mercredi 12 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 4 : Creepy (2016)

La peur qui rampe




Une des scènes les plus fascinantes de Creepy montre Takakura, le héros, sur la colline qui surplombe son quartier résidentiel. De ce point de vue, il observe son pâté de maison et note sa ressemblance parfaite avec le lieu du crime sur lequel il enquête.  Il a alors la certitude que son voisin est l’homme qui a fait disparaître une famille entière six ans auparavant. A la façon des récits de Kôbô Abe, le Kafka japonais (Le Visage d’un autre, Le Plan déchiqueté), le détective, sans s’en apercevoir, est entré à l’intérieur d’une scène de crime dont lui et son épouse sont les victimes potentielles. C’est alors dans les ténèbres de son propre foyer que le détective va plonger. Kurosawa réduit le thriller foisonnant de Yutaka Maekawa (paru aux éditions d’Est en Ouest) à sa part domestique et en tire une épure passionnante. Il retrouve les nappes d’angoisse de Cure, Rétribution ou Shokuzai mais surtout revient au principe fondateur de la J-horror : extraire de l’urbanisme japonais une terreur atone et oppressante. L’idée atroce dans Creepy, des corps littéralement mis sous vide est bien la métaphore de cette asphyxie.


 

L’indice architectural rappelle le documentaire théorique AKA Serial Killer (1969) où Masao Adachi exposait sa « théorie du paysage ». Pour Adachi, la reconstruction à l’identique des villes après la seconde guerre mondiale était la cause de désordres mentaux et produisait des crimes sans autres mobiles que fracturer une réalité aliénante. Ce principe est à l’œuvre dans Creepy avec ces quartiers sans qualités et interchangeables. Comme dans Tokyo Sonata, Kurosawa montre les mêmes salarymen fantômes qui partent le matin au travail, les mêmes jeunes filles en costume marin qui se rendent à l’école et les mêmes femmes au foyer qui les attendent, solitaires, dans des intérieurs semblables d’une maison à l’autre. 



Si Nishino, le vampire domestique, peut parasiter les foyers et composer des familles factices, c’est parce que des automates habitent déjà ces maisons. On se souvient  des « zombies philosophiques » de Real, ces formes humaines à peine finies, destinées à peupler un monde virtuel. Les acteurs de Creepy, comme Hidetoshi Nishijima (Takakura) et Yuko Takeuchi (son épouse Yasuko), possèdent ce même caractère dévitalisé, presque sans volume. 

C’est bien sûr le succès de Shokuzai qui a entraîné la réalisation de ce nouveau thriller et dans les deux cas on perçoit comment Kurosawa joue avec l’esthétique des dramas télévisés. Avec leurs décors neutre, leur éclairage violent, et leurs acteurs à la voix blanche, ces productions se situent quelque part entre la radio et la télévision. Comme c’est le cas pour le soap américain, ces images uniformes ne sont porteuses d’aucun passé, et sont prises dans un processus d’oubli instantané. Rien d’étonnant à ce que l’origine de la J-horror se situe dans des productions lo-fi, directement destinées au marché de la vidéo et relevant de la même économie. Cet amour des formes modestes explique en partie l’échec du Mystère de la chambre noire qui tentait de couler Kurosawa dans la posture de l’ « auteur » français, et une assommante lourdeur culturelle. Creepy vient prouver combien il était aberrant de relier son cinéma à la photographie du XIXe siècle, au fantastique européen ou pire à des procédures de succession. Kurosawa tire parti de l’amnésie de ces images aseptisées pour montrer leur envers : là où rampe la terreur. Cette répartition peut rappeler Blue Velvet de Lynch et son gangster maléfique retenant et une jeune femme et son fils dans l’underworld nauséeux d’une petite ville américaine chromo comme une publicité des années 50. Si le monde positif n’est qu‘une illusion sociale, son négatif est en revanche porteur d’une mémoire, celle du cinéma de Kurosawa et de cet art de la terreur qu’il élabore minutieusement depuis le début des années 90. 



