dimanche 10 juillet 2022

La tribu de Miyuki, une mode éphémère de l’année 1964




Un billet en appelle toujours un autre. Pour mon article précédent, j’ai parcouru des interviews d’Aquirax Uno. Lorsqu’on demande au grand dessinateur si les jeunes actuels l’inspirent, il répond qu’il cherche surtout à dépeindre une nostalgie intemporelle mais que, par le passé, il s’est intéressé à la « tribu de Miyuki ». Qu’est-ce donc que cela ? je pensais d’abord à un groupe de filles réunis autour d’une certaine Miyuki mais je me trompais. Il s’agit d’un mouvement de jeunes ayant duré quelques mois pendant la première moitié de l’année 1964. Il regroupait principalement des garçons qui trainaient dans les rues « Namiki Dori » et « Miyuki Dori » à Ginza, d’où leur surnom.


Pour comprendre la spécificité du Miyuki-zoku (son nom japonais), il faut s’intéresser au parcours de Kensuke Ishizu surnommé le parrain de la mode japonaise. Né en 1911, Ishizu lance après-guerre, les premières imitations de vêtements américains comme les blue-jeans ou les tee-shirts à poches de GI’s. En 1951, il crée sa propre compagnie nommée Van Jacket. Cet intérêt l'amène à voyager aux USA en 1959, où il découvre le style des campus américains nommé « Ivy » tiré de « Ivy league » désignant les huit universités privées du Nord-Est des États-Unis. 

Populaire après-guerre, le style Ivy emprunte aux universités anglaises (chemise Oxford, chaussettes écossaises, pull shetland, polos) et le mélange avec des vestes en imprimé madra, des bermudas, et des mocassins. C’est un style à la fois sportif, formel, décontracté et nonchalant. 


Outre les étudiants, le style Ivy est adopté par les jeunes acteurs comme Paul Newman, des politiciens comme JFK et les musiciens de jazz comme Miles Davis. En 1961, Ishizu ouvre une boutique Van à Ginza sur Miyuki-dori. En important le style Ivy, il entend créer une mode spécifique pour la jeunesse, secteur alors très délaissé. Il y avait bien eu les Tayo-zoku, la fameuse tribu du soleil de l’écrivain Shintaro Ishihara au milieu des années 50 mais celle-ci était relativement simple avec ses chemises hawaïennes, ses teeshirts estivaux et ses pantalons blancs. La mode proprement dite ne concernait alors que les hommes et femmes adultes.




Ce qui popularisa le style Ivy à Tokyo fut une répartition territoriale des jeunes selon leurs classes sociales. Les enfants de riches industriels ou de politiciens fréquentaient peu Ginza pour la bonne raison qu’il était difficile de se garer et donc d’exhiber leurs voitures de sports. Leur fief était alors Harajuku. C’est une jeunesse issue de la classe moyenne qui se mit à fréquenter Van et se passionner pour le style Ivy. Ce qui les dirigea vers Ginza fut l’énorme succès remporté par la revue Heibon Punch dont les splendides couvertures d’Ayumi Ohashi faisaient l’apologie d’un art de vivre occidental et hédoniste. 




En 1964, Heibon Punch commença à s’intéresser aux jeunes fréquentant la boutique Van, créant une véritable émulation. Ishizu lui-même oriente son propre magazine Men’s Club pour promouvoir le style Ivy.


Certains articles étaient par ailleurs critiques, ne voyant dans le mouvement qu’un attrait pour des vêtements exotiques. C’est ainsi qu’on vit exploser le nombre de jeunes garçons portant des mocassins, des bermudas et des blazers dans les rues de Tokyo. Elément indispensable comptant autant que les habits eux-mêmes : le sac en papier kraft ou en toile de jute Van sous le bras, permettant de porter ses vêtements usuels telle la tenue traditionnelle de lycée ou d’université. 



Les filles étaient un peu délaissées par le mouvement mais on les reconnaissait à leurs cheveux courts inspirés de la coupe de Jean Seberg dans Bonjour Tristesse d’Otto Preminger. Du nom du personnage on l’appela la coupe « Cécile ». Et c’est ainsi que l’on retrouve notre ami Aquirax Uno vouant un véritable culte au film et au roman de Françoise Sagan. 



