remonter la filmographie d’Ôshima m’amena jusqu’à L’Empire des sens.  J’avais découvert le film à 20 ans et c’étaient les premières images de sexe explicite que je voyais sur un grand écran. Je me souvenais de la sensation presque hallucinatoire que m’avaient procurées certaines scènes comme la fellation de Sada. L’impression d’être au-delà des images coulé dans quelque chose de doux, chaud et humide dépassant la simple excitation sexuelle. Ôshima faisait sentir l’amour de façon sensible. Le revoyant, chargé de ses films des années soixante, j’y ai découvert encore bien d’autres choses.

Et il y eu aussi la tristesse de voir disparaître Wakamatsu et Oshima à quelques mois d’intervalle le 17 octobre 2012 et le 15 janvier 2013.

Par la suite, dans plusieurs travaux sur Ôshima, des textes pour les Cahiers du cinéma, pour le programme de la Cinémathèque, des vidéos, des émissions télévisées, je réservais toujours une place à L’Empire des sens qui me faisait l’effet d’un ilot et d’un film orphelin. L’Empire des sens qui a fait découvrir Ôshima jusqu’alors confidentiel, est sans aucun doute le film japonais le plus célèbre au monde mais paradoxalement il marque presque la fin de sa carrière qui se limitera à quatre films. Plusieurs cinéastes s’y confronteront pour représenter l’amour intégral, sans jamais parvenir à en égaler la pureté. J’avais intitulé mon livre précédent « L’Adolescente japonaise ou l’impératrice des signes » faisant un clin d’œil à Abe Sada derrière le pastiche de Roland Barthes. Voulant attaquer un livre sur Ôshima, je décidais donc de prendre L’Empire des sens comme point de départ.

Cérémonies aurait d’ailleurs dû avoir une forme différente et l’anecdote est assez amusante. En 2018, je contactais Marcos Uzal qui dirigeait alors la collection Côté Films de Yellow Now, la petite collection d’analyse de film. Il se montrait intéressé par mon projet mais, après plusieurs échanges de mails, alors que nous devions nous rencontrer pour en discuter, il disparut purement et simplement des radars. Le silence complet et aucune réponse à mes messages. C’était bien curieux. J’en devinais quelques mois plus tard la raison : il était sur les rangs pour reprendre la rédaction en chef des Cahiers du cinéma où je travaillais alors. Qu’on ne soit jamais surpris est une surprise en soi. Evidemment, cela ne m’a pas arrêté, d’autant que mon livre avait pris une autre direction. Il devait à l'origine porter sur la représentation du sexe et aurait classiquement contenu un certain nombre de photogrammes. Avais-je vraiment envie d’emprunter une forme aussi universitaire pour L’Empire des sens ? Un court chapitre devait revenir sur l’origine du film, à savoir l’affaire Abe Sada. C’est au cours de mes recherches que je tombais dans un gouffre. Je ne savais presque rien de la vie de cette femme qui pourtant, sous les traits d’Eiko Matsuda, était devenue l’un des visages iconiques du cinéma japonais. Je découvrais son enfance, le viol dont elle avait été victime à 14 ans, sa vie d’errance de maisons de geisha en bordels, ses multiples identités, jusqu’à sa rencontre en 1936 avec Kichi l’homme de sa vie. Quelques minutes du film Déviances et Passions de Teruo Ishii me terrassèrent avec l’apparition d’Abe Sada, vieille dame dans le Japon bétonné de 1969.

