mardi 12 avril 2022

Le printemps des fantômes : les trois visages de la peur

Demain ressortent au cinéma Ring, Dark Water et Audition.




Une femme désarticulée qui sort d’une télévision, une mystérieuse fillette en ciré jaune, une femme fatale qui découpe ses amants : au tournant du millénaire, la peur avait de longs cheveux noirs et était japonaise.

C’est Sadako qui ouvrit le bal des fantômes. Simple série B conçue pour sortir pendant O-bon, l’halloween japonais, Ring (1998) devint un phénomène japonais puis asiatique et enfin mondial.

 

Ring : Sadako, le fantôme dans la machine



Où en était le cinéma d’horreur à la fin des années 90 ? Les grands noms se mettaient en retrait comme John Carpenter, survivaient dans la série B comme Tobe Hooper et George Romero, peinaient à se renouveler comme Dario Argento, ou avaient changé de catégorie comme David Cronenberg. Seul Wes Craven avait connu le succès, mais son Scream (1996) n’avait entraîné que des slashers pour adolescents dont le public s’était rapidement lassé. Au contraire, Ring était un film sérieux, sans la moindre goutte de sang et travaillait la terreur avec une précision d’horloger. Adaptant un roman de de Koji Suzuki, Hideo Nakata revenait aux principes de l’épouvante tel que son maître Jacques Tourneur les avait définis : dans le hors-champ, les reflets, et les ombres planait une menace surnaturelle. Ring inventait un monstre inédit, féminin de surcroit, à l’apparence immédiatement identifiable. Avec sa robe blanche et ses longs cheveux tombant sur le visage, Sadako entrait au panthéon du fantastique aux côtés de Michael Myers (Halloween) ou Freddy Krueger (Les Griffes de la nuit). Si aux yeux des Japonais elle reprenait les codes des fantômes classiques comme la Femme des neiges du Kwaidan de Kobayashi, pour l’Occident elle était absolument énigmatique et terrorisante. Son modus operandi était inédit et particulièrement efficace : le visionnage d’une cassette vidéo frappait son spectateur d’une malédiction ne lui laissant que sept jours à vivre. La scène où Sadako sortait d’une télévision pour pétrifier sa victime devint le manifeste de la terreur moderne. A sa suite, les fantômes japonais hantèrent les téléphones portables (One missed Call de Takashi Miike), les ordinateurs et sites internet (Kairo de Kiyoshi Kurosawa), les caméras de surveillance et même les photocopieuses (Ju-on the Grudge, de Takashi Shimizu). Autrefois, dans les récits fantastiques classiques, les spectres flottaient au-dessus des marais aux alentours de temples baignés de clarté lunaire. Ce cliché, équivalent du manoir gothique des récits anglo-saxons, laisse place aux minuscules appartements des grandes cités, aux ascenseurs et aux parkings.


