dimanche 3 avril 2022

Le printemps des fantômes : Retour sur la J-horror

 Pour fêter la reprise au cinéma des classiques Ring et Dark Water d’Hideo Nakata et Audition de Takashi Miike par The Jokers Films (voir ici ), le 13 avril,  j’ai eu envie de consacrer mon blog ce mois-ci à la J-horror. 

Pour commencer, voici l’introduction de mon livre Fantômes du cinéma japonais (2012), que l’on peut commander chez l’éditeur Rouge Profond (voir ici).


Souvenirs du Japon spectral

 


Depuis combien d’années n’avais-je pas eu peur comme cela au cinéma ?

Avant d’éteindre la lumière et de m’endormir, j’ai regardé avec un peu d’inquiétude l’écran de la télévision qui ressemblait à un œil sombre et malveillant. J’ai pensé à ces fenêtres, noires et bombées, qu’on appelle «œil de sorcière». Quel monde inversé, négatif se cachait de l’autre côté de la surface de verre? Là, d’autres images se tramaient, qui n’appartenaient pas au monde des vivants ; y avoir accès, ne serait-ce qu’un bref instant, signerait notre arrêt de mort.

J’ai essayé de ne pas penser à la fille aux longs cheveux tombant sur le visage, à sa robe salie et à son œil retourné. Mais dans l’obscurité, avant de fermer les yeux, j’y ai pensé quand même.

Cette nuit-là, j’ai fait un cauchemar.

Une main blanche sortait du mur, à la gauche de mon lit, et lente­ment s’approchait de mon visage. J’étais entré dans le cercle et, pour en sortir, il me fallait revenir aux origines de ces images. Dans Sans soleil, Chris Marker mettait en garde contre les maléfices des fantômes nippons : «Les films d’épouvante japonais ont la beauté sournoise de certains cadavres. On reste quelquefois sonné par tant de cruauté, on en cherche la source dans une longue intimité des peuples d’Asie avec la souffrance, qui exige que même la douleur soit ornée. » Les films de fantômes japonais : l’expression même évoque un autre continent du cinéma. Dans leur langue d’origine on dit «kaidan eiga» (films d’his­toires surnaturelles) et c’est déjà comme un claquement de dents. On dit aussi Yurei-eiga (films de spectre) et c'est comme une plainte lugubre. 

Là-bas, au-delà de la frontière, nous attendent des spectres de noyés hideux, au visage boursouflé ; des femmes-chats, agiles et cruelles, tirant les fils de nos destinées ; des fatales beautés comme Yuki Onna, la fiancée des neiges, à la peau d’une surnaturelle blan­cheur et à la bouche d’ombre qui nous aspire. Là-bas, Oiwa, la mère des fantômes japonais, flotte dans les brumes du marais de Yotsuya. Empoisonnée par son époux, défigurée et jetée au fond d’un étang, le fantôme d’Oiwa à l’œil exorbité revient réclamer justice. 



Pour dresser la carte de ce territoire inconnu, j’ai fait mon travail de cinéphile : j’ai établi des listes, des filmographies, des correspondances. Mais il a bien fallu à un moment que le pays imaginaire laisse place au véritable pays.

Mon premier voyage en Asie ne fut pourtant pas au Japon mais, en 2004, en Corée du Sud. Là j’appris que les collégiennes étaient folles d’une série macabre japonaise où un petit enfant bleuté et sa mère, une goule ensanglantée, maudissaient ceux qui avaient l’infortune de s’aventurer dans leur demeure. Cet étrange objet nommé Ju-on, à la chronologie bouleversée, était l’œuvre d’un jeune homme nommé Takashi Shimizu. Dans une vieille boutique, j’achetais par hasard une cassette vidéo dont je ne pouvais lire le titre. Sur la jaquette, une jeune fille en robe blanche, désarticulée comme une poupée. Je ne saurais que quelques semaines plus tard qu’il s’agissait de Ghost Actress, le pre­mier long-métrage d’Hideo Nakata.