Le titre, Creepy, désigne un certain type de peur, celle sournoise qui se faufile silencieusement. Il évoque aussi les insectes qui, dans l’ombre, se multiplient et envahissent les maisons. C’est ainsi par une mince fêlure que Nishino s’est insinué dans l’esprit de Yasuko, lui offrant cet oubli d’elle-même, la seule façon de supporter sa solitude sans rompre l’ordre social. Pour accompagner Takakura et Asuko dans leurs dérives dans les ténèbres, Kurosawa se repose une fois de plus sur le talent de sa chef opératrice Akiko Ashizawa (à qui l’on doit aussi les images de Sayonara de Koji Fukada). Une salle d’université quelconque, se mue en labyrinthe de ténèbres au fil du terrifiant récit de la jeune survivante. Un tunnel devient la bouche d’ombre où se rencontrent le monstre et la femme au foyer. La maison de Nishino est le décor d’un atroce kammerspiel dont on reconnait les artifices et figures. Ces murs de bétons, ces portes en acier et ces rideaux de plastique jaune,  hantent depuis toujours le cinéma de Kurosawa. Devant ces femmes au foyer recluses dans les ténèbres, droguées et dépendantes, on se souvient des spectres aux visages de cendre de la J-horror. Les actrices elles-mêmes portent cette hérédité. Yuko Takeuchi (Yasuko) était l’adolescente qui la première succombait à Sadako dans Ring d’Hideo Nakata.  Misaki Saisho, interprète de la « femme » de Nishino, est surtout connue comme la dernière incarnation de Kayako dans la populaire série des Ju-on (The Grudge en Occident). Kayako, larve blafarde en chemise de nuit, qui descend en rampant les escaliers de sa maison hantée, est très similaire à son rôle dans Creepy. Mais la figure dominante est évidemment  Teruyuki Kagawa, l’interprète de Nishino, présent dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa depuis 1998 et le diptyque Eyes of the Spider et Serpent's Path, et inoubliable dans Tokyo Sonata et Shokuzai. Nishino partage bien des traits avec Mamiya, le tueur de Cure, en premier lieu son pouvoir d’abduction. 



Mais là où le frêle hypnotiseur semblait toujours sur le point de s’évaporer, ne laissant derrière lui que son pull trop grand, Nishino est massif, noueux comme une gargouille, et possède une corporalité dérangeante. Ce n’est pas un hasard si Kagawa est issu d’une famille d’acteur de kabuki, discipline qu’il a rejoint lui-même à l’âge de 45 ans. On peut observer sa capacité prodigieuse, à déformer son visage comme un démon kabuki aux yeux globuleux et à la bouche gonflée. Evidemment le passif des acteurs et actrices s’inscrit dans le cadre de la production de Creepy, Série B d’épouvante et film de commande. Cependant, le plaisir que l’on prend au film c’est aussi de voir Kiyoshi Kurosawa jouer le jeu du film de genre et s’amuser à nous faire peur. C’est aussi cela la modestie propre à Kiyoshi Kurosawa. 







lundi 10 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 3 : Vers l'autre rive (2015)

Kurosawa, période blanche



 

Kiyoshi Kurosawa, après le tueur d’enfants de Shokuzai et le dinosaure de Real, revient aux créatures qui l’ont rendu célèbre : les fantômes. Pourtant, qu’on ne s’attende pas à retrouver les terrorisantes sylvidres de la Kairo ou Rétribution. Le fantôme est ici un homme à la beauté solaire, Yusuke (Tadanobu Asano) qui rentre chez lui après une de ces fugues que l’on nomme au Japon « évaporation ». Il explique à son épouse, Mizuki (Eri Fukatsu) qu’il a voyagé à travers la campagne pour se donner la mort sur une plage où les crabes ont dévoré son corps. Il lui propose de refaire avec lui le chemin jusqu’au même rivage, véritable « jetée » d’où il pourra s’élancer vers l’autre monde. De village en village, Mizuki va côtoyer d’autres familles et d’autres fantômes mais surtout découvrir un homme qu’au fond elle ne connaissait pas. Il se révèle un cuisinier doué ou un professeur d’astronomie exposant à des campagnards émerveillés les merveilles du cosmos. C’est une âme poétique, loin du triste dentiste de Tokyo dont on imagine que la blouse blanche était, de son vivant, le véritable suaire.

Le  récit peut parfois manquer de souplesse, trahissant son origine littéraire. Pour achever le travail du deuil, Mizuki doit forcément aller sur cette plage. Voir de ses propres yeux l’endroit où son mari est mort, permet de les libérer tous les deux.  Ce classicisme un peu rigide n’est pas un défaut, il permet à Kurosawa de travailler les sensations et intensités sans pour autant que son film ne s’égare ou devienne lui-même évanescent. Si le film de fantôme, dans son versant horrifique, repose sur la terreur des apparitions, Vers l’autre rive développe l’angoisse inverse : celle l’évanouissement. 