Dark Water : âmes à la dérive



Dans Dark Water (2002), seconde adaptation de Koji Suzuki par Hideo Nakata, Tokyo n’est pas la mégalopole électrique du Lost in Translation de Sofia Coppola mais une cité de béton lugubre peuplée d’âmes perdues. L’impressionnant décor principal est un immeuble vétuste, sinistre bloc de béton se dressant dans une banlieue baignée par une pluie sans fin. C’est dans ce monde gris et délavé qu’emménagent Yoshimi, une femme en instance de divorce, et Ikuko, sa fille de cinq ans.  Alors qu’elles tentent de s’acclimater à leur nouvelle vie des phénomènes mystérieux se produisent. Qui est cette fillette en ciré jaune qui se promène dans les couloirs ? Pourquoi un petit sac pour enfant rouge ne cesse d’apparaître entre les mains d’Ikuko ? Une menace venue de l’au-delà va tenter de séparer la mère et la fille. Dark Water est autant un film de terreur qu’un mélodrame : à la haine de Sadako se substitue le chagrin d’une enfant abandonnée. Errant dans les couloirs de l’immeuble, Mitsuko Kawai se cherche une mère pour l’éternité, et pour cela tente d’évincer la fille légitime. L’eau est la substance maudite du film, s’infiltrant partout, inondant les appartements, et faisant circuler dans les tuyauteries des matières insalubres. C’est aussi la matière de la folie puisque dans la lignée de la « trilogie des appartements » de Roman Polanski (Répulsion, Rosemary’s Baby, Le Locataire), le fantastique est trouble et pourrait aussi exprimer la névrose d’une mère se croyant inapte à tenir ce rôle. Dans un pays de salarymen éreintés par le rythme des entreprises, rien n’est adapté aux mères qui souvent doivent renoncer à la vie active. Quitter son travail pour aller chercher Ikuko à la sortie de l’école devient une source d’angoisse pour Yoshimi. Dans cette oppression impalpable réside la vraie malédiction qui l’emprisonne et se transmet de mère en fille. On ne s’étonnera pas que le public privilégié des mangas et films d’horreur soit les femmes qui y trouvent une forme de catharsis. Sadako est une jeune fille violée et jetée dans un puits. Mitsuko, une fillette dont la mort a été oubliée. Dans une société où leur voix peine encore à se faire entendre, les femmes viennent réclamer justice depuis l’au-delà. Asami dans Audition est une autre victime de ces inégalités, mais aussi la plus vindicative.

 

Audition : la malédiction des femmes japonaises



Adapté d’un roman de Ryu Murakami (Les Bébés de la consigne automatique), Audition (1999) est le film qui révéla Takashi Miike en Occident. Stakhanoviste du V-cinema (films distribués directement en vidéoclubs), Miike avait déjà une riche filmographie derrière-lui, principalement dans le genre du film de yakuza. Audition appartient quant à lui à l’eroguro, ce genre qui mêle l’érotisme à l’horreur dont Tatouage de Masumura est un des fleurons. Asami n’est pas un fantôme ou une créature surnaturelle mais une femme double : derrière son physique de mannequin se dissimule une tueuse, véritable femme araignée qui paralyse ses victimes et les mutile. Audition ne serait qu’une variation sur la figure du serial killer, à la façon de Basic Instinct, si Miike n’en faisait une parabole de la condition féminine japonaise. L’audition du titre est celle que fait passer un producteur de cinéma à plusieurs dizaines d’actrice. Ce n’est qu’un prétexte puisqu’il cherche en réalité une nouvelle compagne. Asami va entrer dans les fantasmes de cet homme qui ne voit en elle qu’une image. En situant le film dans le monde du cinéma, Miike anticipe le séisme provoqué par l’affaire Weinstein. Si le personnage d’Audition est bien moins pervers que l’ex-patron de Miramax, il use aussi de ses pouvoirs de producteur et ne désire en Asami qu’une poupée à manipuler. Dès son plus jeune âge, Asami est la victime d’hommes dominateurs qui veulent la contraindre et en faire leur jouet, tel ce professeur de danse vicieux qui la martyrise. Malgré sa réputation de cinéaste à la violence déchaînée, Miike a toujours été attentif aux discriminations, qu’il s’agisse des minorités n’ayant que les clans criminels pour s’insérer, ou les femmes, contraintes de répondre aux critères sociaux de beauté et d’abnégation.

Tapies derrière le miroir obscur de nos terreur contemporaines, Sadako, Mitsuko et Asami n’ont pas fini de revenir nous hanter.


Les illustrations de ce billet viennent des affiches collector spécialement imprimées pour cette reprise, vous pouvez les commander sur la boutique de Jokers Films ici

dimanche 10 avril 2022

Le printemps des fantômes : Dark Water (panfleto)




















NB : un "panfleto" est un fascicule que les spectateurs peuvent acheter dans les salles de cinéma diffusant le film. On en trouve encore des milliers dans les librairies d'occasion japonaises et elles sont une source d'information et d'iconographie précieuses pour les cinéphiles.  

mercredi 6 avril 2022

Le printemps des fantômes : le musée hanté





Pour l’exposition Enfers et fantômes d’Asie en 2018 au Musée du Quai Branly, avec Julien Rousseau, nous avions choisis des estampes, des kakemonos, des affiches de cinéma, des mangas, des sculptures, des masques pour évoquer l’art spectral… de grands écrans présentaient des extraits des films les plus lugubres du cinéma japonais comme le terrifiant Onibaba de Kaneto Shindo ou le Yotsuya Kaidan de Nakagawa. 




