lundi 1 août 2022

A new Summer of Yakuza



On pourrait dire que la boucle est bouclée et que ce Nouvel Eté des Yakuzas signe la fin d’un cycle de visionnages de plus d’une centaine de films. Je ne suis pourtant qu’un novice dans l’exploration de la pègre japonaise et je ne peux que continuer mon apprentissage. En ces jours caniculaires, je me suis particulièrement intéressé à Yujiro Ishihara qui fut l’une des plus grandes idoles du pays, toutes époques et catégories confondues. 



Sa gueule d’ado révolté à la dentition elle-aussi révoltée et ses cheveux coupés en brosse ne sont pas que les signes distinctifs d’une figure pittoresque. Yujiro fut un excellent acteur, nerveux et naturel, au charisme ravageur. Mort le 17 juillet 1987 à 52 ans, il n’avait jamais cessé de tourner et de chanter, et ses CD trônent encore dans les Tower Records de Tokyo. Ses merveilleux morceaux de enka font encore chavirer le coeur des mémères dans les bars de nuit de Shinjuku. 




10 juin 



Takashi Ishii, mangaka et cinéaste culte est mort le 10 juin à l’âge de 76 ans. Black Angel, Angel Guts, Flower & Snake, Moonlight Orchid...., les mangas et films d’Ishii, sont peuplés de femmes en tailleurs ou imperméables, les cheveux longs, armées et évoluant sous une pluie sans fin. Toutes nommées Nami, elles sont les victimes de violeurs en série ou d’infmes yakuzas. Elles rendent la justice dans un Tokyo sombre et oppressant. Son style tout en néons bleutés, à la fois clinquant et désespéré, a contribué à forger l’esthétique du cinéma japonais des années 80 et 90. 




13 juin

Red Silk Gambler / Hijirimen bakuto (1972) de Teruo Ishii



Ninkyo eiga féminin dans la veine la plus luxuriante de Teruo Ishii dont les héroïnes principales sont Okatsu (Eiko Nakamura) alias Tiger Lily, joueuse et yakuza, Omon (Hiroko Fuji), combattante aveugle, Onaka (Junko Matsudaira), voleuse voulant venger la mort de son père, Ohide (Sanae Tsuchida), tatoueuse au dos recouvert par un dessin de dragon. 




Tout un panel de personnages habituellement interprétés par Ken Takatura, Koji Tusuta ou Shintaro Katsu. Les femmes yakuza s’appellent entre elle « aniki » et « kyodai », ce qui devient « sœur aînée » et « sœurs de sang », meurent dans les bras l’une de l’autre et marchent vers leur destin, c’est-à-dire le massacre final. Comme dans la série Red Peony Gambler, Bunta Sugawara tient un rôle secondaire et meurt dans les bras d’Okatsu. 

Bien sûr on aurait aimé que cette inversion des genres (imaginaire puisque les femmes yakuza n’existent pas) soit traitée avec plus de sérieux (c’est ce qu’auraient Tai Kato ou Hideo Gosha) mais le film est d’abord une débauche d’effets visuels, de couleurs délirantes, et d’expérimentations : scène de tatouage où les prisonnières se servent des pigments servant à teindre des papiers ; bataille dans les ténèbres de la sabreuse aveugle ; duel devant une immense estampe érotique ; plan final iconique qui est l’un des plus beaux du ninkyo eiga. 





Le sadisme carnavalesque de Teruo Ishii se déchaîne une nouvelle fois sur un récit d’Oniroku Dan (Fleur secrète) le plus grand écrivain BDSM japonais. On y verra une femme se faire violer par des hommes déguisés en démon sur une scène de théâtre. 




Ce grand moment ero-guro égale les films érotiques tournés par Ishii comme Orgies sadiques de l'ère Edo ou L’Enfer des tortures. Reiko Ike, actrice plantureuse spécialisée dans l’érotisme et le pinky violence fait elle-aussi partie de la distribution. Dans le rôle d’Onaka, Eiko Nakamura, est d’une beauté aussi magnétique que Junko Fuji mais, il faut le reconnaître, moins bonne combattante. Cela importe peu puisque l’art de Teruo Ishii est d’abord celui du montage, proche du manga, découpant les combats en tableaux vivants, postures, inserts et aplats de couleurs.