Je découvrais aussi l’équivalent coréen de la J-horror : la K-horror et ses lycéennes maudites, belles amnésiques aux yeux immenses qui soudain retrouvent la mémoire dans des nuits zébrées d’éclairs et se découvrent spectres ou meurtrières. Sous la mégalopole de verre et de béton gronde encore la colère de morts que le miracle économique ne saurait apaiser. Lors de cet été coréen, je découvrais aussi que là-bas on ne riait pas dans les salles de cinéma qui projetaient des films d’hor­reur. On frissonnait et parfois on laissait échapper des petits cris de terreur

En 2009, je me rendais au Japon, avec l’intention de rencontrer les auteurs de la J-horror. Par chance, je débarquais à Tokyo en été, pendant les fêtes d’O-bon, où l’on honore les ancêtres. Moins sinistre que notre Toussaint et moins carnavalesque qu’Halloween, O-bon est aussi l’occasion pour les Japonais de se raconter des histoires de fan­tômes. Je commençais par me rendre sur la tombe d’Oiwa, au temple de Myogyoji. Dans ce quartier paisible de Tokyo, on s’attendrait à ren­contrer Shiori et Shimiko, les adolescentes avides de mystères des mangas de Daijirô Morohoshi. Le cimetière au crépuscule était sur le point de fermer, mais on me guida devant l’autel d’Oiwa. Je lui fis la promesse d’achever ce livre entrepris depuis maintenant de longues années. Je me rendis aussi dans un autre cimetière, celui d’Ikebukuro, où repose notre précurseur : Lafcadio Hearn, l’auteur de Kwaidan. Plus que l’hommage que je souhaitais rendre au grand écrivain, c’est au cœur de cette nécropole que je crus percevoir le rapport des Japonais à leurs morts. Aucun mur, comme en Occident, ne venait séparer les deux mondes et les routes du quartier des vivants se pro­longeaient dans celui des morts. A la nuit tombée, pur moment de poésie manga, on peut voir les écolières en costume marin rouler à bicyclette entre les tombes.



J’avais déjà rencontré Hideo Nakata à Paris en 2005, alors que ce livre n’était qu’un vague projet. Très vite, il m’était apparu que la J-horror ne pouvait se résurher à Ring, quelle que soit l’importance de la figure de Sadako. Remontant la généalogie des fantômes contempo­rains, j’identifiais la naissance officielle du genre à l’orée des années 1990 : les Scary True Stories de Norio Tsuruta, populaire série tournée pour le marché de la vidéo, où des spectres de collégiens poursuivent des adolescentes trop kawaïpour être honnêtes. Le but de mon voyage était de rencontrer ces précurseurs méconnus de la J-horror mais aussi des cinéastes se déplaçant peu hors du Japon, comme Takashi Shimizu ou Hiroshi Takahashi. Mes guides, Terutarô Osanaï et Atsuko Ohno, me conduisirent à leur rencontre, dans ces cafés où l’on peut encore rester des heures à fumer, au long d’après-midi rythmés par les cris des corbeaux et le grésillement électrique des cigales. Au fil de leurs propos, j’ai vu se dessiner l’histoire de la J-horror, bien plus surpre­nante que nous ne l’imaginons en France où nous la réduisons à la seule figure d’un spectre dépeigné. Elle ne fut pas le fait de cinéastes isolés mais d’une «nouvelle vague» d’auteurs qui, consciemment, inventèrent et théorisèrent le film d’horreur japonais contemporain.

«Pourquoi les fantômes japonais font-ils peur» ? Telle était la ques­tion sous-jacente de ces entretiens. Sans doute parce que pour les Japonais, à la différence des cinéastes occidentaux, la question de l’existence des fantômes mérite d’être posée. Le scénariste Chiaki J. Konaka ne croit pas aux fantômes. Pour lui, il s’agit d’une construc­tion mentale n’existant que dans le cerveau de l’homme. Kiyoshi Kurosawa, lui, n’a jamais vu de fantômes mais les pose comme des entités extérieures à l’être humain. Norio Tsuruta, Hiroshi Takahashi et Takashi Shimizu, quant à eux, ont vu des fantômes dans leur jeu­nesse. Peut-être la période d’O-bon les a-t-elle mis dans cet étrange état de nostalgie propice à évoquer les spectres de l’enfance...

