dimanche 28 juin 2020

Un été avec Koumiko

Koumiko Muraoka fut l’héroïne du Mystère Koumiko (1965), premier voyage de Chris Marker au Japon. Traductrice et écrivain, la jeune femme qui miaulait lorsqu’elle croisait un chat, s’installa à Paris en 1966. Pour un hommage à Chris Marker dans Les Cahiers du cinéma, je la rencontrais en août 2012.
 


Je me souviens très bien, c’était en 1964 pendant les jeux olympiques. Je travaillais aux bureaux d’Unifrance  à Yurakucho, c’était un petit job et je n’y passais que quelques heures par jour. On m’avait engagé parce que je suivais des cours à l’institut franco-japonais de Tokyo. En fait, je m’étais inscrite là-bas pour avoir une carte d’étudiant et bénéficier de réductions pour le métro. Je parlais très mal français. Ce jour-là, je travaillai dans le même bureau que mon patron et quelqu’un est entré, un Français. Il a parlé à peine 5mn avec mon patron et celui-ci m’a demandé de le suivre pour l’accompagner dans Tokyo. C’était Chris Marker et en 5mn, mon destin a été décidé. 
Il venait à Tokyo pour la première fois. A l’époque, plus encore que maintenant, c’était très compliqué pour un occidental de se repérer, et pourtant, alors que son hôtel était assez loin, il était arrivé sans problèmes à Unifrance, au 3e étage de l’immeuble. Il avait cet instinct du voyageur qui lui faisait trouver, juste en marchant dans la rue, d’excellents petits restos populaire. Il était sûr de lui, calme et poli. Dès qu’on le regardait, on savait que c’était quelqu’un de très intelligent.  
Les jeux olympiques étaient pour lui un prétexte. Il préférait filmer les gens avec leurs parapluies et surtout les chats… C’était même complètement délirant. Dès qu’il voyait un chat, il s’arrêtait pendant plusieurs minutes, il lui parlait, le filmait. C’était un de ses sujets de conversation favoris. Il a beaucoup insisté pour que je parle du « chat qui salue » dans le commentaire.
Je ne me suis presque pas rendu compte que le film se tournait et que j’en étais le personnage principal. J’étais très à l’aise avec lui et donc ça se faisait naturellement, comme s’il filmait des souvenirs. On se promenait, on parlait et il filmait. De temps en temps il me posait des auxquels je ne pouvais pas vraiment répondre car mon niveau de français était très bas. Comme j’avais passé mon enfance en Mandchourie, dans la ville d’Harbin, jusqu’à l’âge de 10 ans, ce côté cosmopolite, déraciné, lui plaisait.
Il était fasciné par les machines modernes du Japon. Par les téléphones dans la rue, par exemple. C’est quelque chose qui n’existait pas en France à cette époque. La France était au 17e rang mondial du nombre de téléphone, après l’Afrique. Au Japon, en 1964 on pouvait téléphoner partout dans la rue. Quand je suis arrivée à Paris c’était compliqué, il fallait aller au café, etc. Les annonces de location indiquaient fièrement : « appartement avec téléphone » ! Et donc, à Tokyo on pouvait aussi consulter son horoscope par téléphone, comme une version moderne des devins qui prédisent l’avenir autour de la gare de Shinjuku. 


Avant de partir il m’a laissé un questionnaire pour compléter le film. J’ai d’abord écrit les réponses en Japonais et je les ai traduites en Français. J’ai ensuite enregistré ma voix dans l’ascenseur de mon immeuble, qui était le seul endroit insonorisé, où j’étais au calme. Certaines réponses ont l’air poétiques mais sont aussi très concrètes. Par exemple quand je dis que les nouvelles du monde arrivent devant les maisons comme une vague, je parle en fait des livreurs qui chaque matin les déposaient les journaux devant notre porte. 
L’année suivante, en 1966, j’ai décidé de m’installer en France. Chris a été très gentil. Il n’était pas là à ce moment mais il m’a donné les adresses de gens que je pouvais contacter à mon arrivée, et parmi eux il y avait Alain Resnais. Je partageais un appartement près de la gare Saint Lazare avec une autre japonaise, très jolie et extravagante, qui  avait aussi travaillé à Unifrance. Elle s’appelait Kyoko et avait amené sa guitare mais elle ne connaissait qu’une chanson, dont le refrain était d’ailleurs « Kyoko, Kyoko ». On peut la voir, justement avec sa guitare, dans La Chinoise de Godard.  
Je suis bien sûr resté en contact avec Chris pendant toutes ces années. Dernièrement, il voulait aller à Londres mais ça l’embêtait de prendre l’Eurostar. Il me disait que c’était encore plus ennuyeux que l’avion, il fallait passer par la douane, etc. et qu’il préférait aller à Londres en voyage imaginaire. Lorsque je n’arrivais pas à le joindre, je laissais sur son répondeur pour me moquer de lui « ah, tu n’es pas là. Tu es encore parti en voyage imaginaire ! »