C’est d’abord la peur de Mizuki : que le charme qui a fait revenir son mari auprès d’elle soit rompu et qu’il disparaisse à nouveau, au détour d’un raccord ou à son réveil. Dans ces moments, l’absence de Yusuke est partout : dans l’air, dans la lumière qui ressemble à une éternelle aube d’hiver et surtout dans le silence. Il faut avoir beaucoup filmé les fantômes pour rendre à ce point perceptible le deuil. C’est ce que Chris Marker nomme dans Sans soleil : « la plaie de la séparation [qui] perd ses bords réels. Ce qui demeure, c’est une plaie sans corps. » Pourtant Yusuke réapparait, avec ce sourire doux qui solidifie le monde autour de Mizuki et l’empêche de sombrer. Pour elle, et pour nous, ce retour est vécu à chaque fois comme un miracle. Avec son manteau orange, version apaisée de la robe rouge de la femme fantôme de Rétribution, Yusuke apporte d’abord une note de couleur dans la dépression de la jeune femme, cette forme de terreur atone. La probable disparition de Mizuki dont vient la sauver son mari n’aurait pris ni la forme d’une fugue ni d’un suicide mais d’une dissolution dans la solitude et un quotidien incolore. Le lien maudit unissant un vivant à un fantôme a déjà été exploré dans Rétribution avec l’étouffante cohabitation de Koji Yakusho et sa maîtresse assassinée. Ici, ce lien est devenu bénéfique, puisque Yusuke pourrait aussi faire office d’ange-gardien. Il n’empêche que chez ces couples «mixtes» désignent le mariage comme un état n’allant pas forcément de soi. Sans aller jusqu'au lugubre Kammerspiel de Séance, le domicile conjugal se transforme souvent chez Kurosawa en en foyer de spectres. 

Mizuki rend visite à la maîtresse de son mari, également sa collègue dans leur cabinet de dentiste. Devant sa rivale, c’est comme si elle voyait le propre fantôme de sa jeunesse et plus encore celui de la femme au foyer japonaise. La jeune fille est interprétée par Yu Aoi, l’épouse transformée en poupée de Shokuzai et c’est la même cruauté qui est ici à l’oeuvre. Avec un sourire équivoque, presque sournois, elle affirme qu'elle est elle-même mariée et quittera bientôt son travail pour avoir un enfant, car tel est le destin des femmes : mener une vie banale jusqu'à la mort. Dans ce visage poupin, aux joues rondes et roses d’adolescente, se lit déjà la momification de la femme au foyer. Les ténèbres où elle se prépare à entrer sont plus épaisses que toutes celles des films de la J-horror. 



Dans le théâtre des matières propre à l’épouvante japonaise, Kurosawa travaillait les décors de friches urbaines et les usines désaffectés, les terrains vagues boueux et les ciels chargés de nuages sombres. Séance est sans doute le film où un fatum sans pitié réuni de façon intrinsèque les fantômes, les éléments liquides et les humains guidés par les désirs le plus vils. Depuis Tokyo Sonata, Kurosawa avait libéré ses fantômes de la gangue  du genre, et une sorte de période blanche avait succédé à ces mondes déliquescents. Ce blanc qui ne se confond pourtant pas avec la clarté est une autre forme de ténèbres. Ne parle-t-on pas de la noirceur secrète du lait ? 

Le symbole de cette esthétique nouvelle sont ces brumes ouvertement artificielles, comme un hommage aux séries B de Roger Corman. Dans Real, ce brouillard, qui annonce la présence d’un spectre s’infiltre dans les paisibles alentours forestiers de la cascade. Il n’y aurait pas a priori de grande différence entre ce paysage et ceux de Naomi Kawase mais, avec une grande ironie, Kurosawa, en l’associant à un trucage volontairement grossier, semble en remettre en cause la réalité. Les fantômes n’existent peut-être pas mais quelle est l’existence réelle de ces champs, de ces rivières et de ces forets ? A quelle illusion participe ce monde que l’on désigne comme réel ? A ce stade, c’est beaucoup moins le fantôme (Yuseke étant très concret voir charnel) qui intéresse Kurosawa que le fantomal et les phénomènes de hantise au sens presque atmosphérique.  C’est par exemple l’image qui se voile comme si un nuage passait devant le soleil, créant dans une salle de restaurant, l'atmosphère propice à l’apparition d’une petite pianiste fantôme. Ces variations lumineuses, qui font l’effet d’une nappe de dépression qui assombrissent les personnages, suggèrent une altération intime du réel. Affleure à sa surface, ce territoire refoulé, l’arrière-pays des rêves, des souvenirs et des fantômes. il est bien entendu qu’on ne fait la partage entre les images mentales et les manifestations surnaturelles.