20 juin

Yakusa, enquête au cœur de la mafia japonaise, de Jérôme Pierrat et Alexandre Sargos

Il n’y a que huit livres « non-fiction » consacrés aux yakuzas sortis en France. 





Le dernier que j’ai lu, Yakusa, enquête au cœur de la mafia japonaise, est aussi l’un des meilleurs.



Jérôme Pierrat et Alexandre Sargos parviennent à tirer un récit clair des la formation des gangs, alors que les autres livres nous perdent souvent dans une multitude noms et de faits de guerre. Sont ainsi mises en évidence certaines distinctions comme la différence entre yakuzas et gurentai. Ces derniers sont des « gangsters à l’américaine » moins à cheval sur le code d’honneur et les années d’apprentissages. « Les gurentai sont formés d’anciens soldats, d’ouvriers licenciés, et d’étudiants mobilisés pendant la guerre. » Leur morale est davantage celle du « tout tout de suite » que les cérémonies et les longues palabres. J’apprends ici que Noburo Ando, qui était un gurentai et non un yakuza « de souche », avait des méthodes expéditives, très « Chicago », comme mitrailler à l’improviste le bureau d’un chef ennemi. Ando était un gangster attiré par le jeu et le monde du showbizness, toujours tiré à quatre épingles. Une sorte de Bugsy Siegel japonais. Est relatée la dissolution de son gang dont on peut voir des images dans le documentaire Yakuza-Eïga, Une Histoire du Cinéma Yakuza (2008) d’Yves Montmayeur ( voir ici). Les membres du Ando-gumi désormais sans chef, déménagèrent à Shibuya en 1964 et formèrent le Mizuta-gumi. Ils quittèrent leurs méthodes agressives et s’alignèrent sur le système yakuza. On retrouve également Masatoshi Kumagai, figure principale du documentaire Young Yakuza de Jean-Pierre Limosin et du livre d’entretiens Confessions d’un yakuza. Ce qui tend à prouver que M. Kumagai est le plus médiatique (et présentable) des gangsters japonais. 



Comme dans Young Yakuza, il insiste sur la formation des jeunes recrues et leur long apprentissage qui peut durer quatre ans. Alors que les « piranhas », les adolescents de la mafia napolitaine prennent du galon avec leurs faits d’armes, leurs équivalentss nippons mènent une vie de corvée abrutissante jusqu’à ce qu’on les autorise à des actions plus conséquentes, et plus tard à former leur petit clan. Insigne honneur, ils peuvent aussi passer quelques années en prison, à la place d’un « frère ainé ». En réalité, ils ne deviennent jamais autonomes, payant une sorte de patente au clan principal et mettant la main à la poche toute l’année lors d’innombrables cérémonies. Bref on n’hésitera pas à dire que c’est bien souvent une vie de con. Les deux auteurs notent aussi l’arrivée d’une nouvelle génération dans les années 90 et 2000, des diplômés formés à la finance et l’informatique. Choses qu’on ne pouvait demander aux chinpira davantage versés dans l’extorsion. Ces jeunes aux dents longues, sortes de yuppie-yakuzas, ne suivaient évidemment pas le cursus habituel de leurs camarades. Je ne sais pas si le cinéma s’y est intéressé mais on imagine qu’un tel personnage, évoluant lors de l’éclatement de la bulle économique ou tenant d’initier un oyabun à l’Internet, pourrait donner lieu à une bonne série. 


5 juillet

Tempura n°10 : spécial crime



Le numéro d’été de Tempura, revue à laquelle j'ai le plaisir de collaborer, est particulièrement riche en malfrats tatoués. Sur la couverture, Satoro Takegaki expose ses tatouages devant un tigre peint sur un paravent. 



