samedi 15 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 6 : Invasion (2017)

 Le laboratoire des peurs contemporaines




Montage de cinq épisodes d’une série télévisée, Invasion n’est pas une suite ou une prequelle d’Avant que nous disparaissions mais un film parallèle reprenant à zéro, avec d’autres personnages, l’infiltration des « voleurs de concepts » extraterrestres. Même s’il est sans doute trop long et souffre de répétitions et stagnations inhérentes à la forme sérielle, Invasion est un passionnant laboratoire des peurs contemporaines. Au scénario, on retrouve Hiroshi Takahashi, auteur des scripts des deux volets de Ring d’Hideo Nakata. Bien qu’amis de longue date, les deux hommes n’avaient jamais travaillé ensemble et l’on peut voir leur collaboration comme un retour assez stricte aux fondamentaux du genre, autant dans la récurrence de certains lieux comme l’hôpital que la création de figures hiératiques tétanisantes. Si le premier opus étonnait par ses changements de ton, passant du burlesque à des scènes d’action un peu folles, Invasion est davantage homogène, rivé à l’angoisse et aux canons de cette épouvante japonaise dont Kurosawa et Takahashi furent les pionniers. Alors que la J-horror épousait la paranoïa millénariste des années 90 entre crise économique (l’éclatement de la bulle), catastrophe naturelle (le tremblement de terre de Kobe) et dérive sectaire meurtrière (l’attentat au gaz sarin de la secte Aum), quel état des lieux dresse Kurosawa de notre société désorientée ? Mais surtout, quel est le message qu’il nous adresse et qui lui semble suffisamment important pour être énoncé deux fois ?



Invasion met face à face deux communautés de travail : Etsuko (Kaho) est ouvrière dans une petite entreprise de textile et son mari Tatsuo (Shota Sometani) interne dans un hôpital. Dans chacun de ces mondes officie un extraterrestre dominant : un jeune médecin et la femme du contremaître dont l’apparition est brève mais marquante puisqu’elle prend le fascinant visage reptilien de Makiko Watanabe (la mère dans Still the Water de Naomi Kawase). Les lieux de travail deviennent ainsi des décors d’épouvante lors de scènes suffocantes où les figurants s’écroulent sur le passage des extraterrestres, comme emportés par une vague de mort. Dix ans après Tokyo Sonata, Kiyoshi Kurosawa filme les ravages de la crise économique avec ces grappes d’hommes et de femmes tombant les uns après les autres. Sans souligner la précarité de ses personnages, Kurosawa les montre abattus, comme absents à eux-mêmes. Après le travail,  Etsuko voit son mari, encore jeune, se traîner comme un vieillard. Shota Sometani, qu’on a connu dans des rôles très physiques chez Sono Sion (Himizu et Tokyo Tribe), est ici recroquevillé, comme noué dans son angoisse. Dans leur petit appartement glacé se rejouent ces scènes d’une vie conjugale anesthésiée que Creepy poussait à son paroxysme. La jeune femme, mue par le seul concept inaccessible aux extraterrestres, celui de l’amour, va aller chercher Tatsuo dans la zone crépusculaire où ne dominent que deux sentiments : la solitude et à la peur. Dans ces derniers films, Kurosawa ne raconte rien d’autre que la tentative désespérée d’hommes et de femmes de se rejoindre à travers la mort (Vers l’autre rive), le mal absolu (Shokuzai), le déclassement social (Tokyo Sonata) et les rêves (Real).



Ce qui ronge Tatsuo est l’expérience du mal : sa relation avec le docteur Makabe, l’extraterrestre qui l’a choisi comme guide et à qui il désigne les individus à vider de leurs concepts. Si l’on croit entendre « macchabée » dans le nom du médecin, cela n’est sans doute pas fortuit tant Masahiro Higashide (le pasteur dans Avant que nous disparaissions, l’amoureux double d’Asako I & II de Ryusuke Hamaguchi), en goule longiligne et rigide, ressemble à un cadavre vivant. Il va alors s’agir pour le couple de raccommoder un tissu affectif qu’on imagine déchiré bien avant la soumission de Tetsuo à son supérieur. De façon prédatrice, la terreur se greffe sur les liens d’affection, créant des gouffres d’angoisse entre les êtres. Une collègue de travail terrorisée vient chercher secours auprès d’Etsuko : un spectre hante son appartement, lui parle et ne la quitte jamais. Pire encore : elle semble vaguement le connaître. Le spectre se révèle le propre père, bien vivant, de la jeune fille. Ce qu’un extraterrestre lui a volé est le concept de « famille », transformant son père en étranger qu’elle ne reconnait pas et ne parvient plus à raccorder à sa vie. La peur chez Kurosawa nait toujours du plus proche.