Les Miyuki-zoku furent ainsi les premiers jeunes des années 60 à revendiquer avant tout un style vestimentaire. Le Tayo-zoku était d’abord un état d’esprit nouveau, qu’accompagnait des éléments de reconnaissance. 

Leurs petits frères étaient tout simplement des fashionistos, ouvrant la voie à la culture moderne de la mode. La nonchalance, la drague, les films français ou le jazz étaient bien sûr de mise, mais la jeunesse japonaise y succombait comme toutes les jeunesses du monde, mocassins aux pieds ou non. La préoccupation numéro 1 des Miyuki-zoku était la mode, et comme leurs ancêtres américains, ils connaissaient sur le bout des doigts les coupes, les tissus et les assemblages du style Ivy.



Aussi foudroyante que son éclosion fut la disparition du Miyuki-zoku en juillet 1964, après seulement quelques mois d’existence. En effet, à l’approche des jeux olympiques, la police japonaise était particulièrement sensible aux phénomènes de bandes d’adolescents. Les jeunes de la rue Miyuki étaient inoffensifs mais la simple présence de signes distinctifs pouvait faire craindre des effets de clans et d’affrontements. Les adultes ne comprenaient rien au style Ivy et pouvait imaginer que sur le modèle de West Side Story ou des Mods anglais, des quartiers de Tokyo allaient s’affronter. Des marques de vêtements pouvaient même devenir des signes claniques puisqu’à côté des passionnés de la boutique Van, la boutique Jun avait elle-aussi ses adeptes. Le plus cocasse étant que ce qui effrayait alors les autorités était une mode BCBG issue de l’aristocratie des universités américaines.

Appelé à collaborer et craignant sans doute que sa marque ne pâtisse d’une mauvaise image, Kensuke Ishizu organisa un rassemblement des Miyuki-zoku VAN au Yamaha Hall. « Ce furent les policiers eux-mêmes qui posèrent les affiches.  En cadeau pour ceux participant à l’évènement : un sac VAN gratuit pour ranger ses vêtements usuels. Ils attendaient environ 200 jeunes mais c’est plus de 2000 Miyuki-zoku qui se sont présentés. Lors de son discours Ishizu demanda aux jeunes d’arrêter de traîner à Ginza. Même si la plupart ont suivi ses consignes, certains irréductibles continuaient à fréquenter le quartier. 

Le 19 septembre 1964, une énorme force de police a pris d'assaut Ginza et a embarqué 200 jeunes en vestes madras et mocassins. Quatre-vingt-cinq ont été envoyés à la prison voisine de Tsukiji. Les jeunes ont compris le message et ne sont jamais revenus, et c'était la fin du Miyuki-zoku. » (d’après l’article de Roy Tomizawa) 

Sources

En japonais

The Role of Heibon Punch and VAN in Changing the Social Memory of the Miyuki-zoku par Kazuhiko Shimizu ici 

La sous-culture de l’après-guerre : des Tayozoku aux Miyukizoku ici 

En anglais

L’histoire de Kensuke Ishizu et du Miyuki-zoku par Roy Tomizawa ici

et également ici sur le site Japan Nakama ici 

En français sur le site Bonne gueule, le style Ivy américain ici

mercredi 29 juin 2022

Aquirax Uno, le féérique




Artiste mythique au Japon, Akira Uno, qui signe également Aquirax, est quasiment inconnu en France, ce qui est injuste tant son œuvre pléthorique se nourrit de culture française. Non seulement, la plupart de ses dessins portent des titres français, choisis bien davantage pour l’esthétique que pour le sens, mais elles sont infusées de motifs et de figures qu’il va puiser dans le cinéma et la littérature hexagonales. Chez Aquirax, on retrouve l’Ondine de Giraudoux, La Belle et la Bête et les contes de Perrault, Jean Cocteau, l’Existentialisme de Françoise Sagan, Jeanne Moreau et Brigitte Bardot, et bien d’autres. 




Né en 1934, Aquirax ne serait-il qu’un doux rêveur dérivant dans un Paris de conte de fées avec ses jeunes filles aux grands yeux, ses lapins et ses chattes blanches, tenancières du « restaurant des réminiscences » dont chaque plat est le souvenir d’un amour perdu ?

Ces fééries représentent sa production restant la plus diffusée aujourd’hui en une multitude de sacs, agendas, cartes à jouer et recueils.