Lors d’une scène fascinante, Mizuki se tient de profil devant le papier peint de la chambre de leur hôte, ce jardin vertical, avec ses milliers de fleurs découpées par le vieil homme dans des prospectus de botanistes. Les fleurs de papier semblent s’embraser un instant, puis perdent leur couleur et se flétrissent. C’est comme si la chambre se fanait d’un seul coup lorsque la nature fantomatique de son habitant était révélée. Les objets, comme cette paire de lunette et ces mégots sur la table de nuit, se couvrent de poussière et deviennent des reliques. Ce passage du monde dans le spectral s’accompagne d’une déchirante envolée de cordes où l’on croit reconnait les accents de Vertigo. C’est comme un mélodrame, enfoui au pays des morts dont on entend la musique dans notre monde. 

Devant des scènes aussi stupéfiantes, il apparaît combien Kurosawa, toujours à la recherche de nouvelles voies, forge un art solitaire, à la fois poétique et théorique. Seul le rejoint Weerasethakul, lui-aussi familier des territoires de l’au-delà et des fantômes sentimentaux. Si Vers l’autre rive aurait mérité les honneurs de la compétition cannoise, au moins est-il reparti avec le prix de la mise en scène d’Un certain regard. Ce n’est que justice tant est unique le talent de Kurosawa pour inventer un découpage impossible raccordant les morts et les vivants. C’est par exemple cette femme qui s’effondre en pleurant sur le sol, face à nous mais un peu trop près de la caméra. 

Cette proximité provoque une indéfinissable sensation de malaise que le plan suivant rend explicite en dévoilant, debout devant la femme, une petite fille fantôme. C’est à travers les yeux de l’enfant que nous regardions la scène, depuis l’au-delà. Nous faire franchir la frontière invisible et nous mettre un instant à la place d’un spectre, tels sont les prodiges que dissimule, sous son calme trompeur, la fugue de Yusuke et Mizuki. 






dimanche 9 janvier 2022

Le Vent se lève de Tatsuo Hori

C’est en lisant Le Vent se lève (1937), court roman de Tatsuo Hori que Miyazaki découvrit la poésie de Paul Valéry. En s’appropriant les vers du Cimetière marin pour son ultime chef-d’œuvre, il rend hommage à ce passeur de la littérature européenne au Japon. 



Le créateur d’avion Jirô Horikoshi (1903-1982) et l’écrivain Tatsuo Hori (1904-1953) étaient contemporains et ont connu les mêmes catastrophes comme le grand tremblement de terre du Kanto et les ravages de la seconde guerre mondiale. Tuberculeux, Hori consacra son existence à la littérature et à la traduction d’écrivains comme Rilke, Proust ou Gide (Le Vent se lève évoque souvent La Symphonie pastorale) et contribua à leur reconnaissance japonaise. Miyazaki fait bien plus que reprendre le titre du livre de Hori : il lui emprunte le personnage fictif de l’épouse de l’ingénieur, une jeune peintre  tuberculeuse. La scène de la prairie est ainsi directement inspirée du premier chapitre du roman. Alors que la toile de sa fiancée est emportée par le vent, le héros la retient par le bras et murmure : «  Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». La phrase, presque un haïku, est développée tout au long du livre et prend une dimension plus inquiétante que chez Miyazaki : le vent représente les forces sombres, adverses à l’homme, de la maladie et du désespoir. Cette « littérature de sanatorium », très populaire au Japon, remonte au succès de La Montagne magique de Thomas Mann mais aussi à la propagation d’une maladie dévastatrice jusqu’en 1940. L’univers confiné des sanatoriums, les paysages majestueux mais glacés des « Alpes japonaises » et les charmes morbides des fiancées mourantes se retrouvent dans le classique du manga Lorsque nous vivions ensemble (1972) de Kazuo Kamimira et dans La Balade de l’impossible (1987) de Haruki Murakami. Dans les années 30 au Japon, le sanatorium n’était pas un lieu de guérison : on y entrait au seuil de la mort quand tous les traitements avaient échoués. Lorsque la femme de Jirô part seule vers les montagnes, il est à peu près certain qu’elle n’en reviendra pas. Le héros du livre de Hori accompagne quant à lui sa fiancée pendant ses derniers jours. Alors que la jeune fille s’affaiblit, la vocation littéraire du narrateur s’affirme puisqu’il écrit l’histoire de leur amour. Malgré le vent glacial qui gémit dans les forêts et bats contre les murs de l’hôpital, il faut tenter de vivre. Pour le jeune couple, Il s’agit de réaliser leur première expérience de vie commune alors que la mort travaille et que le monde s’est réduit à la chambre d’une malade. Entre la biographie du créateur des « Zero-sen » et le roman de Hori, deux souffles traversent le film de Miyazaki. Le souffle épique de Jirô, fasciné par la vitesse et les bolides filant vers l’azur. Le souffle ténu de l’héroïne de Tatsuo Hori qui traduit, de façon plus secrète, la douleur et la solitude de la création.