Interviewé par Jake Adelstein, ce repenti qui est désormais est devenue une sorte d’aide sociale dans son quartier (particulièrement attentif aux enfants victimes de harcèlement), raconte comment il a manqué l’occasion de devenir acteur de cinéma. Dans les années 60, il était un de ces chinpira recrutés par la Toei dans les gangs pour faire de la figuration. Repéré par le grand acteur Tamasaburo Wakayama, il préfèrera prêter fidélité à un parrain local. Ce qu’il regrette amèrement aujourd’hui. Takegaki parle avec ferveur de Koji Tsuruta, l’acteur préféré des yakuzas, incarnation du Ninkyo. 

Dans le numéro, Adelstein revient sur ses années d’apprentissage dans le journalisme à Tokyo et affirme que les chefs d’entreprise sont bien pire que les yakuzas. 



Des photos d’Adelstein datant de ses débuts à au Yomiuri Shimbun permettent de bien faire la différence avec son incarnation par Ansel Elgort dans la série Tokyo Vice. La réalité est moins glamour, plus besogneuse, mais également plus dangereuse. Ce qui n’empêche bien sûr pas d’estimer cet excellent TV Show. 



Un reportage d’Alissa Descotes-Toyosaki nous fait partager le quotidien tumultueux, d’essence et de vitesse des Bosozoku, les gangs de motards japonais,  qui dans les années 70 fournissaient aux « gumi » leurs jeunes recrues. 


10 juillet 


High Noon for Gangsters / Hakuchu no buraikan (1961) de Kinji Fukasaku

Cruel Gun Story /  Kenjū zankoku monogatari (1964) de Takumi Furukawa



Avant de s’immerger dans le Ninkyo-eiga, la Toei suivait la Nikkatsu dans la voie du film noir. c’est là où débuta Kinji Fukasaku dans des films nerveux et nihilistes où les gangsters se déchirent pour des magots au fond dérisoires. High Noon for Gangsters est son premier véritable long métrage personnel. Le braquage d’un fourgon de banque n’est qu’un prétexte pour une critique du racisme à travers deux personnages : un GI noir et une prostituée, métisse afro-japonaise, rejetés par leur milieu, qu’il soit américain ou japonais. 




Le style fullerien de Fukasaku est déjà explosif comme sa façon d’inclure un insert anamorphosé pendant une collision, comme si l’image se tendait, prête à se rompre. 



Chaque plan sur le visage de la métisse est un manifeste de la solidarité de Fukasaku envers les outcasts, qu’ils soient yakuzas, prostituées, coréens, ou métisses. 



Cruel Gun Story reprend l’idée du braquage de fourgon et le MO du film de Fukasaku : détourner le véhicule sur une route de campagne pour abattre froidement escorte et chauffeurs. Comme dans High noon for gangsters, les malfrats vont s’entredévorer pour la possession de deux valises remplies de yens. L’intérêt du film est la recréation de Joe Shishido en gangster cool, portant lunettes de soleil, et élégant manteau pied-de-poule, et déjà les joues remodelées par la chirurgie esthétique. Cruel Gun Story le mènera à d’autres rôles de gangster ou de hitman et surtout à La Marque du tueur de Seijun Suzuki.





15 juillet

The Yakuza (1975) de Leonard Schrader



Mohamed Bouaouina m’a transmis cette merveille : le roman Yakuza de Leonard Schrader. Il ne s’agit pas d’une novellisation mais d’un roman original que son frère Paul décida d’adapter et qui, retravaillé par Robert Towne, devint le classique de Sidney Pollack.




16 juillet

Bunta Sugawara, mannequin de mode.



Avant de devenir la star des films de yakuzas, Bunta fut à la fin des années 50 un jeune modèle de magazines de mode. 













Sa minceur et sa haute taille, proche d’Anthony Perkins, en font la parfaite incarnation du jeune japonais décontracté au mode de vie occidental. Plus tard, Bunta même en incarnant des gangsters sanguinaires, conserva cette élégance racée.