Le récit assez erratique d’Invasion procède ainsi comme une série d’expériences que l’on effectuerait sur une humanité hospitalisée. Comme les yurei de Kairo ou Mamiya, l’hypnotiseur amnésique de Cure, les extraterrestres agissent par soustraction et gommage. La perte des notions de passé, de futur et finalement de vie, l’abandon de toute résistance face aux oppresseurs ; rarement Kurosawa aura été aussi pessimiste. Dans l’usine d’Etsuko on ne fabrique que des draps blancs, semblables aux rideaux que l’on retrouve à l’hôpital ou flottants dans les appartements. Ces voiles que Kiyoshi Kurosawa utilise souvent pour évoquer une fantomisation du monde sont des suaires, comme le symbole de ce deuil, de cette invasion blanche qui s’étend sur la Terre. Des envahisseurs, on ne verra jamais le vrai visage et leur arrivée sur notre planète est seulement représentée par quelques plans d’une pluie torrentielle. « C’est comme ça que l’invasion a commencé » murmure Etsuko. A l’image des énigmatiques films fantastiques australiens des années 70 (La dernière vague de Peter Weir, Long Weekend de Peter Collinson), Kurosawa semble signifier que le véritable étranger à la Terre et le destructeurs de ses semblables et de son environnement n’est autre que l’homme lui-même, rejeté par une nature qui reprend ses droits.



 

vendredi 14 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 5 : Avant que nous disparaissions (2017)





 Chroniques de l’extinction 


Poursuivant ses chroniques de l’extinction de l’espèce humaine, Kiyoshi Kurosawa met en scène une  « invasion imperceptible » inspirée de L’Invasion des profanateurs de sépulture. L’influence des films de Don Siegel et Philip Kaufman, évidente dans Door 3 où des aliens infiltraient une compagnie d’assurance, se manifestait déjà de façon indirecte à travers les thèmes de l’hypnose (Cure), de la possession spectrale (Kairo) ou du parasitisme (Creepy). Plus largement, c’est par la représentation d’un monde anesthésié et d’une terreur invertébrée et unheimlich que l’œuvre de Kurosawa croise les adaptations du classique de Jack Finney. Avec son titre fataliste, Avant que nous disparaissions énonce la fin de notre civilisation avec une évidence plus terrorisante que toute la pyrotechnie hollywoodienne.

Trois extraterrestres « snatchent » les corps d’un salaryman, d’une lycéenne et d’un jeune garçon et déambulent  dans cette banlieue de Tokyo qui ressemble à une station balnéaire en déshérence.  Leur mission va être d’étudier l’humanité pour préparer l’invasion et pour cela de collecter des « concepts » : la propriété, l’ego, le travail, ou la liberté. Tout l’art minimaliste de Kiyoshi Kurosawa pourrait être contenu dans la scène bouleversante du vol de la notion de « famille ». L’extraterrestre (le lunaire Ryuhei Matsuda) effleure de son index le front d’une jeune fille qui laisse couler une larme et s’effondre, comme si sa structure intime lui avait été dérobée. Entre le gros plan du visage d’Atsuko Maeda et le plan d’ensemble où elle s’écroule, s’ouvre un gouffre vertigineux de solitude et de détresse. Un tel enchaînement, parvenant à rendre perceptible deux états d’un même personnage, montre la puissance fascinante qu’a désormais atteint le cinéma de Kiyoshi Kurosawa. 