dimanche 21 juin 2020

Lady Snowblood, la fleur du massacre


Des chambaras pop des années 60-70, Lady Snowblood (1973) est l’un des plus hypnotiques. Adaptant un très beau manga de Kazuo Uemura (Lorsque nous vivions ensemble), Toshiya Fujita signe un poème blanc et rouge, à la fois stylé et barbare, n’hésitant pas à accompagner de musique rock les combats de son héroïne. Yuki (neige) est une damnée, un montage baroque de motivations vengeresses. Sa mère, condamnée à la prison à perpétuité, ne l’a conçue que comme l’instrument de sa vengeance, d’ailleurs posthume puisqu’elle décède en la mettant au monde. 
Un tel personnage ne pouvait être incarné que par Meiko Kaji, la grande tragédienne du film de sabre, poursuivant la voie mutique et cérémonielle de la série La Femme scorpion. Fantôme vengeur de sa propre mère, elle traverse cet effroyable roman-feuilleton avec un visage de pierre où seuls brillent des yeux de chat sauvage. La décennie précédente avait vu nombre de sabreurs œdipiens, souvent incarnés par le « nihiliste » Raizo Ichikawa, hantés par des pères monstrueux. 
La version féminine n’est pas moins violente lorsque  Yuki, vêtu d’un kimono blanc et transformant son ombrelle en sabre, traverse littéralement des flots de sang. Lorsqu’il ne jaillit pas des carotides en geyser, il est symbolisé par de la poussière rouge, comme si Lady Snowblood se battait à l’intérieur du sang maudit de sa mère. Le récit est finalement intimiste puisqu’elle parvient à se libérer de cette prison maternelle pour retrouver ses propres émotions et sensations. Yuki étant parvenu au bout de son destin, le second épisode (1974) pourrait sembler plus anecdotique. Pourtant, la voir choisir le camp des anarchistes plutôt que des nationalistes souligne bien la veine libertaire de Toshiya Fujita. 

samedi 20 juin 2020

Meiko Kaji, fatale beauté



Après des décennies de geishas souffrant de l’avidité des hommes, de filles dévouées à leurs parents vieillissants, d’épouses dociles et d’institutrices sacrifiant tout à leurs élèves, il fallait au cinéma japonais une héroïne sans foi ni loi, rejetant les modèles d’abnégation, et prête à régler son compte à la morale confucéenne, autre nom de la domination masculine. Cette justicière surgissant du brouillard, dandy jusqu’au bout du fouet, fut Meiko Kaji qui, dans une série de films d’action tournés à bride abattue, se fit l’incarnation de l’urami, le ressentiment des femmes japonaises. Dans Lady Snowblood et Elle s'appelait Scorpion, muette, le regard vitrifié par une haine glacée, elle ne connaissait ni la pitié ni le pardon et passait au fil du sabre ses tortionnaires : yakuzas, flics, violeurs, matons, politiciens. 
Ces figures abjectes du pouvoir étaient impuissants devant cette fleur du mal que rien ne pouvait soumettre, ni la prison ni la torture ni les sévices sexuels. Cheffe de gang aux épaules recouvertes de tatouages écarlates, tueuse en kimono dissimulant une lame dans son ombrelle, femme-scorpion éborgnant ses ennemis avec la rapidité de l’éclair, elle devint l’idole des étudiantes, délinquantes et fugueuses qui, en ces jours de révolution, arboraient la même chevelure corbeau. 
Reflet d’une jeunesse hédoniste, la série Stray Cat Rock (1970-1971) est centrée sur des loubardes chevaleresques en lutte contre les normes sexuelles et raciales. On y croise des motardes androgynes, des garçons fleurs, des métis nippo-afro-américains et des chanteuses d’acid-rock ; tout pour révulser une société encore prisonnière des mythes du foyer, de la pureté du sang et de la virilité samouraï. L’arme de Meiko Kaji contre ces gangsters grimaçants, portant Ray-Ban et chemises trop voyantes était d’abord son élégance absolue. 




lundi 8 juin 2020

La résurrection de Belladonna. Entretien avec Eiichi Yamamoto


Belladonna des tristesses (1973) d’Eiichi Yamamoto (né en 1940)  fut longtemps le trésor caché de l’animation japonaise. Produite par le légendaire Osamu Tezuka (Le Roi Léo, Astroboy), cette adaptation de La Sorcière de Michelet (sortie en France en 1976), évoque Klimt, Beardsley et Mucha, et impose une héroïne fascinante, une beauté décadente à la chevelure écarlate et à la peau d’ivoire. Troisième volet d’une trilogie consacrée aux grandes femmes fatales, Jeanne, la sorcière de Belladonna, fait suite à la Shéhérazade des Mille et une nuits (1969) et à la reine d’Egypte de Cléopâtre (1970) également réalisés par Yamamoto. Ce dernier se libère de l’influence graphique de Tezuka pour livrer une relecture hallucinée du moyen-âge occidental. Le pré-féminisme du livre de Michelet est préservé : l’inquisition apparait comme un véritable gynécide, orchestré par une classe masculine affaiblie par les guerres et voyant monter le pouvoir des femmes. Ce discours, accordé au Women’s Lib de l’époque, n’a rien perdu de sa virulence. Il s’accompagne d’une forme psychédélique éblouissante : le corps même de la sorcière devient le terrain de toutes les métamorphoses, laissant échapper un geyser de sang se muant en vol de chauve-souris ou transfiguré par une extase menaçant d’embraser le monde.