 

 23 juillet

The Hard Core Criminal / Miike kangoku Kyoakuhan (1973) de Shigehiro Ozawa



Film de prison noir et violent surpassant ce que j’ai pu voir dans le genre, y compris la célèbre série d’Ibashiri. En fait de prison, il s’agit plutôt de travaux forcés dans une mine et les tatouages des yakuzas se mêlent à la boue et à la suie. Du labeur des prisonniers, corvéables à merci, les gardiens et industriels tirent d’abord du profit, n’hésitant pas à exécuter les plus récalcitrants. 



On peut donc dire qu’il s’agit d’un film appartenant à l’aile gauche du film de yakuza puisque critiquant à la fois les aspects inhumains  du système carcéral et un capitalisme poussé à son extrême, les prisonniers devenant une métaphore des ouvriers (ironiquement, les véritables yakuzas se rangeaient du côté des patrons et brisaient les grèves). Le film est aussi remarquable pour la confrontation de deux acteurs mythiques, hors de leur registre : Jo Shishido (en rupture de la Nikkatsu) et le sociétaire du genre pour la Toei Koji Tsuruta. 



Shishido n’est plus ce tueur cool, cartoonesque et élégant tandis que Tsuruta est très loin de son style suave. Tous les deux sont sales, le visage et le corps marqués, et se battent pour s’extraire de ce monde littéralement infernal. Shigehiro Ozawa se montre d’une belle inventivité dans ces scènes où les corps noircis se mêlent, lors d’une évasion où Tsuruta n’est plus qu’une petite silhouette dévalant une colline et l’enchainement d’une série de plans expérimentaux. 








Le sacrifice de Shishido et Tsuruta, massacrant les gardiens à la dynamite, est aussi l’un des plus forts du genre, dépassant les habituelles guerres des clans pour se confondre avec la lutte finale et universelle des damnés de la terre.



  


24 juillet

La Maison de bambou / House of Bamboo (1955) de Samuel Fuller


La Maison de bambou est le premier film américain intégralement tourné au Japon. Le Tokyo tout à la fois pauvre et reconstruit dix ans après la capitulation devient une de ces zones troubles où se croisent policiers américains et japonais, GI’s ayant tourné gangsters, flics infiltrés. La véritable pègre japonaise en est totalement absente, ce qui est étrange car on imagine mal des yakuzas laissant des gangsters américains « protéger » des pachinkos et commettre des braquages au nez et à leur barbe. Méconnaissance des yakuzas de la part de Fuller ? Crainte d’exposer des codes probablement incompréhensibles pour le public américain ? ou prudence pour ne pas se voir refuser le tournage au Japon, élément commercial indispensable ?




On a ainsi l’impression que les personnages évoluent dans un rêve étrange à la lisière du Japon, et jamais totalement à l’intérieur. Des expatriés, prisonniers d’un monde de surfaces. Lorsque Robert Stack, flic de l’armée cherchant à infiltrer dans le gang, débarque à Tokyo, mal rasé et sale, son imperméable ouvert, retenu par une ceinture, évoque un kimono de rônin.Si sa relation avec Shirley Yamaguchi constitue la love story du film (et un vrai couple mixte acteur américain/actrice japonaise), il exécute assez froidement sa mission. Le trouble et les sentiments sont tout entiers contenus chez son adversaire, Robert Ryan, que Fuller décrit franchement comme un homosexuel, aveugle à la traitrise pourtant évidente de son homme de main. « Tout ce que je sais, c’est que c’est le personnage de Ryan qui m’intéressait. C’est un gangster, un tueur. Il aime d’abord un homme. C’est tout. Arrive un autre homme qu’il aime plus que le premier. C’est tout. C’est aussi simple que ça. La jalousie. Ce n’est pas Stack qui m’intéresse, c’est Ryan, le pivot ! » Cet amour est ce qui se rapproche le plus des sentiments virils et passionnels entre frères de sang des films de yakuza à venir. Ryan va lui-aussi voir s’affronter son humanité le poussant vers Robert Stack et le code qu’il a mis en place (l’exécution impitoyable des complices blessés)  