Le Vent se lève de Tatsuo Hori, traduit par Daniel Struve, est édité chez Gallimard.



On compte deux adaptations cinématographiques du roman : l’une en 1954 par Koji Shima avec Yoshiko Kuga, l’autre en 1972 par Mitsuo Wakasugi avec Momoe Yamaguchi. 



samedi 8 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 2 : Real (2013)


A perfect day for Plesiosaurus






Shokuzai, le précédent film de Kiyoshi Kurosawa, s’achevait dans un quartier résidentiel brumeux et vidé de toute présence humaine. Le réel, dont seule la traque du meurtrier maintenait la cohérence, s’évaporait, abandonnant l’héroïne dans une terre de solitude : la probable folie provoquée par la mort de sa fille. Avec Real, le cinéaste poursuit son exploration des espaces mentaux et ne ment pas sur l’ambition philosophique du titre : c’est bien le réel qui est le sujet de ce conte de SF où des amants visitent la psyché de leurs compagnons dans le coma. Ces derniers ignorent leur condition et prennent leur songe ininterrompu pour la réalité. Malgré un budget relativement important, Kurosawa s’inscrit dans la lignée minimaliste de Je t’aime Je t’aime de Resnais et La Jetée de Chris Marker. Ses voyageurs psychiques sont eux-aussi à la recherche d’un souvenir d’enfance, trauma oublié qui, avant même leur accident, les condamnait à errer dans les limbes. 




L’univers mental ne se révèle pas de façon spectaculaire, à la façon des emboîtements délirants d’Inception, mais par le calme inquiétant qui y règne. L’appartement fantôme où se rencontrent les deux héros baigne dans une étrange lumière laiteuse, tout y est doux, homogène et parfaitement lissé. Kurosawa est moins intéressé par l’écart entre le réel et cet espace du dedans que par leur superposition. A la césure du film nous apprenons que ce que nous pensions être la réalité faisait déjà partie d’un rêve. Ainsi, réel ou imaginaire, le monde n’est qu’un fragile agencement de souvenirs, une façade derrière laquelle il n’y a peut-être rien. 



Conçu comme un film commercial, interprété par des stars de la J-pop et des dramas télévisés, Real surprend par son hermétisme, sa durée sans doute exagérée (plus de 2h) mais surtout par son rythme lancinant. On se souvient de la lenteur des spectres de Kairo et Rétribution et de leurs avancées inexorables semblant asphyxier leurs victimes. Ici, tous les personnages semblent gagnés par l’engourdissement. Certains possèdent une inquiétante rigidité comme le médecin dont la diction hypnotique rappelle le Mamiya de Cure. D’autres, nommés « zombie philosophiques », ne sont que des ébauches d’êtres humains : ils se meuvent comme des automates et semblent le résultat d’un effet numérique bâclé. 



Ces voisins, employeurs ou collègues de bureaux, même s’ils possèdent leurs équivalents dans le réel, ne sont que de simples figurants empêchant le monde de l’esprit d’être complètement désert. Ce manque d’incarnation ne définit pas seulement les « zombies philosophiques », il mine aussi les personnages principaux. Kurosawa, dote Takeru Satoh et Haruka Ayase d’un jeu monotone et somnambulique, comme s’ils ne se parlaient ni ne se voyaient jamais vraiment, chacun repliés dans la solitude de son monde intérieur. Même si, en un double mouvement orphique, Koichi et Atsumi entrent dans le rêve de l’autre, ils échouent à se rejoindre. L’image la plus bouleversante du film est alors cette étreinte où la jeune fille se désagrège dans les bras de son compagnon. Pendant un instant, flotte dans l’air son visage, un masque d’une tristesse absolue aux yeux dévorés par le vide. 




Pourtant, de façon inattendue, Kurosawa ne fige pas les personnages dans la malédiction qui était celle des amants de Kairo, à jamais séparés par les fantômes. La recherche de la vérité et le combat contre le dragon peuvent s’avérer victorieux et l’amour permettre au réel de reprendre une forme tangible. 