Mais Aquirax est aussi  un conteur pour adultes et ses nymphes, aussi délicates qu’impudiques, ne peuvent se soustraire à la curiosité des félins et des escargots. A la façon de Cocteau, Aquirax est un enchanteur et un génial touche-à-tout, et ses petites princesses bondissent allègrement d’un recueil pour enfants à des récits érotiques softs. Les fleurs autour d’elles deviennent turgescentes, et parfois leurs longs cheveux nattés se transforment en cordes pour les ligoter. 



Dessins au stylo bille, à la plume ou au feutre, aquarelles, découpages, collages, cartes postales, photographies, Aquirax semble maîtriser toutes les techniques. Comme Tadanori Yokoo, avec qui il fonda plusieurs studios d’illustrateurs, il va s’épanouir naturellement dans le style psychédélique des années soixante, et collaborer lui-aussi avec Shuji Terayama. Il concevra l’affiche de la pièce La Marie-Vison, et celles du film de Susumu Hani Premier amour version infernale.

Dans ses illustrations pour le Swinging Tokyo, les petites nymphes ont grandi et ressemblent au mannequin anglais Twiggy : longilignes, les jambes interminables, leur nudité dissimulée par des cascades de colliers et la tête surmontée d’une boule de cheveux bouclés. 


Les yeux sont toujours immenses et rêveurs et la bouche petite et rouge comme une cerise. Mais elles ne sourient jamais. Ses personnages quittent également la planche à dessin pour devenir des modèles humains sur les couvertures des magazines de mode. 

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A l’instar de Tadanori Yokoo ou du doll artist travesti Simon Yotsuya, Aquirax n’est pas un artiste de l’ombre mais une rock star. Il pose avec un air méphistophélique à côté de ses poupées, car il s’agit bien du démiurge d’un monde complet. 

Allant encore plus loin, il s’affiche nu avec sa femme l’actrice Mieko Tsudoi pour le photographe underground Noriaki Kanoh pour la série The Lovers.
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Il fut aussi le directeur artistique d’une série intitulée Genèse en1971, photographié par Hiroki Hayashi avec Mieko Tsudoi et Masayoshi Kabe, membre du groupe rock Speed Glue & Shinki. 



Et d’une adaptation d’Ondine de Giraudoux photographié par Eiko Hosoe, auteur des pythiques portraits de Mishima

Uno ne s’est pas contenté d’illustrer la libération sexuelle, il y a participé totalement.


Curieusement, jamais son univers ne donna lieu à un film d’animation alors que son style délicatement décadent aurait parfaitement convenu à Eiichi Yamamoto (Belladonna des tristesses). On peut y voir le refus d'un auteur soucieux de préserver pour lui-même, jalousement, ses créatures. Les sixties est la période où d’Aquirax s’est le plus nourrie d’influences ; par la suite on peut considérer que l'oeuvre s’est refermée sur elle-même, devenant essentiellement nostalgique.
"L'amour ? Une question, dix mille réponses.
Mais il faut que ce soit un amour éblouissant !
L’Heure du matin au Pavillon du Chat Blanc est un café dont les ingrédients sont la lumière matinale et un sourire amer."
(La Chatte blanche, restaurant plein de réminiscences, 2004)

« Je ne veux pas aller à Shibuya avec un carnet de croquis et dessiner les jeunes. Je veux dessiner des choses abstraites comme les sentiments des filles. Ce que je recherche, c'est un romantisme universel. »

Pourtant, jamais il ne connut de passage à vide, et son travail n’a cessé d’être aimé, ce qui explique la dimension tentaculaire de son œuvre. Les otome, versions féminines des otakus, vénérant les cafés français, et les services à thé en porcelaine, ainsi que les gothic lolitas et leurs robes à froufrous et leurs perruques blondes, vouent évidemment un culte à Aquirax. 




Pour nous, voyageurs de l’imaginaire japonais, Aquirax Uno est une figure familière des librairies d’occasion comme Mandarake où l’on chine ses recueils et petits livres précieux. Si l’on veut aller plus loin, l’étape obligatoire est bien entendu le bar Le Temps dont il est le propriétaire et surtout le décorateur (voir ici). Je ne manque jamais de m’y rendre lors de mes séjours, me demandant toujours si une nymphe ne va pas venir gambader sur le comptoir et boire dans mon verre de whiskey.


Le tarot d'aquirax