Sada allait m’apporter ce que j’aime le plus lorsque j’écris sur le cinéma : une narration. De la même façon que le vampire de mon livre Le Miroir obscur traversait tous les états du cinéma, c’est Sada, la véritable Abe Sada, qui allait me guider dans L’Empire des sens. J’allais à mon tour rendre hommage à celle qu’Oshima appelait une « femme merveilleuse ». Au cours de longues soirées qui m’amenaient parfois au cœur de la nuit je suivais ses traces. C’est à ce moment que j’ai aussi plongé dans le répertoire de Keiko Fuji, la chanteuse de Enka, qui en quelque sorte est devenue la voix de mon héroïne. Parfois vers trois heures du matin, c’était comme si la présence de Sada devenait très légèrement tangible à mes côtés. Le saké n’y était bien sûr pas pour rien. Pendant combien de temps pouvais-je tenir la figure, conserver sa persistance ? Jusqu’au célèbre fait-divers et son procès. Mais plus loin encore sa sortie de prison, la guerre, les années 50… Sada était toujours là et continuait à mener sa vie de femme, rencontrant des écrivains, participant à des représentations théâtrales. Elle traversait les époques et elle ne disparut (ou plutôt s’évapora) dans les années 70 que pour renaître sous les traits d’Eiko Matsuda dans L’Empire des sens, entraînant à nouveau scandales et procès. Le visage de Sada d’ailleurs n’était pas un mystère : il y avait celui de la jeune femme au sourire incroyable arrêtée par des inspecteurs aux mines ahuries comme s’ils tombaient eux-aussi sous le charme. Et puis le visage de la femme mure des années 50 enfin l’obachan (mamie) des années soixante. Toutes ces femmes étaient bien sûr Sada mais étaient-elles pour autant la Sada qui m’avait accompagnée ? Je devais à mon tour inventer le visage de my own private Abe Sada.

Entretemps, j’avais trouvé l’éditeur de mes rêves : Le Lézard noir, qui m’avait initié aux mangas sulfureux de Suehiro Maruo. A travers Sada, revenaient les démons du Japon qui passionnaient l’éditeur Stéphane Duval autant que moi, et en premier lieu Mishima. C’est grâce à lui que j’ai donné un visage à ma Sada puisqu’il accepta une idée un peu folle.

Les lecteurs de ce blog savent la place qu’occupent les peintures de Rina Yoshioka dans mon imaginaire. Rina travaillait à cette époque sur une peinture de femme yakuza pour l’exposition Ultime Combat, arts martiaux d’Asie au Musée du Quai Branly. Je lui demandais de créer une Sada qui ne devait pas ressembler à Eiko Matsuda mais à un mélange entre la vraie Sada et Junko Miyashita, l’actrice du magnifique La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka. Elle me fournit plusieurs esquisses, et je dois avouer que je l’ai un peu épuisée à lui en demander toujours de nouvelles. Le visage était trop rond ou trop mince, elle était trop vieille ou trop juvénile, le regard trop aguicheur… J’ai un peu honte en y repensant car je l’obligeais en réalité à devenir une médium et à tâtonner à l’intérieur de ma propre psyché. Je ne la remercierai jamais assez pour sa patience. Et puis un jour, j’ai vu Sada apparaître dans sa chambre d’auberge et me regarder, accroupie devant la table où s’entassaient les bouteilles de saké, tenant entre ses doigts la lanière de son kimono rouge. Par la fenêtre, une clarté lunaire baignait les maisons en bois de cette rue du Tokyo des années 30.  J’avais particulièrement insisté sur la présence de la lune. Je ne sais toujours pas pourquoi. Rina mit en quelque sorte le point final à mon livre, et sa peinture devint une préface que l’on fit figurer dans le sommaire.

J’arrête également ici les souvenirs de l’écriture de mon livre, et alors qu’un froid polaire s’est étendu sur Paris et qu’un retour au Japon semble encore lointain, je me verse un verre de saké, et écoute une fois de plus Keiko Fuji chanter que les rêves fleurissent la nuit.



Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir ici

samedi 27 novembre 2021

Abe Sada en 1969

André Breton n’a pas rencontré Violette Nozières ni Jean Genet les sœurs Papin. En revanche, Tatsumi Hijikata, l’inventeur de la danse butô, a bien rencontré Abe Sada et a même été pris en photo avec elle.



Cela atteste de la popularité de Sada dans l’avant-garde japonaise initiée à la culture de la transgression française par le flamboyant Shibusawa Tatsuhiko. Cette star des milieux intellectuels traduisait Sade et Bataille et posait en vêtements psychédéliques devant une reproduction de La Poupée d’Hans Bellmer. 



Abe Sada était pour ces intellectuels férus de surréalisme la plus pure incarnation de l’Amour fou. Cette intelligentsia se rendait dans le bar Hoshikikusui où Sada était la serveuse et l’attraction. Telle Lola Montès, au cours d’une descente d’escalier théâtrale, elle se mettait en scène pour des clients (faussement) tétanisés et protégeant avec leurs mains leur entrejambe. 