Cet optimisme n’empêche pas une autre angoisse de couver sous le hiératisme de personnages automates et la vision de villes partant en fumée : celle d’un cinéma japonais de plus en distant avec le réel. On se souvient de la passion des auteurs de la J-Horror à explorer le Tokyo de la fin des années 90, dévoilant les démons nichés dans cet univers bétonné et impersonnel. Kurosawa filmait un quotidien grisâtre et suffoquant, empoisonné par la présence des spectres ou sournoisement manipulé par des hypnotiseurs, mais absolument ancré dans la réalité contemporaine. Dans Real, il semble chercher, avec ses personnages, une image singulière qui briserait la torpeur de ce monde d’éther. Comment retrouver de l’hétérogène alors que le réel est remplacé par les CGI et que l’unique référent, auquel Real est parfois prêt de succomber, est l’image plate des dramas télévisés ? C’est justement en s’emparant des effets spéciaux numériques qu’il fait naître une figure absolument inédite dans son cinéma : un plésiosaure furieux surgissant des flots. La créature, fluide et luisante, pleine de nerfs et d’énergie, brise alors le coma où les images de Kiyoshi Kurosawa menaçaient de sombrer.  




Entretien avec Kiyoshi Kurosawa

 



Comme Shokuzai, Real est une commande.
Après Shokuzai, TBS, une grande société de la télévision japonaise, m'a offert un budget confortable pour une adaptation littéraire. Il fallait que ce soit un film pour le grand public. 

Comme à votre habitude, le titre est constitué d’un seul mot.
Le titre original du roman de Rokuro Inui est A perfect day for Plesiosaurus, qui parodie la nouvelle de Salinger A perfect day for Banana fish, mais les producteurs voulaient quelque chose de plus accessible. Je leur ai proposé Unreal qu’ils ont trouvé trop vague et ils ont finalement choisi Real. 

Dans vos films précédents, il n’y avait jamais autant de plans truqués. 
Oui, les CGI procurent une grande liberté, mais ils me font aussi ressentir les limites de mon imagination. J’ai très peu filmé Tokyo cette fois-ci puisque je pouvais la recréer en studio. D'habitude, on mettait des heures à trouver un décor intéressant et il y avait une grande joie à montrer un autre visage de la ville. Maintenant les possibilités sont tellement infinies que ça me rend très impatient. Malgré tout, je suis un réalisateur qui adore expérimenter de nouvelles techniques et le budget me le permettait. Par exemple, je tenais absolument à filmer la scène d'action avec le dinosaure en CGI. Comme elle n’existait pas dans le livre les producteurs étaient très réticents mais j’ai insisté jusqu’à ce qu’ils cèdent.

Lors de l’apparition d’un « fantôme » dans un ascenseur vous semblez zoomer dans une image déjà filmée. 
En fait, ce petit garçon apparaît tout au long de Real. Je ne savais pas du tout au moment de l'écriture du scenario quelle place lui attribuer dans la perception du spectateur. Est-ce que je devais souligner sa présence ou la laisser discrète pour ne pas déconcentrer les spectateurs ? Lors du montage j’ai trouvé qu’il était trop évanescent. Donc en zoomant directement dans l’image, ça m’a permis de renforcer son existence puisqu’il est amené à prendre de l’importance par la suite. 






L’essentiel de Real se déroule dans un univers mental.
Transposer le livre à l’écran impliquait de se poser certaines questions. Que signifie pénétrer dans la mémoire de quelqu’un ? Quelle apparence auraient ces fragments de conscience ? J’ai essayé de représenter différemment le monde réel et celui des souvenirs, tout en sachant qu’au cinéma toute chose filmée acquiert une forme de réalité. C’est pour ça que le titre Real est finalement bien approprié. 

Vous nommez « zombies philosophiques », les créatures qui peuplent l’esprit de vos personnages.
C'était déjà présent dans le livre. Ces zombies sont complètement différents de ceux imaginés par George Romero, ce qui peut surprendre et même faire rire. En fait, je me suis inspiré de Solaris de Stanislas Lem et de ses créatures qui sont le fruit de nos souvenirs. Lorsque ces faux personnages réalisent qu'ils sont imaginaires, ils en conçoivent de la souffrance. J'ai demandé à l’actrice principale Ayase Haruka d'interpréter cette tristesse, ce qui demandait un jeu très subtil.