Si La Maison de bambou a eu une influence sur le cinéma japonais ce n’est pas tant sur le film de yakuza proprement dit (davantage proche du western) que sur ce qui le précède : le film noir d’inspiration américaine comme par exemple High Noon for Gangsters (1961) de Fukasaku, reprenant le thème du braquage d’un fourgon de banque. D’ailleurs le génial premier hold-up avec le gang en silhouette courant devant des entrepôts pourrait venir d’un Fukasaku. 





Tous les 15/20 ans, le hard-boiled américains retentera l’expérience japonaise, d’abord en 1974 avec The Yakuza de Pollack, puis en 1989 avec Black Rain de Ridley Scott. 

 


25 juillet

La sulfureuse Irina Ionesco est morte à l’âge de 91 ans. Si elle nous intéresse ici c’est pour le livre Le Japon interdit (2004) où elle prit quelques beaux clichés de yakuzas aux bains.  








26 juillet

La Nikkatsu, du  Tayozoku au film de yakuza

The Rusty Knife


Si le ninkyo-eiga de la Toei vient du film de sabre classique, son équivalent Nikkatsu a une autre origine. Tout d’abord le film de jeunes rebelles ou Tayozoku comme La saison du soleil ou Passions juvénile, dont les scénarios étaient adaptés par Shintaro Ishihara de ses propres récits. Le Tayozoku permit l’émergence de toute une génération de jeunes acteurs, et en premier lieu du frère de l’écrivain Yujiro Ishihara, Star absolue des années 50-60, tel une version nippone de James Dean. Ces blousons dorés, bien que fils de bonne famille, se tenaient à la lisière de la délinquance et étaient violents et arrogants. Ils étaient l’équivalent bourgeois des chinpiras, ces petits voyous excités  gravitant autour des yakuzas et accomplissant tant bien que mal leurs basses œuvres. 

Akira Kobayashi

Dans Le printemps a manqué son pas (aka The Boy Who Came Back - Seijun Suzuki, 1958), Akira Kobayashi est l’image même du futur chinpira passant par des maisons de redressement, fréquentant de jeunes délinquants, parmi lesquels Joe Shishido. 



Il est finalement sauvé par une opiniâtre assistante sociale génialement interprétée par Sachiko Hidari, qui cinq ans plus tard sera l’épouse en crise d’Elle et lui de Susumu Hani et surtout La Femme insecte d’Imamura.


Sachiko Hidari


Lorsque la jeunesse du soleil s’est mise à décliner, Yujiro et les acteurs apparus dans son sillage comme Akira Kobayashi et Joe Shishido rejoignirent naturellement un nouveau genre à succès : le polar made in Japan ou ce que l’on nomme aujourd’hui « Nikkatsu Noir ». Un de ses premiers succès est le magnifique I’m Waiting de Koreyoshi Kurahara (1957), également sur un scénario d’Ishihara suivant lui-aussi le mouvement.




Yujiro interprète le patron d’un restaurant, ancien boxeur rencontrant au bord d’un fleuve une jeune fille désespérée proche du suicide. Il s’agit évidemment de Mie Kitahara, sa partenaire habituelle au style un peu « existentialiste », et par ailleurs son épouse jusqu’à la fin de sa vie. 



Ce beau film mélancolique s’inspire davantage du réalisme poétique français, et en particulier de Quai des brumes que du film noir américain. Red Pier de Tochio Masuda se base quant à lui sur Pépé le Moko, le port de Kobe remplaçant Alger, et Yujiro en costume blanc et lunettes noires, Gabin. 



L’allure chic du jeune acteur, son attitude cool et arrogante, et son romantisme vont marquer durablement la Nikkatsu servant de modèles à Akira Kobayashi dans ses rôles de yakuza, à Joe Shishido en hitman et surtout à Tetsuya Watari dans le Vagabond de Tokyo, dont le costume deviendra bleu. 