Norio Tsuruta me raconta qu’il avait vu un homme inconnu passer à travers la porte de la chambre de ses parents. Hiroshi Takahashi me parla d’un film étrange qui l’avait terrorisé enfant et dont il n’avait jamais pu retrouver le titre. Il me raconta aussi comment une forme blanche à visage humain lui était apparue et l’avait guidé vers une chambre secrète dans la maison familiale. Shimizu me parla d’un autre fantôme qui, pour n’avoir rien de surnaturel, n’en était pas moins troublant : dans la caméra Super-8 que lui avait offerte son grand-père, il avait trouvé un film et l’avait fait développer. Sa grand- mère, jeune et souriante, lui était alors apparue.

Ces visions d’enfance sont-elles les fantômes originels de la J-horror ?

Avais-je vraiment fermé la boucle? Peut-être, enfin, pouvais-je sortir du cercle.

24 avril 2011

 

 


vendredi 1 avril 2022

Les draps froissés d’Araki

C’était une de mes photos préférées de l’expo Araki à la Bourse de commerce : Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank (1993). Elle n’a rien d’agressif ou de dérangeant, au contraire de cette autre, que j’ai aussi beaucoup aimée, montrant une femme enceinte, des cordes nouées autour de son ventre et de ses seins. Les déformations classiques du shibari accentuaient sa maternité, et suggéraient d'autres lien : à son enfant ? Son visage était, comme toujours chez Araki, serein. Devant moi une fille, un peu outrée, disait à son amie « ça, je peux pas ! »



Rien de tel dans cette photo qui est un nu classique. Repliée dans son sommeil, la jeune fille est comme un poisson blanc échoué sur le sable. Araki est un grand photographe du corps et de la peau mais aussi des draps froissés des love hotels, ceux des chambres conjugales, ou des petits studios de Tokyo où vivent les hôtesses de bar et travailleuses sexuelles des clubs. Les draps sont des surfaces blanches plissées et striées d’ombres,  des paysages lunaires et un pays de fantômes.



Tiré à peu d’exemplaires, Le Voyage sentimental (1971) est son premier chef-d’œuvre et l’album inaugural de sa carrière. Il y documente sa lune de miel, créant un style autobiographique inédit dans la photo japonaise. Ici, leur petite chambre d’auberge, un peu défraichie et sombre, et deux futons vides aux draps usés. Le couple est absent et ce sont les draps qui gardent l’empreinte de leur vie à cet instant précis. Il n’est alors qu’un artiste bohème n’ayant pour seule richesse que ses photographies, et ce petit voyage hors du béton, était tout ce qu’ils pouvaient s’offrir pour leur mariage.



Ces draps du voyage de noce deviendront d’autres draps, les plus tristes de toute l’œuvre d’Araki, bien qu’immaculés : ceux du lit d’hôpital où Yôko meure d’un cancer dans Le Voyage d’hiver (1989). La main d’Araki tient celle de Yôko qui dépasse des draps. 



Lui en costume noir, elle dans un cocon de tissus blancs, comme au jour de leur mariage, première photo du Voyage sentimental. C’est déjà comme s’il tenait la main d’un fantôme dont le corps est en train de rejoindre le monde invisible.



Tout au long du Voyage d’hiver, un esprit protecteur et espiègle empêche Araki de lui-même se laisser glisser au pays des morts : c’est Chiro, la petite chatte qui est l’autre grand amour du photographe. Sur le drap blanc qui recouvre le paysage, elle incarne tout simplement la vie qui danse devant les yeux d’Araki.