L’opération est irréversible et la sœur de la jeune fille devient une présence intolérable, dont le moindre contact provoque la répulsion. L’horreur pure est alors d’appartenir à une même famille tout en s’en sentant totalement étranger. Autre victime de l’abduction, un chef d’entreprise libéré du « travail » qui sombre dans l’histrionisme et détruit ses bureaux de façon absurde.  Si ces dérèglements touchent parfois au burlesque (il y a du Tati chez Kurosawa), ils ne conduisent à aucune émancipation. En s’évaporant, le concept laisse une vacance aussitôt occupée par un inverse tout aussi aliénant. On pense à Mamiya, l’hypnotiseur de Cure, anéantissant les liens d’amour ou d’affection et les remplaçants par une pulsion de mort détruisant les époux, amis ou simple collègues de travail.


Avant que nous disparaissions aurait pu s’inscrire dans le veine noire et suffocante  de Creepy, mais Kurosawa surprend en brisant sans cesse son propre système. Si certaines ruptures sont plus ou moins heureuses, le cinéaste retrouve la liberté et la fantaisie du mal aimé Real qui n’hésitait pas à faire surgir un dinosaure incongru de son récit onirique. Comme les extraterrestres explorant les concepts, Kurosawa saute d’un genre à l’autre de façon imprévisible : de la comédie lorsqu’un alien candide devient une meilleure version du mari dont il a volé le corps, à l’épouvante avec les adolescents décimant froidement leur famille, et même au film d’action avec cette course folle entre un extraterrestre et un avion.  Mais ce qui l’emporte est toujours le mélodrame auquel il apporte toute la flamboyance requise puisque l’enjeu majeur du film est le concept d’amour. Que signifie sa perte pour l’être humain et son obtention pour les envahisseurs graduellement humanisés ? Là se joue le point de bascule du film. 

Toutes les possibilités de ce conte de science-fiction n’ont cependant pas été épuisées. A la suite du long métrage, Kurosawa a tourné une mini-série télévisée en 5 épisodes, avec d’autres personnages et d’une tonalité plus sombre, qui a son tour fut réduite à 140 minutes pour les salles japonaises sous le titre Foreboding. Nous n’en avons pas encore fini avec les body snatchers philosophiques de Kiyoshi Kurosawa.





mercredi 12 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 4 : Creepy (2016)

La peur qui rampe




Une des scènes les plus fascinantes de Creepy montre Takakura, le héros, sur la colline qui surplombe son quartier résidentiel. De ce point de vue, il observe son pâté de maison et note sa ressemblance parfaite avec le lieu du crime sur lequel il enquête.  Il a alors la certitude que son voisin est l’homme qui a fait disparaître une famille entière six ans auparavant. A la façon des récits de Kôbô Abe, le Kafka japonais (Le Visage d’un autre, Le Plan déchiqueté), le détective, sans s’en apercevoir, est entré à l’intérieur d’une scène de crime dont lui et son épouse sont les victimes potentielles. C’est alors dans les ténèbres de son propre foyer que le détective va plonger. Kurosawa réduit le thriller foisonnant de Yutaka Maekawa (paru aux éditions d’Est en Ouest) à sa part domestique et en tire une épure passionnante. Il retrouve les nappes d’angoisse de Cure, Rétribution ou Shokuzai mais surtout revient au principe fondateur de la J-horror : extraire de l’urbanisme japonais une terreur atone et oppressante. L’idée atroce dans Creepy, des corps littéralement mis sous vide est bien la métaphore de cette asphyxie.


 

L’indice architectural rappelle le documentaire théorique AKA Serial Killer (1969) où Masao Adachi exposait sa « théorie du paysage ». Pour Adachi, la reconstruction à l’identique des villes après la seconde guerre mondiale était la cause de désordres mentaux et produisait des crimes sans autres mobiles que fracturer une réalité aliénante. Ce principe est à l’œuvre dans Creepy avec ces quartiers sans qualités et interchangeables. Comme dans Tokyo Sonata, Kurosawa montre les mêmes salarymen fantômes qui partent le matin au travail, les mêmes jeunes filles en costume marin qui se rendent à l’école et les mêmes femmes au foyer qui les attendent, solitaires, dans des intérieurs semblables d’une maison à l’autre. 