Akira Kobayashi, Yujiro Ishihara et Tetsuya Watari

A ses débuts, Watari devra beaucoup à  Yujiro Ishihara, dont il constitue une version plus poupine, avant d’affirmer un style personnel et nihiliste chez Fukasaku avec Le Cimetière de la morale et Tombe de yakuza et fleurs de Gardenia. Par ailleurs excellents chanteurs, ces acteurs ne manquent jamais de pousser la chansonnette offrant à la « enka yakuza » quelques classiques. 

Dans les films Nikkatsu noir, les yakuzas font partie du décor En tant que crime organisé, il ne fait aucun doute qu’ils appartiennent à un « gumi », le mot yakuza est parfois prononcé et ils s’appellent « aniki » mais leur folklore est celui des gangsters américains. 

Red Pier

Outre la peinture du héros en jeune dandy désabusé, la Nikkatsu expérimente durant sa période noire des décors qui deviendront récurrents : les ports de Tokyo ou de Kobe, les riches demeures de l’aristocratie corrompue et surtout les night-clubs, prétextes à des jeux de lumière étourdissants et à des numéros gentiment érotiques. Toshio Masuda est le cinéaste qui aura permis la mue de Yujiro Ishihara de jeune rebelle Tayozoku en héros de film noir poursuivi par la fatalité. Dans Rusty Knife (1958), il est un patron de bar autrefois condamné pour avoir tué l’homme ayant violé sa fiancée et l’ayant poussée au suicide. Il découvre que sa victime n’était pas le seul coupable et qu’un riche industriel est aussi impliqué.

Toshio Masuda sur le tournage de The Rusty Knife avec Mie Kitahara et Yujiro 

Dans The Red Handkerchief (1964), Yujiro, désormais dans sa maturité, est un policier ayant tout perdu suite à la mort d’un suspect et qui, après quatre ans d’errance sur les routes retrouve son associé ayant en revanche prospéré. A-t-il été l’objet d’un coup monté ? Tourné en couleurs flamboyantes, fourmillant d’idées de montage, The Red Handkerchief s’apparente au style pop de la Nikkatsu dont Seijun Suzuki sera l’architecte halluciné.

The Red Handkerchief


1er aout 

Tombe de Yakuza et fleur de gardénia / Yakuza no hakaba: Kuchinashi no hana (1976) de Kinji Fukasaku


Je me souvenais que Tombe de yakuza et fleur de gardénia (1976) était l'un des films les plus fous et tragiques de Fukasaku mais j'avais totalement oublié que Nagisa Oshima jouait le rôle du chef de la police. Son unique rôle au cinéma. 


Dans Tombe de Yakuza, Tetsuya Watari joue un policier qui « franchit la ligne » par amour pour Keiko, la femme d’un chef de gang (Meiko Kaji) et par amitié pour Iwara, un yakuza (Tatsuo Umemiya) dont il devient le kyodai. Mais peut-être est-il amoureux du gangster et considère-t-il la jeune femme comme une sœur. 




Il est né en Mandchourie et a vu sa famille se faire massacrer avant de rejoindre le Japon où il a subi la discrimination. S’il est devenu un policier, son parcours de « perdant » le destinait aussi bien à devenir yakuza. C’est ce pas qu’il franchira plus ou moins, mais surtout pour s’opposer à un clan et à une police corrompue. 



Comme le Bad Lt de Ferrara, par des moyens tortueux et nihilistes, c’est bien la justice qu’il finira par faire triompher en se sacrifiant. Face à lui Keiko est à moitié Coréenne, et Iwata l’est entièrement. La violence du film, particulièrement déchaînée, n’est que la violence sociale que ces personnages ont subie.




jeudi 14 juillet 2022

Shohei Imamura, la révolte de la chair (conférence à la Cinémathèque française)

Alors que le Japon de l'après-guerre se convertissait au capitalisme, Imamura en dévoila le lumpen : yakuzas, prostituées, pornographes clandestins, hôtesses de bar, Coréens discriminés... 