 

Les photos du Voyage sentimental et du Voyage d’hiver sont visibles à l’exposition Love Songs, Photographies de l'intime à la Maison Européenne de la Photographie (voir ici)

 

 

 

mardi 29 mars 2022

Animerama : vertiges érotiques de l’animation japonaise

 


Entre 1969 et 1973, Osamu Tezuka et Eichii Yamamoto inventaient le dessin animé pour adulte, érotique et psychédélique, en se projetant dans les contes orientaux, l’antiquité et le moyen-âge. Après le génial Belladonna,  Eurozoom (voir ici) a édité également Mille et une nuits (1969) et Cleopatra (1972), les deux volets inédits de la trilogie Animerama.



Splendide folie graphique, toute en rondeurs, arabesques et couleurs vivantes, Mille et une nuits retrace l’épopée d’Adlin (mélange d’Aladin, Ali Baba et Sindbad, et par ailleurs inspiré de Jean-Paul Belmondo), un pauvre marchand d’eau finissant par devenir calife de Bagdad. Sous son allure picaresque, le récit offre une très belle construction symétrique puisque le nomade opprimé finira par exercer les lois injustes dont il était la victime.

Cette réflexion sur le pouvoir, l’amour et la révolte colle parfaitement à la contestation de l’autorité des années soixante, emportée par une irrésistible musique psychédélique d’Isao Tomita. Contemporain de Yellow Submarine de George Dunning, Mille et une nuits s’engouffre dans la même voie d’expérimentations visuelles et musicales. Malgré un sujet qui s’y prête, le film n’est pas une simple illustration des contes mais est sous-tendu par un projet plus ambitieux : faire du dessin animé l’expression la plus pure de l’érotisme. 





Sur une île peuplée de femmes surnaturelles, Adlin se noie dans une ivresse sensuelle se traduisant par des croisements de lignes douces esquissant des fesses, des seins ou des pénis sans jamais aller au terme de la représentation. Ce moment d’abstraction est le sommet du film et digne de figurer parmi les classiques du cinéma expérimental.



Cleopatra est davantage marqué par le style graphique de Tezuka (qui co-signe cette fois le long métrage) avec des personnages anguleux et des femmes insectes longilignes.  Ce second opus est à la fois un péplum et un film de science-fiction débutant avec des agents secrets du futur envoyés en Egypte antique. Lors du prologue filmé en prises de vues réelles, seuls leurs visages ont été redessinés, produisant une curieuse hybridation.



Plus comique avec ses déformations de personnages en proie l’émotion (souvent sexuelle), il joue sur les anachronismes et fait apparaître en caméo des icônes comme Astroboy, autre succès de Tezuka. Lors d’une séquence délirante, l’arrivée de Cléopâtre à Rome est saluée par un défilé de chefs-d’œuvre de l’art occidental animés allant de Goya à Dali, en passant par Degas et Millet. 



L’esthétique traditionnelle  japonaise, tenue relativement à l’écart de la trilogie, fait aussi retour lors de la splendide séquence de la mort de César filmée comme une pièce kabuki. 





Tout cela est un peu sans queue ni tête, historiquement farfelu (Cléopâtre aurait commandité l’assassinat de Cesar), mais témoigne d’une vigueur et d’un plaisir d’expérimenter réjouissant. 



Ce patchwork trouve son unité à travers la figure tragique de Cléopâtre,  femme à la fois fatale, innocente et victime de la soif de pouvoir des hommes. Cette dimension féministe trouvera son accomplissement dans Belladonna, le chef-d’œuvre symboliste de Yamamoto.



  

dimanche 27 mars 2022

Pages folles du cinéma japonais

 

Kohada Koheiji (Satamai joo, 1925)

C’est sous l’impulsion de Mizoguchi que Teinosuke Kinugasa (futur cinéaste de La Porte de l’enfer, Grand Prix au festival de Cannes 1954) réalise en 1926 le premier film d’avant-garde japonais sur un scénario de l’écrivain Kawabata. Il emprunte au caligarisme puisque c’est un « récit de fou », genre littéraire japonais à part entière dont le chef-d’œuvre est l’halluciné Dogra Magra (1935) de Kyusaku Yumeno. 



