vendredi 6 novembre 2020

Les nuits acidulées de Rina Yoshioka


Lorsque le confinement à Paris me pèse, je m’éclipse dans une peinture de Rina Yoshioka. Cette petite rue de Tokyo, avec ses enseignes de bars et de « salons », nous replonge au début des années 70, dans la mythique ère Shôwa. Si elle commence en 1926, Shôwa désigne plutôt la période allant des années 50 à la fin des années 70. C’est l’ère des néons, des chansons Enka de Fuji Keiko comme « Mes rêves fleurissent la nuit », des films de yakuza et des roman porno de la Nikkatsu. Ce rêve dont Tokyo ne s’est pas tout à fait réveillé, Rina s’en fait la médium. De ses études de cinéma, elle a gardé la culture des films populaires et l’art du cadrage. C’est autant un pinceau qu’une caméra qu’elle tient et braque sur le passé. Au premier plan, un vagabond de Tokyo qui vient sans doute de faire une bonne affaire. Derrière lui, cette femme aguicheuse, la cigarette à la bouche, en manteau de fourrure, et le regard dans l’axe du spectateur, c’est son « actrice » et son double sans doute : Naomi, que l’on a déjà croisée dans ses peintures en hôtesse de bar, prostituée, chanteuse ou femme au foyer. Naomi est la femme de l’ère Shôwa, frivole, volontaire et sentimentale, qu’on ne peut confondre avec les filles dévouées d’Ozu. Et derrière encore, toute la petite vie de la rue, avec ce garçon traînant un chagrin d’amour qu’une fille tente d’attirer dans son échoppe, cet homme en costard blanc, peut-être le patron d’un des « salons » avec ses hôtesses. Les nuits de l’ère Shôwa par Rina sont acidulées et malicieuses. Je ne résiste pas à l’œillade de Naomi. Je ne sortirai de son bar que dans cent ans. Au moins.

jeudi 5 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Danse double de Chikashi Kasai et Akira Kasai

Le butô est une danse mais ce peut-être aussi un livre de photo comme Kamaitachi (1969) d’Eiko Hosoe où Hijikata danse dans entre les bicoques et les champs d’un village de son nord natal, ou comme Danse double (1993) de Chikashi Kasai photographiant son père Akira Kasai. Parmi les danseurs butô, il y a un lien fort entre les pères et le fils. Le légendaire Kazuo Ohno dansait avec son fils Yoshito Ohno les pièces My Mother et Dead Sea. Chikashi Kasai est né en 1970 et son travail a été découvert dans les années 90 par Nan Goldin qui préfaça son recueil Tokyo Dance (1997). Akira Kasai est né en 1943 et est considéré comme un des pionniers du butô, bien que cadet de Hijikata et Ohno dont il fut le partenaire. In 2012, Kasai a travaillé avec Akaji Maro autre danseur mythique des années 60 et 70 pour la pièce Hayasasurahime. Kasai a parfois été comparé à Nijinski mais aussi à Mick Jaeger et au Mime Marceau. Sa danse est ainsi métissée et expressionniste, ce qui peut aussi s’expliquer par son séjour en Allemagne de 79 à 85. Danse double est un duo entre un photographe et un danseur, un fils et son père. C’est une œuvre charbonneuse, où le photographe est fasciné par le visage convulsif du danseur, en saisit la fureur, l’extase ou la séduction, l’extirpe des ténèbres, le pâre de tissus scintillants, en fait un vieil homme, une femme ou un enfant. Le fils fait renaître son père dans ses photographies. Mais cette danse double lorsque Kasai, tenant un miroir, prend son reflet pour partenaire, n’est-ce pas aussi la danse et son double ? Regardez son visage. Ne voit-on pas Antonin Artaud prendre possession d’Akira Kasai?














dimanche 28 juin 2020

Un été avec Koumiko

Koumiko Muraoka fut l’héroïne du Mystère Koumiko (1965), premier voyage de Chris Marker au Japon. Traductrice et écrivain, la jeune femme qui miaulait lorsqu’elle croisait un chat, s’installa à Paris en 1966. Pour un hommage à Chris Marker dans Les Cahiers du cinéma, je la rencontrais en août 2012.
 