« Je veux une photo capturant l’âme pure de Sada », avait demandé le danseur au photographe Fujimori Hideo. Cette photo servit en 1972 d’affiche à la rétrospective chorégraphique «Grand motif dansé du sacrifice enflammé » de la troupe de Hijikata. Abe Sada était alors âgée de 64 ans

Les rapports entre Sada et les artistes d’avant-garde japonais sont étudiés dans mon livre  Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir ici


mercredi 24 novembre 2021

Abe Sada après L’Empire des sens




Le film de Nagisa Oshima s’achève sur l’image des amants ensanglantés tandis qu’une voix-off relate que, lors de son arrestation, le visage de Sada était radieux. 

Qu’advint-il de Sada après les évènements relatés par Oshima ? Elle ne fut condamnée ni à mort ni à la prison à perpétuité mais à six années de détentions. Elle n’en purgera que quatre puisqu’elle fut libérée par une grâce collective de l’Empereur le 14 mai 1941. Un mois avant l’attaque de Pearl Harbor. Abe Sada a alors 36 ans. 

Mon livre s’intéresse à ce que fut alors la vie de Sada : les années de guerre qu’elle passa remariée sous un nom d’emprunt, les faits qui lui firent reprendre son patronyme et redevenir une figure publique, enfin sa popularité dans les milieux de l’Underground japonais pour qui elle symbolisa l’Amour fou. 

Si elle disparut à nouveau au début des années 70 rien n’indique qu’elle soit décédée pendant cette période. 





En 1976, Abe Sada était-elle au courant que son nom était à nouveau sur toutes les lèvres ? Savait-elle qu’elle était au cœur du plus grand scandale culturel que le Japon avait connu et que sous les traits de l’actrice Eiko Matsuda elle entrait à nouveau dans un tribunal ? 

Cette autre histoire d’Abe Sada, je la raconte dans mon livre Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir, ici.

Les photos de Sada datent des années 50.



lundi 22 novembre 2021

Cérémonies - au cœur de L'Empire des sens



Mon livre qui revient sur les origines, le tournage et le procès de L’Empire des sens est en librairies.


En 1976, L’Empire des sens révolutionna le cinéma mondial par sa description sans tabou d’un amour passionnel. Connait-on pour autant la vie d’Abe Sada, la femme des années 1930 qui inspira Nagisa Ôshima ? Geisha, prostituée, criminelle, martyre de la condition féminine japonaise et personnalité publique, cette femme aux cent visages fut avant tout pour le cinéaste une héroïne révoltée. De sa naissance en 1905 au scandale que provoqua L’Empire des sens, Cérémonies retrace le destin hors norme d’une femme japonaise et le combat pour la liberté d’expression de Nagisa Ôshima.

à commander sur le site du Lézard Noir ici
 

mercredi 25 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Yukio Mishima

 C’est aujourd’hui le cinquantième anniversaire de la mort de Yukio Mishima. 

Numéro Spécial de l’hebdomadaire Gendai paru le 12 décembre 1970. 40 personnalités et intellectuels japonais s’exprimaient sur la vie et la mort de l’écrivain, le mois suivant son suicide. 

La photo de couverture est de Eikoh Hosoe











La mort de Mishima ne doit cependant pas faire oublier la lutte contre la chute de cheveux 





lundi 16 novembre 2020

Okuribi. Renvoyer les morts

On connait la cérémonie qui clôt la fête d’O-bon (équivalent japonais de la Toussaint) vers la mi-août. Après avoir passé quelques jours chez leurs proches où ils ont étés honorés, les esprits quittent les vivants sous la forme de lanternes déposés sur le cours d’une rivière. Rassurés de n’être pas oubliés, ils disparaissent dans les ténèbres, jusqu’à l’année prochaine. Okuribi en est une variante spectaculaire : il s’agit de foyers allumés sur une montagne formant des idéogrammes et destinés à guider les morts sur le chemin du retour. 