Pour ces damnés, une seule loi, scandaleuse et amorale, celle de la chair. Le Japon que met en scène l'«anthropologue» Imamura est un territoire effrayant, à la fois réaliste et mythique, où les êtres sont d'abord mus par l'instinct de survie.

Conférence du 21 avril à la Cinémathèque française


Shohei Imamura, la révolte de la chair. Conférence de Stéphane du Mesnildot from La Cinémathèque française on Vimeo.

dimanche 10 juillet 2022

La tribu de Miyuki, une mode éphémère de l’année 1964




Un billet en appelle toujours un autre. Pour mon article précédent, j’ai parcouru des interviews d’Aquirax Uno. Lorsqu’on demande au grand dessinateur si les jeunes actuels l’inspirent, il répond qu’il cherche surtout à dépeindre une nostalgie intemporelle mais que, par le passé, il s’est intéressé à la « tribu de Miyuki ». Qu’est-ce donc que cela ? je pensais d’abord à un groupe de filles réunis autour d’une certaine Miyuki mais je me trompais. Il s’agit d’un mouvement de jeunes ayant duré quelques mois pendant la première moitié de l’année 1964. Il regroupait principalement des garçons qui trainaient dans les rues « Namiki Dori » et « Miyuki Dori » à Ginza, d’où leur surnom.


Pour comprendre la spécificité du Miyuki-zoku (son nom japonais), il faut s’intéresser au parcours de Kensuke Ishizu surnommé le parrain de la mode japonaise. Né en 1911, Ishizu lance après-guerre, les premières imitations de vêtements américains comme les blue-jeans ou les tee-shirts à poches de GI’s. En 1951, il crée sa propre compagnie nommée Van Jacket. Cet intérêt l'amène à voyager aux USA en 1959, où il découvre le style des campus américains nommé « Ivy » tiré de « Ivy league » désignant les huit universités privées du Nord-Est des États-Unis. 

Populaire après-guerre, le style Ivy emprunte aux universités anglaises (chemise Oxford, chaussettes écossaises, pull shetland, polos) et le mélange avec des vestes en imprimé madra, des bermudas, et des mocassins. C’est un style à la fois sportif, formel, décontracté et nonchalant. 


Outre les étudiants, le style Ivy est adopté par les jeunes acteurs comme Paul Newman, des politiciens comme JFK et les musiciens de jazz comme Miles Davis. En 1961, Ishizu ouvre une boutique Van à Ginza sur Miyuki-dori. En important le style Ivy, il entend créer une mode spécifique pour la jeunesse, secteur alors très délaissé. Il y avait bien eu les Tayo-zoku, la fameuse tribu du soleil de l’écrivain Shintaro Ishihara au milieu des années 50 mais celle-ci était relativement simple avec ses chemises hawaïennes, ses teeshirts estivaux et ses pantalons blancs. La mode proprement dite ne concernait alors que les hommes et femmes adultes.




Ce qui popularisa le style Ivy à Tokyo fut une répartition territoriale des jeunes selon leurs classes sociales. Les enfants de riches industriels ou de politiciens fréquentaient peu Ginza pour la bonne raison qu’il était difficile de se garer et donc d’exhiber leurs voitures de sports. Leur fief était alors Harajuku. C’est une jeunesse issue de la classe moyenne qui se mit à fréquenter Van et se passionner pour le style Ivy. Ce qui les dirigea vers Ginza fut l’énorme succès remporté par la revue Heibon Punch dont les splendides couvertures d’Ayumi Ohashi faisaient l’apologie d’un art de vivre occidental et hédoniste. 




En 1964, Heibon Punch commença à s’intéresser aux jeunes fréquentant la boutique Van, créant une véritable émulation. Ishizu lui-même oriente son propre magazine Men’s Club pour promouvoir le style Ivy.