Si Nishino, le vampire domestique, peut parasiter les foyers et composer des familles factices, c’est parce que des automates habitent déjà ces maisons. On se souvient  des « zombies philosophiques » de Real, ces formes humaines à peine finies, destinées à peupler un monde virtuel. Les acteurs de Creepy, comme Hidetoshi Nishijima (Takakura) et Yuko Takeuchi (son épouse Yasuko), possèdent ce même caractère dévitalisé, presque sans volume. 

C’est bien sûr le succès de Shokuzai qui a entraîné la réalisation de ce nouveau thriller et dans les deux cas on perçoit comment Kurosawa joue avec l’esthétique des dramas télévisés. Avec leurs décors neutre, leur éclairage violent, et leurs acteurs à la voix blanche, ces productions se situent quelque part entre la radio et la télévision. Comme c’est le cas pour le soap américain, ces images uniformes ne sont porteuses d’aucun passé, et sont prises dans un processus d’oubli instantané. Rien d’étonnant à ce que l’origine de la J-horror se situe dans des productions lo-fi, directement destinées au marché de la vidéo et relevant de la même économie. Cet amour des formes modestes explique en partie l’échec du Mystère de la chambre noire qui tentait de couler Kurosawa dans la posture de l’ « auteur » français, et une assommante lourdeur culturelle. Creepy vient prouver combien il était aberrant de relier son cinéma à la photographie du XIXe siècle, au fantastique européen ou pire à des procédures de succession. Kurosawa tire parti de l’amnésie de ces images aseptisées pour montrer leur envers : là où rampe la terreur. Cette répartition peut rappeler Blue Velvet de Lynch et son gangster maléfique retenant et une jeune femme et son fils dans l’underworld nauséeux d’une petite ville américaine chromo comme une publicité des années 50. Si le monde positif n’est qu‘une illusion sociale, son négatif est en revanche porteur d’une mémoire, celle du cinéma de Kurosawa et de cet art de la terreur qu’il élabore minutieusement depuis le début des années 90. 



Le titre, Creepy, désigne un certain type de peur, celle sournoise qui se faufile silencieusement. Il évoque aussi les insectes qui, dans l’ombre, se multiplient et envahissent les maisons. C’est ainsi par une mince fêlure que Nishino s’est insinué dans l’esprit de Yasuko, lui offrant cet oubli d’elle-même, la seule façon de supporter sa solitude sans rompre l’ordre social. Pour accompagner Takakura et Asuko dans leurs dérives dans les ténèbres, Kurosawa se repose une fois de plus sur le talent de sa chef opératrice Akiko Ashizawa (à qui l’on doit aussi les images de Sayonara de Koji Fukada). Une salle d’université quelconque, se mue en labyrinthe de ténèbres au fil du terrifiant récit de la jeune survivante. Un tunnel devient la bouche d’ombre où se rencontrent le monstre et la femme au foyer. La maison de Nishino est le décor d’un atroce kammerspiel dont on reconnait les artifices et figures. Ces murs de bétons, ces portes en acier et ces rideaux de plastique jaune,  hantent depuis toujours le cinéma de Kurosawa. Devant ces femmes au foyer recluses dans les ténèbres, droguées et dépendantes, on se souvient des spectres aux visages de cendre de la J-horror. Les actrices elles-mêmes portent cette hérédité. Yuko Takeuchi (Yasuko) était l’adolescente qui la première succombait à Sadako dans Ring d’Hideo Nakata.  Misaki Saisho, interprète de la « femme » de Nishino, est surtout connue comme la dernière incarnation de Kayako dans la populaire série des Ju-on (The Grudge en Occident). Kayako, larve blafarde en chemise de nuit, qui descend en rampant les escaliers de sa maison hantée, est très similaire à son rôle dans Creepy. Mais la figure dominante est évidemment  Teruyuki Kagawa, l’interprète de Nishino, présent dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa depuis 1998 et le diptyque Eyes of the Spider et Serpent's Path, et inoubliable dans Tokyo Sonata et Shokuzai. Nishino partage bien des traits avec Mamiya, le tueur de Cure, en premier lieu son pouvoir d’abduction. 