Dans le roman d’Hiroki Takahashi, un adolescent connaîtra une initiation sauvage pendant le rite d’Okuribi. Emménageant avec sa famille dans un village de la région d’Aomori, Ayumi est témoin du harcèlement d’un jeune garçon nommé Minoru par ses camarades. Malgré les liens d’amitié qu’il noue avec leur chef, Akira, il échoue à comprendre leur cruauté envers un ami d’enfance. Bien qu’il traite du phénomène de l’ijime (le harcèlement scolaire) Okuribi n'est pas un livre sociologique mais un récit à la lisière du fantastique et de l’horreur. 

Ayumi le citadin se retrouve plongé dans la campagne d’Aomori, haut-lieu de la paysannerie mystique japonaise d’où proviennent des personnalités comme le danseur butô Hijikata Tatsumi ou le dramaturge et cinéaste Shûji Terayama. Takahashi n’en rajoute cependant pas dans le folklore et il n’est pas fait mention d’Ozoresan, les fameux monts de la peur hantés par les démons, ni explicitement des itako, les chamanes aveugles qui conversent avec les morts. Takahashi dépeint une campagne japonaise en apparence semblable à toutes les autres, paisible, avec ses chemins traversant les champs et ses forêts. Pourtant, qui a grandi à la campagne, au Japon ou ailleurs, connait sa violence et les terreurs qui peuvent naître en plein soleil.

Au fur et à mesure que la mort se rapproche de la petite bande, Takahashi multiplie les descriptions insolites de paysages, d’animaux et d’insectes. Quelle est cette bête de la taille d’un poing, couverte de boue, qui surgit sur un sentier devant Ayumi? Pourquoi le vent a-t-il une couleur moineau? Quels sont les mots qui portent malheur? Pourquoi cette vieille femme persiste-t-elle à confondre Ayumi avec l’héritier d’une famille noble ? Derrière l’ijime dont est victime Monoru, est tapi autre chose de plus ancien et de bien plus ténébreux. Le jeu de l’hanafuda, ces petites cartes japonaises représentant des animaux, dont l’inoffensif Minoru est invariablement le perdant, se transmet de génération en génération aux élèves du collège, et remonte peut-être, sous une autre forme, à un rite plus ancien. 

Quel sacrifice, décidé depuis l’enfance d’Akira et ses compagnons, faut-il accomplir pour apaiser les morts ? 

Hiroki Takahashi. Okuribi. Renvoyer les morts. Editions Belfond 2020. Traduction Miyako Slocombe. 