Pourtant il nous semblait qu’il manquait quelque chose : offrir au visiteur la sensation de véritablement rencontrer un fantôme. Lui faire toucher du doigt la fine ligne de la croyance, si imperméable à la pensée occidentale. Pour cela nous devions créer nos propres spectres. Nous devions immerger les visiteurs dans ce monde d’humidité et d’étouffante chaleur, allant des étangs et des lanternes de l’ère Edo jusqu’aux ascenseurs et néons grésillant de la J-horror.  Bien sûr nous assumions totalement le côté forain de l’entreprise. A Tokyo en 2016, nous avions visité la « scary house » d’Hanayashiki, la fête foraine derrière le grand temple d’Asakusa, avec ses yurei traditionnels et ses poupées votives ricanantes. 


Nous avions frôlé l’arrêt cardiaque dans celle aux pieds de la tour de Tokyo et sa succession de couloirs métalliques, de locaux désaffectés et d’écrans de surveillance nous permettant de voir que derrière nous s’avançait une forme rampante. Nous avions plaint les étudiants passant leur été dans ces maisons hantés, grimés en fantômes, et bien plus terrifiés par les visiteurs que l’inverse. Il fallait les voir ouvrir subrepticement une trappe, pousser un cri et disparaître, toujours à une distance raisonnable pour ne pas risquer un coup de poing incontrôlé.



Il n’était bien sûr pas question de recourir à des figurants dans l’exposition. C’est pour cela que nous avons demandé à la danseuse Yôko Higashi d’interpréter Oiwa la mère des fantômes japonais, l’ombre d’une femme chat et une écolière apparaissant pendue, désarticulée où observant à la dérobée derrière une cloison. Le spectre d’Oiwa fut le plus complexe à concevoir mais aussi le plus passionnant puisqu’il s’agissait d’un hologramme, ou plutôt d’une projection sur toile de lin, avec des objets comme une lanterne et le panorama d’un étang donnant l’impression de la tridimensionnalité.



Tournés en studio, des effets spéciaux faisaient sortir un filet de brume d’une lanterne et Oiwa se matérialisait, la moitié du visage comme, il se doit, lépreuse.  Comme dans la légende, elle appelait son mari, le samouraï l’ayant trompée, défigurée et poussée au suicide en une sinistre mélopée : « Iemon.. Iemon.. »



L’autre espace d’immersion était consacrée à la J-horror : Sadako se dressait au fond d’un couloir et la femme en noir de Kairo s’avançait vers nous, trébuchant infiniment. Mais la pièce dont j’étais le plus fier avait été conçue à partir de quelques secondes de la fin de Ju-on 2 (version vidéo) et montrait la cour d’une école envahie de doubles de Kayako. En robe blanche, les cheveux tombant sur le visage, elles se balançaient sous la pluie en un étrange ballet. 



J’étais heureux de consacrer un espace à un de ces films « sans qualité », tournés pour le marché de la vidéo et qui contiennent les germes de la J-horror. Les « kayako » couraient sur les quatre murs de la pièce et j’ai pu remarquer comme les visiteurs ne s’y attardaient jamais. Ceux venant en groupe plaisantaient et se prenaient parfois en photo, mais les visiteurs solitaires n’y passaient qu’un instant, regardant anxieusement autour d’eux avec un visage tendu. 






Pendant quelques secondes, ils étaient passés dans le monde des spectres japonais. Vous souvenez-vous que quiconque pénètre dans la maison de Kayako en ressort maudit ?



Le catlogue de l'exposition peut être commandé ici


Séances de maquillage de Yôko Higashi.