Ses surimpressions et miroitements renvoient quant à eux à l’avant-garde européenne. Un vieillard devient concierge dans un asile pour secrètement rester aux côtés de sa femme devenue folle après la noyade de leur enfant. La visite de leur fille fait revenir les images du passé et l’homme va tenter de faire évader son épouse. Ce résumé officiel est cependant peu compréhensible à la vision du film. Malgré la récente restauration de Lobster films (voir ici), une vingtaine de minutes reste manquante mais surtout demeure introuvable le récit du Benshi qui commentait la séance en direct. Faute de ces éléments narratifs, on s’immerge d’abord dans les images hallucinées de ce conte à la Edgar Poe. La caméra, extrêmement mobile se perd dans un labyrinthe de cellules et de visages, tournoie et les mélange comme dans un praxinoscope. Les délires des pensionnaires se superposent comme cette danseuse folle qui tournoie dans sa cellule, s’imaginant revenue au temps de sa gloire, observée par les aliénés aux visages déformés par le désir. 




Le cauchemar se mue par la suite en une étrange féérie lorsque les fous, portant des masques Nô, exécutent une procession spectrale. Ce n’est pas seulement l’usage de procédés avant-gardistes qui font d’Une page folle une date mais de pénétrer dans la conscience altérée de ses personnages, imposant l’image mentale comme une possibilité cinématographique. S’il s’inscrit dans l’esthétique un extravagante de l’ère Taisho, Une page folle anticipe également le cinéma indépendant de la fin des années 60 et en premier lieu le baroque théâtral de Shuji Terayama. L’énigmatique trilogie Taisho de Seijun Suzuki (Mélodie tzigane, Brume de chaleur et Yumeji) avec ses femmes dédoublées et ses artistes perdus dans des labyrinthes s’inscrit aussi dans la lignée du film de Kinugasa.




Une page folle est une œuvre unique dans le cinéma japonais. Pourtant nul autre cinéma ne fut à ce point hanté dès ses origines par les spectres défigurés, les lutins des forêts ou les monstres mi-hommes mi-bêtes. 

Gorira (Murakoshi Shojiro, 1926)


C’est ce que nous dévoile un livre étonnant paru en 2019 aux éditions Shinbaku : Carnal curses, disfigured dreams de Kagami Jigoku Kobayashi. L’ouvrage nous replonge dans notre enfance où il suffisait de lire un résumé ou d’être frappé par une photo pour rêver un film entier. Dans le cas du cinéma japonais entre 1898 et 1949, rêver est bien tout ce qui reste, la majeure partie de cette production ayant disparu dans le tremblement de terre du Kantô en 1923 et lors des bombardements de la seconde guerre mondiale.

New Islans Japon/Shin Nihon Jima (Abe Yuaka, 1926) 


Carnal curses, disfigured dreams s’intéresse à une catégorie précise, relevant du domaine de l’horreur, de la SF ou de l’insolite. Pour exhumer ce continent disparu, l’auteur a consulté les catalogues des maisons de production et les articles de revues de cinéma de l’époque. L’ouvrage se présente comme une liste chronologique de fiches techniques et de synopsis, et de photos inédites faisant revivre une production que l’on n’imaginait pas si excentrique. Les découvertes sont nombreuses, concernant en particulier le cinéma muet. Le genre le plus représenté est le film de fantôme, adapté du kabuki, qui envahit les écrans dès le début du siècle. On apprend que Kenji Mizoguchi réalisa en 1926 The Female Teacher from Kyoren, un film d’épouvante d’après Le Fantôme de Kasane. Trois ans auparavant, il adaptait Hoffmann avec Blood and Soul, imitant l’expressionnisme du Cabinet du Docteur Caligari. On découvre dans ces mêmes années une mode du film de ninjas ainsi que des films d’aventures nationalistes, comme New Island Japan (1926), avec des sous-marins futuristes inspirés de Jules Vernes. En 1933, c’est rien moins que de King Kong dont s’inspire Japanese-made King Kong. Si d’après le résumé il s’agit d’un acteur costumé pour une représentation théâtrale, une photographie montre bien un singe géant tenant dans sa main une Fay Wray japonaise. 