samedi 7 novembre 2020

Nadja cinéma



Dans la préface de son roman de jeunesse Ecoute le chant du vent, Haruki Murakami a cette belle phrase : « C’était une époque où subsistaient des « interstices » par lesquels on pouvait encore se glisser dans le corps du monde. ». Il nous parle des années 70, et de la survivance de certaines utopies rendant le temps et l’espace disponibles. Cet âge est révolu mais on peut encore en ressentir le mood particulier dans un bar de Tokyo, qui se nomme en français Le Temps, et dont l’enseigne nous dit justement qu’il est ouvert de 18h à 28h30, et dans les films magiques de Jacques Rivette. Dans le système de production verrouillé des années 50, c’est la Nouvelle vague qui a ouvert ces interstices permettant de se glisser dans le corps du cinéma. Pour Rivette cela correspondait à construire un espace de rêve et de création jamais vu, ayant pour nom « la vie parallèle ». Même si le terme désigne d’abord en 1976 Duelle et Noroit, on peut l’étendre à cette décennie intense qui va de Out 1 (1971) – sous ses deux formes « Spectre » et « Noli mi Tangere » - au Pont du Nord (1981). Cette vie parallèle est forcément clandestine par les pratiques qui s’y développent comme l’improvisation et le tournage sans plan, contraires aux normes admises de la production, mais aussi par l’ouverture d’autres interstices par lesquels le spectateur peut lui-aussi se glisser dans le corps du film. Out 1, Duelle ou Céline et Julie vont en bateau (1973), sont des films à l’intérieur desquels on peut marcher parfois jusqu’à l’épuisement, jusqu’à dormir debout. Ces voies serpentines que trace Rivette, on se souvient les avoir empruntées avec d’autres, souvent dans de mystérieux livres de poche : avec Nerval, guidé par les Filles du feu (autre titre des « scènes de la vie parallèle »), Léon-Paul Fargue le "Piéton de Paris" dont la topographie est jumelle de celle de Rivette, et bien sûr avec André Breton et Nadja et cette collecte de vues parisiennes qui sont déjà comme le repérage d’un film fantôme. Breton écrit : « Je n’ai en dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique, soit dans la mesure même où elle est livrée aux hasards, au plus petit comme au plus grand, (…) elle m’introduit dans un monde comme défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences(…) » 
Le cinéma de Rivette nait aussi d’un autre moment, lorsque dans le génial Juve contre Fantômas (1913), Feuillade profite de la filature de « Joséphine la pierreuse » dans le métro et les grands boulevards pour s’évader de ses décors de théâtre, et se confronter à cette anarchie du réel dont le diabolique criminel est aussi l’incarnation. Dans le Nadja Cinéma de Rivette, les filles de la lune et du soleil qui s’affrontent dans Duelle pour le contrôle du temps, transforment Paris en forêt de Brocéliande, qui s’étendrait de l’hippodrome de Vincennes, aux grottes des Buttes Chaumont et à la serre du Jardin des plantes. Dans Céline et Julie, Paris devient une petite ville de province, secrètement dirigée par les chats et les vieilles filles de la bibliothèque municipale. Cette opération magique exercée sur le monde, c’est cela aussi que l’on nomme l’improvisation. On sait que les aventures de Fantômas naissaient du dialogue à voix haute des écrivains « duels » Souvestre et Allain, délirant sur de vagues trames, tout comme Céline et Julie nait du dialogue de deux jeunes filles qui ne cessent de se « monter la tête », sans doute pour échapper à l’ennui d’un été interminable. Cette affabulation et ce désir de fiction qui emportent et ensorcellent le monde est le propre autant des personnages que du spectateur, lui-aussi dans la disponibilité et la flânerie. Nous sommes comme Jacques Perrin dans Les Demoiselles de Rochefort fredonnant à l’annonce d’un crime : « Je vais aller voir ça, le mystère m’enchante. » Ce qui charme dans Out 1, ce sont bien sûr les sociétés secrètes, les 13 et les Dévorants qui s’affrontent dans Paris, l’enquête parallèle de Colin et Frédérique, mais aussi de petits générateurs de fiction, déposés dans certains coin du film, et qui produisant du mystère de façon presque hasardeuse. Ainsi dans la maison au bord de la mer, Sarah évoque des bruits de pas qui l’inquiètent, des apparitions dans des miroirs ; on croirait une de ces histoires à faire peur que se racontent les pensionnaires des internats. Mais ce fantôme c’est peut-être Igor, le maître de jeu disparu, qui habiterait clandestinement sa propre maison et jouerait à l’Unheimlich. Rien ne sera élucidé de ce soupçon, qui n’est pas une impasse du récit mais son contraire : l’ouverture vers un ailleurs du film qu’il nous appartient de poursuivre dans Out 2 ou 3. « Out » c’est aussi le film qui se poursuit à l’extérieur de la salle.