Mais là où le frêle hypnotiseur semblait toujours sur le point de s’évaporer, ne laissant derrière lui que son pull trop grand, Nishino est massif, noueux comme une gargouille, et possède une corporalité dérangeante. Ce n’est pas un hasard si Kagawa est issu d’une famille d’acteur de kabuki, discipline qu’il a rejoint lui-même à l’âge de 45 ans. On peut observer sa capacité prodigieuse, à déformer son visage comme un démon kabuki aux yeux globuleux et à la bouche gonflée. Evidemment le passif des acteurs et actrices s’inscrit dans le cadre de la production de Creepy, Série B d’épouvante et film de commande. Cependant, le plaisir que l’on prend au film c’est aussi de voir Kiyoshi Kurosawa jouer le jeu du film de genre et s’amuser à nous faire peur. C’est aussi cela la modestie propre à Kiyoshi Kurosawa. 







lundi 10 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 3 : Vers l'autre rive (2015)

Kurosawa, période blanche



 

Kiyoshi Kurosawa, après le tueur d’enfants de Shokuzai et le dinosaure de Real, revient aux créatures qui l’ont rendu célèbre : les fantômes. Pourtant, qu’on ne s’attende pas à retrouver les terrorisantes sylvidres de la Kairo ou Rétribution. Le fantôme est ici un homme à la beauté solaire, Yusuke (Tadanobu Asano) qui rentre chez lui après une de ces fugues que l’on nomme au Japon « évaporation ». Il explique à son épouse, Mizuki (Eri Fukatsu) qu’il a voyagé à travers la campagne pour se donner la mort sur une plage où les crabes ont dévoré son corps. Il lui propose de refaire avec lui le chemin jusqu’au même rivage, véritable « jetée » d’où il pourra s’élancer vers l’autre monde. De village en village, Mizuki va côtoyer d’autres familles et d’autres fantômes mais surtout découvrir un homme qu’au fond elle ne connaissait pas. Il se révèle un cuisinier doué ou un professeur d’astronomie exposant à des campagnards émerveillés les merveilles du cosmos. C’est une âme poétique, loin du triste dentiste de Tokyo dont on imagine que la blouse blanche était, de son vivant, le véritable suaire.

Le  récit peut parfois manquer de souplesse, trahissant son origine littéraire. Pour achever le travail du deuil, Mizuki doit forcément aller sur cette plage. Voir de ses propres yeux l’endroit où son mari est mort, permet de les libérer tous les deux.  Ce classicisme un peu rigide n’est pas un défaut, il permet à Kurosawa de travailler les sensations et intensités sans pour autant que son film ne s’égare ou devienne lui-même évanescent. Si le film de fantôme, dans son versant horrifique, repose sur la terreur des apparitions, Vers l’autre rive développe l’angoisse inverse : celle l’évanouissement. 



C’est d’abord la peur de Mizuki : que le charme qui a fait revenir son mari auprès d’elle soit rompu et qu’il disparaisse à nouveau, au détour d’un raccord ou à son réveil. Dans ces moments, l’absence de Yusuke est partout : dans l’air, dans la lumière qui ressemble à une éternelle aube d’hiver et surtout dans le silence. Il faut avoir beaucoup filmé les fantômes pour rendre à ce point perceptible le deuil. C’est ce que Chris Marker nomme dans Sans soleil : « la plaie de la séparation [qui] perd ses bords réels. Ce qui demeure, c’est une plaie sans corps. » Pourtant Yusuke réapparait, avec ce sourire doux qui solidifie le monde autour de Mizuki et l’empêche de sombrer. Pour elle, et pour nous, ce retour est vécu à chaque fois comme un miracle. Avec son manteau orange, version apaisée de la robe rouge de la femme fantôme de Rétribution, Yusuke apporte d’abord une note de couleur dans la dépression de la jeune femme, cette forme de terreur atone. La probable disparition de Mizuki dont vient la sauver son mari n’aurait pris ni la forme d’une fugue ni d’un suicide mais d’une dissolution dans la solitude et un quotidien incolore. Le lien maudit unissant un vivant à un fantôme a déjà été exploré dans Rétribution avec l’étouffante cohabitation de Koji Yakusho et sa maîtresse assassinée. Ici, ce lien est devenu bénéfique, puisque Yusuke pourrait aussi faire office d’ange-gardien. Il n’empêche que chez ces couples «mixtes» désignent le mariage comme un état n’allant pas forcément de soi. Sans aller jusqu'au lugubre Kammerspiel de Séance, le domicile conjugal se transforme souvent chez Kurosawa en en foyer de spectres. 