Je me souviens très bien, c’était en 1964 pendant les jeux olympiques. Je travaillais aux bureaux d’Unifrance  à Yurakucho, c’était un petit job et je n’y passais que quelques heures par jour. On m’avait engagé parce que je suivais des cours à l’institut franco-japonais de Tokyo. En fait, je m’étais inscrite là-bas pour avoir une carte d’étudiant et bénéficier de réductions pour le métro. Je parlais très mal français. Ce jour-là, je travaillai dans le même bureau que mon patron et quelqu’un est entré, un Français. Il a parlé à peine 5mn avec mon patron et celui-ci m’a demandé de le suivre pour l’accompagner dans Tokyo. C’était Chris Marker et en 5mn, mon destin a été décidé. 
Il venait à Tokyo pour la première fois. A l’époque, plus encore que maintenant, c’était très compliqué pour un occidental de se repérer, et pourtant, alors que son hôtel était assez loin, il était arrivé sans problèmes à Unifrance, au 3e étage de l’immeuble. Il avait cet instinct du voyageur qui lui faisait trouver, juste en marchant dans la rue, d’excellents petits restos populaire. Il était sûr de lui, calme et poli. Dès qu’on le regardait, on savait que c’était quelqu’un de très intelligent.  
Les jeux olympiques étaient pour lui un prétexte. Il préférait filmer les gens avec leurs parapluies et surtout les chats… C’était même complètement délirant. Dès qu’il voyait un chat, il s’arrêtait pendant plusieurs minutes, il lui parlait, le filmait. C’était un de ses sujets de conversation favoris. Il a beaucoup insisté pour que je parle du « chat qui salue » dans le commentaire.
Je ne me suis presque pas rendu compte que le film se tournait et que j’en étais le personnage principal. J’étais très à l’aise avec lui et donc ça se faisait naturellement, comme s’il filmait des souvenirs. On se promenait, on parlait et il filmait. De temps en temps il me posait des auxquels je ne pouvais pas vraiment répondre car mon niveau de français était très bas. Comme j’avais passé mon enfance en Mandchourie, dans la ville d’Harbin, jusqu’à l’âge de 10 ans, ce côté cosmopolite, déraciné, lui plaisait.
Il était fasciné par les machines modernes du Japon. Par les téléphones dans la rue, par exemple. C’est quelque chose qui n’existait pas en France à cette époque. La France était au 17e rang mondial du nombre de téléphone, après l’Afrique. Au Japon, en 1964 on pouvait téléphoner partout dans la rue. Quand je suis arrivée à Paris c’était compliqué, il fallait aller au café, etc. Les annonces de location indiquaient fièrement : « appartement avec téléphone » ! Et donc, à Tokyo on pouvait aussi consulter son horoscope par téléphone, comme une version moderne des devins qui prédisent l’avenir autour de la gare de Shinjuku. 


Avant de partir il m’a laissé un questionnaire pour compléter le film. J’ai d’abord écrit les réponses en Japonais et je les ai traduites en Français. J’ai ensuite enregistré ma voix dans l’ascenseur de mon immeuble, qui était le seul endroit insonorisé, où j’étais au calme. Certaines réponses ont l’air poétiques mais sont aussi très concrètes. Par exemple quand je dis que les nouvelles du monde arrivent devant les maisons comme une vague, je parle en fait des livreurs qui chaque matin les déposaient les journaux devant notre porte. 
L’année suivante, en 1966, j’ai décidé de m’installer en France. Chris a été très gentil. Il n’était pas là à ce moment mais il m’a donné les adresses de gens que je pouvais contacter à mon arrivée, et parmi eux il y avait Alain Resnais. Je partageais un appartement près de la gare Saint Lazare avec une autre japonaise, très jolie et extravagante, qui  avait aussi travaillé à Unifrance. Elle s’appelait Kyoko et avait amené sa guitare mais elle ne connaissait qu’une chanson, dont le refrain était d’ailleurs « Kyoko, Kyoko ». On peut la voir, justement avec sa guitare, dans La Chinoise de Godard.  
Je suis bien sûr resté en contact avec Chris pendant toutes ces années. Dernièrement, il voulait aller à Londres mais ça l’embêtait de prendre l’Eurostar. Il me disait que c’était encore plus ennuyeux que l’avion, il fallait passer par la douane, etc. et qu’il préférait aller à Londres en voyage imaginaire. Lorsque je n’arrivais pas à le joindre, je laissais sur son répondeur pour me moquer de lui « ah, tu n’es pas là. Tu es encore parti en voyage imaginaire ! »