La vie parallèle n’est pas imperméable au réel puisqu’elle y puise son énergie et sa poésie, bien au contraire elle est hypersensible à ce qui circule dans le corps du monde. Le cinéma de Rivette ne se joue pas « Anywhere out of the world » et le durcissement de la société assombri son cinéma à l’orée des années 80. Déjà Merry go Round (1978) ne parvenait pas à reproduire la magie des films précédents, sans doute parce que l’arpenteuse (Maria Schneider) y trainait les pieds, laissant seul un partenaire (Joe Dalessandro) déraciné. Le manège commençait à se gripper, mais la désillusion sera bien plus profonde dans Le Pont du Nord. Bulle Ogier ne peut plus entrer dans un lieu clos sans suffoquer, comme si tel un corps étranger elle était rejetée et que la circulation entre les mondes devenait impossible. On a l’impression que les interstices ont été colmatés et que la vie parallèle prend désormais les tristes noms de délinquance et de terrorisme. Ce monde de banquiers et de policiers était déjà celui contre lequel Fantômas et ses apaches avaient déclaré la guerre. Désabusé, Rivette confie le rôle de Julien, l’homme qui assassine Bulle Ogier pour une sordide affaire de chantage, à Pierre Clémenti, icône de la contre-culture des années 70. Les destructeurs de la vie parallèle, qui l’ont transformé en une périphérie invivable rongée par la drogue et la souffrance sont ceux-là même qui en étaient auparavant les héros. Le Pont du Nord est le pont vers le froid, celui qui glace la société des années 80. Cependant, un passage de relais s’effectue entre Marie, la fée en robe rouge et Baptiste, jeune guerrière en armure de cuir. Si, tel Don Quichotte, elle est prête à affronter le dragon, Rivette l’enserre impitoyablement dans l’écran d’une télévision de surveillance. 
La vieille magie romantique est-elle morte à jamais ? Peut-on faire revenir les figures autrefois aimées ? Peut-on revenir à la vie parallèle ?
Dans Histoire de Marie et Julien, l’horloger s’endort un après-midi dans un parc et Marie lui apparaît. Ce sont des retrouvailles même s’ils semblent échouer à se souvenir de leur rencontre précédente. C’est normal puisque la dernière fois où ils se sont vus, c’était dans un autre film et ils avaient d’autres visages. Marie et Julien de 2003 sont les parallèles de Marie et Julien de 1981 dans Le Pont du Nord. La claustration de Julien serait la conséquence de son acte irréparable. Si le prix à payer pour quitter la vie parallèle était l’assassinat de Marie, ce qui l’attendait n’était qu’une maison sombre et poussiéreuse où les secondes chuchotent « souviens-toi » tandis que vagabonde Nevermore, le chat noir. Comme les automates de la rue du Nadir aux pommes de Céline et Julie, l’horloger est prisonnier de la maison du temps, et comme eux il est atteint d’une amnésie encore pire que le souvenir. La chronologie est elle-même plus complexe : Histoire de Marie et Julien est autant l’origine du Pont du Nord que sa suite amnésique. Dans le recueil de scénarios non tournés Trois films fantômes de Jacques Rivette, on apprend que Marie et Julien faisait partie des « Scènes de la vie parallèle », et devait être filmé en 1976, à la suite de Noroit avec Albert Finney et Leslie Caron. L’épuisement de Rivette mit un terme au tournage après seulement deux jours. Ce n’est donc pas seulement Marie qui revient du passé et s’incarne mais, à travers elle, un « autre film ». 
Dans Histoire de Marie et Julien, Rivette ouvre à nouveau la vie parallèle mais de manière très élégante, par le biais d’un mécanisme d’horlogerie défectueux : les secondes « boitent » et produisent, une fois sur deux, un son différent. Si l’on marche dans les films de Rivette, c’est forcément en boitant : un pas dans notre monde et un autre dans la vie parallèle. Dans Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul, on pouvait voir un semblable boitement des temps et de l’espace. Jenjira Pongpas Widner, la vieille dame infirme, marche à la fois dans le jardin de l’hôpital et, voyante, dans le palais du temps jadis. Sa jambe plus courte se pose alors sur un autre sol et un autre temps, celui qui retient prisonniers les soldats endormis. La cohabitation des temps et leur caractère cyclique relie profondément Rivette à l’Asie. Par exemple, l’un des films asiatiques les plus rivettiens est Tokyo Park (2011) de Shinji Aoyama où une épouse allant de parc en parc dessine dans Tokyo une spirale, comme le jeu de l’oie du Pont du Nord se superposant au plan de Paris. La référence à Vertigo, exceptionnellement, n’est pas fatale : l’épouse parvient à rappeler à son mari un escargot fossilisé, symbole de leur rencontre dans un musée d’histoire naturelle.