Mizuki rend visite à la maîtresse de son mari, également sa collègue dans leur cabinet de dentiste. Devant sa rivale, c’est comme si elle voyait le propre fantôme de sa jeunesse et plus encore celui de la femme au foyer japonaise. La jeune fille est interprétée par Yu Aoi, l’épouse transformée en poupée de Shokuzai et c’est la même cruauté qui est ici à l’oeuvre. Avec un sourire équivoque, presque sournois, elle affirme qu'elle est elle-même mariée et quittera bientôt son travail pour avoir un enfant, car tel est le destin des femmes : mener une vie banale jusqu'à la mort. Dans ce visage poupin, aux joues rondes et roses d’adolescente, se lit déjà la momification de la femme au foyer. Les ténèbres où elle se prépare à entrer sont plus épaisses que toutes celles des films de la J-horror. 



Dans le théâtre des matières propre à l’épouvante japonaise, Kurosawa travaillait les décors de friches urbaines et les usines désaffectés, les terrains vagues boueux et les ciels chargés de nuages sombres. Séance est sans doute le film où un fatum sans pitié réuni de façon intrinsèque les fantômes, les éléments liquides et les humains guidés par les désirs le plus vils. Depuis Tokyo Sonata, Kurosawa avait libéré ses fantômes de la gangue  du genre, et une sorte de période blanche avait succédé à ces mondes déliquescents. Ce blanc qui ne se confond pourtant pas avec la clarté est une autre forme de ténèbres. Ne parle-t-on pas de la noirceur secrète du lait ? 

Le symbole de cette esthétique nouvelle sont ces brumes ouvertement artificielles, comme un hommage aux séries B de Roger Corman. Dans Real, ce brouillard, qui annonce la présence d’un spectre s’infiltre dans les paisibles alentours forestiers de la cascade. Il n’y aurait pas a priori de grande différence entre ce paysage et ceux de Naomi Kawase mais, avec une grande ironie, Kurosawa, en l’associant à un trucage volontairement grossier, semble en remettre en cause la réalité. Les fantômes n’existent peut-être pas mais quelle est l’existence réelle de ces champs, de ces rivières et de ces forets ? A quelle illusion participe ce monde que l’on désigne comme réel ? A ce stade, c’est beaucoup moins le fantôme (Yuseke étant très concret voir charnel) qui intéresse Kurosawa que le fantomal et les phénomènes de hantise au sens presque atmosphérique.  C’est par exemple l’image qui se voile comme si un nuage passait devant le soleil, créant dans une salle de restaurant, l'atmosphère propice à l’apparition d’une petite pianiste fantôme. Ces variations lumineuses, qui font l’effet d’une nappe de dépression qui assombrissent les personnages, suggèrent une altération intime du réel. Affleure à sa surface, ce territoire refoulé, l’arrière-pays des rêves, des souvenirs et des fantômes. il est bien entendu qu’on ne fait la partage entre les images mentales et les manifestations surnaturelles.



Lors d’une scène fascinante, Mizuki se tient de profil devant le papier peint de la chambre de leur hôte, ce jardin vertical, avec ses milliers de fleurs découpées par le vieil homme dans des prospectus de botanistes. Les fleurs de papier semblent s’embraser un instant, puis perdent leur couleur et se flétrissent. C’est comme si la chambre se fanait d’un seul coup lorsque la nature fantomatique de son habitant était révélée. Les objets, comme cette paire de lunette et ces mégots sur la table de nuit, se couvrent de poussière et deviennent des reliques. Ce passage du monde dans le spectral s’accompagne d’une déchirante envolée de cordes où l’on croit reconnait les accents de Vertigo. C’est comme un mélodrame, enfoui au pays des morts dont on entend la musique dans notre monde. 