dimanche 21 juin 2020

Lady Snowblood, la fleur du massacre


Des chambaras pop des années 60-70, Lady Snowblood (1973) est l’un des plus hypnotiques. Adaptant un très beau manga de Kazuo Uemura (Lorsque nous vivions ensemble), Toshiya Fujita signe un poème blanc et rouge, à la fois stylé et barbare, n’hésitant pas à accompagner de musique rock les combats de son héroïne. Yuki (neige) est une damnée, un montage baroque de motivations vengeresses. Sa mère, condamnée à la prison à perpétuité, ne l’a conçue que comme l’instrument de sa vengeance, d’ailleurs posthume puisqu’elle décède en la mettant au monde. 
Un tel personnage ne pouvait être incarné que par Meiko Kaji, la grande tragédienne du film de sabre, poursuivant la voie mutique et cérémonielle de la série La Femme scorpion. Fantôme vengeur de sa propre mère, elle traverse cet effroyable roman-feuilleton avec un visage de pierre où seuls brillent des yeux de chat sauvage. La décennie précédente avait vu nombre de sabreurs œdipiens, souvent incarnés par le « nihiliste » Raizo Ichikawa, hantés par des pères monstrueux. 
La version féminine n’est pas moins violente lorsque  Yuki, vêtu d’un kimono blanc et transformant son ombrelle en sabre, traverse littéralement des flots de sang. Lorsqu’il ne jaillit pas des carotides en geyser, il est symbolisé par de la poussière rouge, comme si Lady Snowblood se battait à l’intérieur du sang maudit de sa mère. Le récit est finalement intimiste puisqu’elle parvient à se libérer de cette prison maternelle pour retrouver ses propres émotions et sensations. Yuki étant parvenu au bout de son destin, le second épisode (1974) pourrait sembler plus anecdotique. Pourtant, la voir choisir le camp des anarchistes plutôt que des nationalistes souligne bien la veine libertaire de Toshiya Fujita. 

samedi 20 juin 2020

Meiko Kaji, fatale beauté



Après des décennies de geishas souffrant de l’avidité des hommes, de filles dévouées à leurs parents vieillissants, d’épouses dociles et d’institutrices sacrifiant tout à leurs élèves, il fallait au cinéma japonais une héroïne sans foi ni loi, rejetant les modèles d’abnégation, et prête à régler son compte à la morale confucéenne, autre nom de la domination masculine. Cette justicière surgissant du brouillard, dandy jusqu’au bout du fouet, fut Meiko Kaji qui, dans une série de films d’action tournés à bride abattue, se fit l’incarnation de l’urami, le ressentiment des femmes japonaises. Dans Lady Snowblood et Elle s'appelait Scorpion, muette, le regard vitrifié par une haine glacée, elle ne connaissait ni la pitié ni le pardon et passait au fil du sabre ses tortionnaires : yakuzas, flics, violeurs, matons, politiciens. 
Ces figures abjectes du pouvoir étaient impuissants devant cette fleur du mal que rien ne pouvait soumettre, ni la prison ni la torture ni les sévices sexuels. Cheffe de gang aux épaules recouvertes de tatouages écarlates, tueuse en kimono dissimulant une lame dans son ombrelle, femme-scorpion éborgnant ses ennemis avec la rapidité de l’éclair, elle devint l’idole des étudiantes, délinquantes et fugueuses qui, en ces jours de révolution, arboraient la même chevelure corbeau. 
Reflet d’une jeunesse hédoniste, la série Stray Cat Rock (1970-1971) est centrée sur des loubardes chevaleresques en lutte contre les normes sexuelles et raciales. On y croise des motardes androgynes, des garçons fleurs, des métis nippo-afro-américains et des chanteuses d’acid-rock ; tout pour révulser une société encore prisonnière des mythes du foyer, de la pureté du sang et de la virilité samouraï. L’arme de Meiko Kaji contre ces gangsters grimaçants, portant Ray-Ban et chemises trop voyantes était d’abord son élégance absolue.