Le jeu des acteurs, atone, presque dévitalisé fait d’ailleurs beaucoup penser à Kaïro. 
Dans l’œuvre originale, les deux héros n’étaient pas si jeunes mais le producteur voulait utiliser des acteurs à la mode. En acceptant l’offre de TBS, j’ai bien sûr pensé que ça allait ressembler à Kaïro. Je ne fais pas parler mes acteurs comme des jeunes actuels ou comme des adultes. J’aime qu’ils aient l’air un peu vagues et abstraits. Souvent, lorsque je filme un homme d’âge mur, comme Koji Yakusho, j’ai tendance à en faire un double de moi-même. Lorsqu’il s’agit d’un jeune homme, j’ai l’impression de créer un être très pur qui n’existe que dans la réalité du film. C’est pour cela que les jeunes de Kaïro et Real semblent manquer de personnalité. 

Le personnage du médecin joué par Miki Nakatani (Loft) n’était-il pas davantage développé ?
Son rôle était en effet plus important. J’ai coupé une scène où un collègue lui reproche de pousser Koïchi à se souvenir de choses qui devraient rester cachées. Si elle continue, elle risque de détruire l’esprit du garçon. Elle lui répond qu’elle veut absolument connaître la vérité. Je l’ai coupée pour des raisons de durée mais aussi parce que ça donnait trop d’importance à son personnage, au détriment des deux héros.

Elle parle d’une voix très basse, presque hypnotique. 
Oui, c’est parce qu’elle communique avec des personnages dans le coma. Dans ce traitement qui existe vraiment et s'appelle "coma work", le médecin parle à l’oreille de la personne inconsciente. Donc, dans le monde imaginaire de ces êtres plongés dans le coma, c’est normal qu’elle s’exprime de cette façon. Pour les spectateurs, qui ignorent au début le caractère factice de cette réalité, cela provoque une impression très étrange. 



Entretien réalisé à Tokyo le 25 octobre 2013
Interprète et traduction Daishi Kusunoki



jeudi 6 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 1 : Shokuzai (2012)

Au cours des dix années passées aux Cahiers du cinéma, j’ai écrit sur la plupart des films de Kiyoshi Kurosawa et l’ai rencontré à de multiples reprises. Ce fut une expérience unique d’effectuer ce travail au long cours avec l’un des plus grands cinéastes en activité. 


Shokuzai : Vivre dans la peur




Depuis 2008 et Tokyo Sonata, cruelle évocation de la crise économique, on était sans nouvelles de Kiyoshi Kurosawa. Après plusieurs projets inaboutis, dont un ambitieux film de SF, il revient avec ce thriller labyrinthique adaptée d’un roman de Kanae Minato et produit par WOWOW, version nippone de HBO. Shokuzai est ainsi à l’origine une mini-série, relatant la vengeance d’Asako, une mère dont la petite fille a été violée et assassinée. Pendant le drame, qui s’est déroulé dans le gymnase de l’école, ses quatre camarades ont été incapables d’intervenir. La mère leur fait jurer de l’aider à retrouver le meurtrier, sous peine de ne jamais connaître le bonheur.

En empruntant la forme feuilletonesque, Kurosawa revisite les premiers essais de la J-Horror (l’horreur japonaise) dont Shokuzai pourrait constituer l’anthologie. On nous raconte encore ces légendes urbaines et leurs faits divers sinistres : après avoir vu le visage de l’assassin, quatre fillettes ont été maudites ; la mère venait tous les jours attendre sa fille morte à la sortie de l’école… Reviennent des thèmes traditionnels comme la poupée possédée ou des lieux emblématiques comme les écoles hantées. Kurosawa use également des codes des kaidan (histoires surnaturelles) classiques. Dans une maison sombre et poussiéreuse, un coffre s’ouvre doucement derrière le meurtrier, révélant l’objet maléfique qui déclenchera la tragédie. Les néons grésillent alors comme les lanternes palpitaient pour annoncer les spectres dans les anciens films d’épouvante de Nobuo Nakagawa (Histoires de fantômes japonais). Pourtant, ni fantômes désignés comme tels dans Shokuzai (même l’habituelle femme en rouge manque à l’appel) ni recours explicite au  surnaturel. Comme Jacques Tourneur, Kurosawa utilise avant tout les figures du genre  pour décrire un monde dont la terreur serait l’état originel. 