Japanese-made King Kong/ Wasei Kingu Kongu (Saito Torajiro, 1933)


Si au cours des années 30, les spectres et les femmes-chats sont toujours populaires, de nouvelles créatures apparaissent : robots, criminels masqués inspiré du Zigomar français, imitations de Tarzan, et poupées humaines meurtrières. On assiste aussi au développement de l’industrie du dessin animé, souvent utilisé à des fins de propagande.  Même si la production d’après 1945 est plus connue, on aimerait bien découvrir The Rainbow Man (1949), film policier mélangeant noir et blanc et couleurs psychédéliques.



 

 

jeudi 24 mars 2022

Devant mes yeux le désert de Shuji Terayama

 



Boxe et poésie à Shinjuku

De toute l’œuvre cinématographique de Shuji Terayama, seul Le Labyrinthe d’herbe dans la très belle version traduite par Chris Marker est disponible en complément du coffret Sans soleil chez Potemkine* (voir ici). Sa filmographie comptant à peine six longs métrages et 16 courts métrages serait totalement inconnue sans sa présence sur certains sites pirate et cinéphiles proposant des sous-titres anglais puisqu’elle demeure aussi inédite dans les pays anglosaxons. Autrefois l’un des artistes japonais les plus en vue à l’étranger, Shuji Terayama (avec Susumu Hani) est bien devenu le grand inconnu du milieu artistique des années 60 et 70. Une situation d’autant plus aberrante que son iconographie fascinante et sa production multimédia touchant autant au théâtre qu’à la poésie et la photo, seraient plébiscitées par la jeune génération à l’égale de celle d’un Jodorowsky.

Heureusement, du côté de la littérature le constat est moins amer puis que les éditions Inculte (voir ici) ont réédité Devant mes yeux le désert (1966) sa seule œuvre romanesque parue en France en 1973. On retrouve peu l’univers ésotérique et carnavalesque développé par Terayama dans son théâtre ou ses films comme Cache-Cache pastoral ou Le Labyrinthe d’herbes. Ici pas de chamane borgne, de phénomènes de cirque ou d’écolier fantomatique, mais le Tokyo des années 60 et en particulier la faune du quartier de Kabukicho à Tokyo, lumpen semi criminel allant du yakuza à l’hôtesse de club érotique. C’est dans la peau d’un Jean Genet nippon que se glisse Terayama pour décrire ce petit monde, avec comme place central une salle de boxe. 



En effet, ce sport a tenu une place importante dans la vie de l’auteur, qui le pratiqua, en fut le commentateur et lui consacra son seul film de studio, le très beau The Boxer (1976). L’avant-garde de Terayama (et japonaise en général) n’est absolument pas délétère mais compose avec les thèmes de la vitalité, de la santé et d’une virilité toujours trouble. Le livre suit le parcours de deux jeunes garçons : Shinji, petit délinquant qui cherche la célébrité, et Kenji alias « la tondeuse », bègue pour qui la boxe est un chemin de croix. Autour d’eux, le Shinjuku des années 60 que Terayama décrit par fragments : collage de poèmes, de paroles de chansons, de coupures de journaux ou de journaux intimes comme celui de Taichi Miyagi, quadragénaire tourmenté par son homosexualité. Ces digressions dressent le portrait fragmenté d’une ville électrique, agitée par la fièvre créatrice et politique de la jeunesse. Une énergie telle qu’elle s’exprime autant dans la poésie (les tanka ces poèmes courts qui ouvrent chaque chapitre) que sur le ring, le théâtre ou le cinéma.



* Je suppose qu’un DVD antédiluvien des Fruits de la passion production française d’Anatole Dauman doit exister.