Certains articles étaient par ailleurs critiques, ne voyant dans le mouvement qu’un attrait pour des vêtements exotiques. C’est ainsi qu’on vit exploser le nombre de jeunes garçons portant des mocassins, des bermudas et des blazers dans les rues de Tokyo. Elément indispensable comptant autant que les habits eux-mêmes : le sac en papier kraft ou en toile de jute Van sous le bras, permettant de porter ses vêtements usuels telle la tenue traditionnelle de lycée ou d’université. 



Les filles étaient un peu délaissées par le mouvement mais on les reconnaissait à leurs cheveux courts inspirés de la coupe de Jean Seberg dans Bonjour Tristesse d’Otto Preminger. Du nom du personnage on l’appela la coupe « Cécile ». Et c’est ainsi que l’on retrouve notre ami Aquirax Uno vouant un véritable culte au film et au roman de Françoise Sagan. 



Les Miyuki-zoku furent ainsi les premiers jeunes des années 60 à revendiquer avant tout un style vestimentaire. Le Tayo-zoku était d’abord un état d’esprit nouveau, qu’accompagnait des éléments de reconnaissance. 

Leurs petits frères étaient tout simplement des fashionistos, ouvrant la voie à la culture moderne de la mode. La nonchalance, la drague, les films français ou le jazz étaient bien sûr de mise, mais la jeunesse japonaise y succombait comme toutes les jeunesses du monde, mocassins aux pieds ou non. La préoccupation numéro 1 des Miyuki-zoku était la mode, et comme leurs ancêtres américains, ils connaissaient sur le bout des doigts les coupes, les tissus et les assemblages du style Ivy.



Aussi foudroyante que son éclosion fut la disparition du Miyuki-zoku en juillet 1964, après seulement quelques mois d’existence. En effet, à l’approche des jeux olympiques, la police japonaise était particulièrement sensible aux phénomènes de bandes d’adolescents. Les jeunes de la rue Miyuki étaient inoffensifs mais la simple présence de signes distinctifs pouvait faire craindre des effets de clans et d’affrontements. Les adultes ne comprenaient rien au style Ivy et pouvait imaginer que sur le modèle de West Side Story ou des Mods anglais, des quartiers de Tokyo allaient s’affronter. Des marques de vêtements pouvaient même devenir des signes claniques puisqu’à côté des passionnés de la boutique Van, la boutique Jun avait elle-aussi ses adeptes. Le plus cocasse étant que ce qui effrayait alors les autorités était une mode BCBG issue de l’aristocratie des universités américaines.

Appelé à collaborer et craignant sans doute que sa marque ne pâtisse d’une mauvaise image, Kensuke Ishizu organisa un rassemblement des Miyuki-zoku VAN au Yamaha Hall. « Ce furent les policiers eux-mêmes qui posèrent les affiches.  En cadeau pour ceux participant à l’évènement : un sac VAN gratuit pour ranger ses vêtements usuels. Ils attendaient environ 200 jeunes mais c’est plus de 2000 Miyuki-zoku qui se sont présentés. Lors de son discours Ishizu demanda aux jeunes d’arrêter de traîner à Ginza. Même si la plupart ont suivi ses consignes, certains irréductibles continuaient à fréquenter le quartier. 

Le 19 septembre 1964, une énorme force de police a pris d'assaut Ginza et a embarqué 200 jeunes en vestes madras et mocassins. Quatre-vingt-cinq ont été envoyés à la prison voisine de Tsukiji. Les jeunes ont compris le message et ne sont jamais revenus, et c'était la fin du Miyuki-zoku. » (d’après l’article de Roy Tomizawa) 

Sources

En japonais

The Role of Heibon Punch and VAN in Changing the Social Memory of the Miyuki-zoku par Kazuhiko Shimizu ici 

La sous-culture de l’après-guerre : des Tayozoku aux Miyukizoku ici 

En anglais

L’histoire de Kensuke Ishizu et du Miyuki-zoku par Roy Tomizawa ici

et également ici sur le site Japan Nakama ici 

En français sur le site Bonne gueule, le style Ivy américain ici