Ainsi, passant dans la vie parallèle, elle redonne vie à un amour en voie de fossilisation. Dans Histoire de Marie et Julien, le centre de la spirale est aussi le foyer d’une résurrection amoureuse : Marie reproduit exactement dans la maison de Julien la chambre de son suicide, qui devient le lieu de l’ultime opération magique de Rivette et sans l’une des plus belles. Repassant dans les limbes et s’incarnant à nouveau, Marie extrait le temps du mouvement mortifère des horloges, pour le rendre à aux unions libres de l’amour et de la fiction. La formule magique n’est ni prononcée ni écrite sur un intertitre mais nous l’entendons quand même : « Mais le lendemain matin… Marie était de retour. » 
Relançons les dés, le jeu n’est jamais fini. 

mercredi 17 octobre 2018

La voie oblique




Les livres de voyage c’est une grande affaire. Je me suis toujours refusé d’emmener des livres japonais au Japon. Pourquoi lire sur le Japon alors que le Japon est tout autour de moi ? Les deux tomes du Meurtre du Commandeur d’Haruki Murakami m’attendront donc à mon retour. Il vaut mieux, suivant la mystique qui m’est propre, emprunter une voie oblique. J’ai retenu trois livres : un que je n’ai pas lu et deux livres de survie. Par commodité, ce seront bien sûr des livres de poche. Celui dont j’ignore tout est La Marge d'André Pieyre de Mandiargues. D’après la quatrième de couverture, il m’a l’air assez éloigné de l’adaptation de Walerian Borowczyk et parle d’une dissolution et d’une renaissance dans un quartier de bars et de prostitution. Non pas à Shinjuku mais à Barcelone mais Mandiargues est un écrivain japonisant, et qui sait où l’on peut aboutir par la voie oblique ?

Un livre est un objet magique qui peut permettre de forcer le hasard et d’ouvrir des portes invisibles. Il y a bien un bar à Shinjuku qui se nomme "Hécate", d’après un film oublié de Daniel Schmid, adapté d’un étrange roman de Paul Morand se déroulant à Tanger. Sans la connaissance de ces deux œuvres, aurais-je remarqué cette petite plaque en bois, parmi les centaines d’autres du quartier ? J’y rencontrais une femme chat en kimono qui m’expliquait que son mari, le propriétaire maintenant décédé, avait adoré ce film. L’année suivante elle n’était déjà plus là et personne ne savait pourquoi le bar se nommait ainsi. Un jour, le Bar Hécate aura changé de nom mais la maîtresse de la nuit, la déesse des chiens, hantera encore les lieux.

Peut-être y a-t-il à à Tanger un autre Bar Hécate permettant de passer clandestinement entre les deux pays ? Et ce chant qui court entre les ruelles n’est-ce pas Nessun dorma, l’air de Turandot qui donne son nom à un autre bar ? Personne ne dort mais à l’aube la princesse de glace a déjà disparu et il faudra attendre une autre nuit pour espérer encore en son amour. Personne ne dort, c’est le territoire des vigilambule, ceux qui entrent, les yeux grands ouverts dans cette marge entre le crépuscule et l’aube.

L’Amour fou d’André Breton est un livre que l’on n’a jamais lu, qui n’a jamais été écrit ni publié mais dont on tente d’assembler les fragments qui nous parviennent par liaisons libres, automatisme, vases communicants, phrases attrapées, rêvées, murmurées. Dans un bar, au terme d’une nuit étrange,  une jeune fille m’a dit à l'oreille : « Tu as trouvé l’endroit que tu cherchais depuis toujours. » Elle m’a fait plusieurs présents mais cette phrase je l’ai conservée comme une pierre précieuse. C’était une de ces « femmes sans ombre » qui apparaissent vers trois heures du matin et qui n’ont que peu de temps pour délivrer leur message à un salaryman ivre, une hôtesse de club mélancolique ou un voyageur.



Une phrase peut être la clé qui ouvre l’Entrée des fantômes, comme celle que lance Raúl Ruiz à Jean-Jacques Schuhl dans le restaurant chinois de Davé : « Je te propose de jouer le rôle du chirurgien dans Les Mains d'Orlac. » On rêverait de se promener avec Schuhl dans Shinjuku la nuit et, suivant les traces rose poussière laissées par les travestis, trouver dans une ruelle le fantôme du restaurant, désormais fermé, de la rue Richelieu, avec peut-être cet aquarium dont les reflets verdâtres transforment les clients en spectres mais surtout, encadrés et accrochés au mur, les polaroïds des visages familiers de mille et mille amis disparus. Car chacun, à Tokyo, peut trouver l’endroit qu’il cherche depuis toujours.

La Marge, L’Amour fou et Entrée des fantômes, sont les trois livres que j’emporte à Tokyo cet automne.