Devant des scènes aussi stupéfiantes, il apparaît combien Kurosawa, toujours à la recherche de nouvelles voies, forge un art solitaire, à la fois poétique et théorique. Seul le rejoint Weerasethakul, lui-aussi familier des territoires de l’au-delà et des fantômes sentimentaux. Si Vers l’autre rive aurait mérité les honneurs de la compétition cannoise, au moins est-il reparti avec le prix de la mise en scène d’Un certain regard. Ce n’est que justice tant est unique le talent de Kurosawa pour inventer un découpage impossible raccordant les morts et les vivants. C’est par exemple cette femme qui s’effondre en pleurant sur le sol, face à nous mais un peu trop près de la caméra. 

Cette proximité provoque une indéfinissable sensation de malaise que le plan suivant rend explicite en dévoilant, debout devant la femme, une petite fille fantôme. C’est à travers les yeux de l’enfant que nous regardions la scène, depuis l’au-delà. Nous faire franchir la frontière invisible et nous mettre un instant à la place d’un spectre, tels sont les prodiges que dissimule, sous son calme trompeur, la fugue de Yusuke et Mizuki. 






dimanche 9 janvier 2022

Le Vent se lève de Tatsuo Hori

C’est en lisant Le Vent se lève (1937), court roman de Tatsuo Hori que Miyazaki découvrit la poésie de Paul Valéry. En s’appropriant les vers du Cimetière marin pour son ultime chef-d’œuvre, il rend hommage à ce passeur de la littérature européenne au Japon. 



Le créateur d’avion Jirô Horikoshi (1903-1982) et l’écrivain Tatsuo Hori (1904-1953) étaient contemporains et ont connu les mêmes catastrophes comme le grand tremblement de terre du Kanto et les ravages de la seconde guerre mondiale. Tuberculeux, Hori consacra son existence à la littérature et à la traduction d’écrivains comme Rilke, Proust ou Gide (Le Vent se lève évoque souvent La Symphonie pastorale) et contribua à leur reconnaissance japonaise. Miyazaki fait bien plus que reprendre le titre du livre de Hori : il lui emprunte le personnage fictif de l’épouse de l’ingénieur, une jeune peintre  tuberculeuse. La scène de la prairie est ainsi directement inspirée du premier chapitre du roman. Alors que la toile de sa fiancée est emportée par le vent, le héros la retient par le bras et murmure : «  Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». La phrase, presque un haïku, est développée tout au long du livre et prend une dimension plus inquiétante que chez Miyazaki : le vent représente les forces sombres, adverses à l’homme, de la maladie et du désespoir. Cette « littérature de sanatorium », très populaire au Japon, remonte au succès de La Montagne magique de Thomas Mann mais aussi à la propagation d’une maladie dévastatrice jusqu’en 1940. L’univers confiné des sanatoriums, les paysages majestueux mais glacés des « Alpes japonaises » et les charmes morbides des fiancées mourantes se retrouvent dans le classique du manga Lorsque nous vivions ensemble (1972) de Kazuo Kamimira et dans La Balade de l’impossible (1987) de Haruki Murakami. Dans les années 30 au Japon, le sanatorium n’était pas un lieu de guérison : on y entrait au seuil de la mort quand tous les traitements avaient échoués. Lorsque la femme de Jirô part seule vers les montagnes, il est à peu près certain qu’elle n’en reviendra pas. Le héros du livre de Hori accompagne quant à lui sa fiancée pendant ses derniers jours. Alors que la jeune fille s’affaiblit, la vocation littéraire du narrateur s’affirme puisqu’il écrit l’histoire de leur amour. Malgré le vent glacial qui gémit dans les forêts et bats contre les murs de l’hôpital, il faut tenter de vivre. Pour le jeune couple, Il s’agit de réaliser leur première expérience de vie commune alors que la mort travaille et que le monde s’est réduit à la chambre d’une malade. Entre la biographie du créateur des « Zero-sen » et le roman de Hori, deux souffles traversent le film de Miyazaki. Le souffle épique de Jirô, fasciné par la vitesse et les bolides filant vers l’azur. Le souffle ténu de l’héroïne de Tatsuo Hori qui traduit, de façon plus secrète, la douleur et la solitude de la création.



Le Vent se lève de Tatsuo Hori, traduit par Daniel Struve, est édité chez Gallimard.



On compte deux adaptations cinématographiques du roman : l’une en 1954 par Koji Shima avec Yoshiko Kuga, l’autre en 1972 par Mitsuo Wakasugi avec Momoe Yamaguchi.