Chez Kurosawa, les morts, qu’ils veillent quelque part dans l’image où remontent du passé, intoxiquent le réel et lui donnent cette texture atone, silencieuse et presque immobile. Dans Shokuzai, ce policier qui a rendu visite au mari devrait déjà avoir quitté l’appartement, mais il est toujours là, figé dans le couloir, le regard un peu absent. Il suffit d’un rien, d’un léger engourdissement du temps et de l’action, pour que les lieux du quotidien, pourtant les moins disposés à l’effroi, deviennent spectraux. Devant ces appartements vides, recouverts d’un voile grisâtre, on sait que quelque chose ne va pas, sans qu’on puisse en déterminer la cause. Parfois, c’est parce qu’un regard inconnu a remplacé le nôtre. Lorsqu’Asako s’effondre en pleurs sur la table du salon, au bout d’un moment un panoramique dévoile son jeune fils qui la regarde. Nous ne l’avons vu ni entrer ni s’assoir. Depuis combien de temps l’observe-t-il ? S’il apparaît comme un fantôme c’est parce que sa mère, depuis longtemps, n’appartient plus au monde des vivants. Sa véritable famille est Emiri, l’enfant assassinée, et les quatre camarades qu’elle a élue pour la remplacer. 

On ne peut pas toujours nommer la terreur que diffuse les films de Kurosawa car celle-ci ne résulte pas d’une monstruosité spectaculaire mais d’un manque : l’étouffement de toute vivacité avec comme horizon l’extinction de l’espèce humaine - que celle-ci soit surnaturelle (Kaïro) ou économique (Tokyo Sonata). Le monde entier semble habité par une présence hostile à l’homme. A quel moment l’univers de Shokuzai s’est-il déréglé ? Moins lors de la mort d’Emiri, que dans ce trou noir d’une heure où ses camarades, restées figées dans la cour de l’école, ne sont pas venues à son secours.



L’ellipse rappelle le caractère souvent introuvable de la faute chez Kurosawa. Dans Rétribution, les passager du ferry étaient coupables de ne pas être venus en aide à une malade agonisant dans un hôpital. Même si aucun d’entre eux ne pouvait deviner ce qui s’y passait, leur passage répété devant l’immeuble permettait à la hantise de se greffer sur leur destin. Les petites filles de Shokuzai ne sont bien sûr pas coupables mais elles ne peuvent échapper à ce que Kurosawa nomme les « mécaniques fatales » : lorsqu’au caractère hasardeux et sans dessin du monde se substitue un mouvement d’horlogerie qui entraîne vers la mort et la destruction. Les fillettes sont retenues prisonnières de cette après-midi d’épouvante : elles deviendront une poupée, un robot, une ourse, et, la dernière, une meurtrière. Pour chacune, Asako, bien que toujours vivante, réapparait comme un spectre, à l’apparence inchangée en quinze ans. Comme de coutume dans le film de fantôme japonais, elle est une figure de la déploration. Elle n’ourdit aucun plan diabolique contre les jeunes femmes : elle se contente d’apparaître et de leur rappeler son chagrin. 

Dans toutes les histoires reviennent, de façon obsessionnelle, des figures de fillettes maltraitées, d’adultes tortionnaires et de maternité monstrueuse. Chacune a pris sa part du drame et l’a incorporé à son destin. Sae s’est repliée dans la passivité jusqu’à devenir une poupée sans désir, comme si toute possibilité d’acquérir un corps et une vie adultes était morte avec sa camarade. Maki, en revanche, a intériorisé la violence du meurtre, n’attendant que de la renvoyer sur un autre agresseur d’enfant. Mécanique, inhumaine comme un cyborg, elle massacre un maniaque à coup de bâton, en l’une des plus terrifiantes séquences jamais filmées par Kurosawa. Perversité absolue du récit, ce n’est pas seulement le trauma du meurtre que portent les jeunes femmes mais une histoire d’horreur bien plus ancienne dont elles deviennent les médiums. Au-delà de la mort d’Emiri, ce qui les hante est le couple maudit formé par Asako et l’assassin, et dont l’emprise ruine toutes leurs tentatives de bonheur conjugal. Ce couple ne nous est d’ailleurs pas inconnu puisqu’il s’agit de celui de Tokyo Sonata : Kyôko Koizumi et Teruyuki Kagawa, ici terrifiant, avec son visage bestial et sa démarche équivoque, vaguement chaloupée. A travers le temps, les distances et l’au-delà, c’est une famille infernale que composent la fillette morte, la mère vengeresse et l’assassin.  Comme dans Cure, le meurtre n’épouse aucune dimension psychologique : il est une sorte de pulsion molle, une amibe qui parasite les êtres et les pousse à la folie. L’acte finit par n’appartenir à personne, à n’être plus que l’expression d’une haine primitive surgissant au cœur du foyer à la place de l’amour. Cette haine deviendrait alors la seule chose tangible au monde, à l’image du spectre de Kaïro dont la matérialité attestait de la disparition de l’être humain. Que reste-t-il du monde lorsqu’on est parvenu au terme de la vengeance ? Un quartier résidentiel désert, baigné dans la brume, et si l’on y erre, c’est dans la solitude.