Entretien avec Eiichi Yamamoto  


Comment êtes-vous devenu animateur ?

Je viens d’une île qui s’appelle Shôdoshima dans la préfecture de Kagawa. C’est vraiment la campagne mais c’est là, pour la première fois, que j’ai vu des lanternes magiques qui projetaient des images en mouvement. J’en ai eu des frissons. Comme si c’était un signe des dieux, j’ai décidé d’aller dans cette voie. J’ai d’abord travaillé avec Yokoyama Ryūichi un très célèbre mangaka qui avait débuté dans les années 30. J’ai ensuite croisé Osamu Tezuka par hasard dans les bureaux d’un hebdomadaire et je lui ai demandé du travail. J’ai rejoint sa compagnie Mushi production. J’ai travaillé sur le film expérimental Histoires du coin de la rue (1963), et les séries télévisées Astroboy (1963-1966) et Le Roi Léo (1965). Nous étions une sorte de coopérative d’auteurs. Nous étions sept et on travaillait à tour de rôle sur les productions télés. Les films commerciaux nous servaient à produire des films expérimentaux. 

Comment est née la collection de films érotiques nommée « Animerama » ?

On a choisi le nom « Animerama » en référence au format Cinérama, encore plus grand que le Cinémascope. On voulait faire quelque chose de jamais vu : les premiers dessins animés érotiques japonais. Tezuka disait qu’il y avait quelque chose d’érotique dans l’idée-même de dessin animé. Les Mille et une nuits nous a permis d’initier ce type de production très librement. On pensait au désert comme à un espace sans limite et puis, en faisant le film, on s’est rendu compte que c’était encore trop petit. Cléopâtre, c’était vraiment une création de Tezuka donc j’ai été moins impliqué dedans. 

La Sorcière de Michelet était-il un livre connu au japon ?

A l’époque, oui. Jules Michelet écrit de manière assez romanesque, mais certains moment du récit sont très abstraits.  Je trouvais alors que ça ressemblait à de l’animation. 


Comment avez-vous travaillé le style visuel du film ?

Au début, ça commence avec un plan tout blanc, juste après le titre. Puis une ligne noire fait son entrée. Cette ligne, en devenant floue, laisse apparaître un paysage en arrière-plan, puis la couleur entre en scène de manière un peu vague. On a éliminé les mouvements inutiles que le spectateur peut imaginer comme ceux de la bouche des personnages qui parlent. En revanche, on a vraiment animé ce qui sortait de l’ordinaire comme les monstres et les métamorphoses. J’ai pris comme modèle le théâtre de marionnettes jôruri, ancêtre du bunraku, dont l’action est décrite par un narrateur. Pour la voix-off, je me suis donc adressé à Nakayama Chinatsu, une chanteuse, actrice et écrivain qui était également militante féministe. Le design général des personnages, et surtout du personnage féminin avec son côté symbolique et maniériste est l’œuvre du directeur artistique Kuni Fukai. 

Quelle fut d’ailleurs l’inspiration du personnage de Jeanne ?

Kuni Fukai a travaillé avec des photos de modèles européens pour créer Jeanne, même si au final elle ne ressemble à aucune fille réelle. Pour les Japonais, elle est l’archétype de la beauté féminine occidentale.

Avez-vous utilisé des techniques de peinture peu courantes comme l’aquarelle

Les autres films Animerama utilisaient aussi l’aquarelle, mais pour Belladonna nous n’avons gardés que cinq couleurs de base. Il y a d’abord une seule couleur à l’écran mais elle change au fur et à mesure, puis une nouvelle couleur entre en scène. Le fait de donner un mouvement même à la couleur et de la dramatiser est spécifique à Belladonna.


Vous n’hésitez pas inclure des séquences psychédéliques anachroniques comme celles qui rappellent Le Sous-marin jaune de George Dunning ?

Il y a bien sûr des scènes psychédéliques. Ce mouvement était très en vogue au Japon pendant les années soixante et nous sommes arrivés un peu à la fin. Plus que psychédéliques ces scènes sont pour moi inspirées du pop’art.

Comment avez-vous eu l’idée de confier à Tatsuya Nakadai la voix du démon ? 

Nakadai, à cette époque, jouait dans un drama d’époque de la NHK. Quand je l’ai vu, j’ai pensé : « Ça c’est vraiment Nakadai, cette voix et toute cette virilité. » Il a accepté tout de suite. Quand il a vu le personnage, il a ri en disant : « ça fait longtemps que je suis acteur mais je ne pensais pas jouer un jour un pénis ! »

Le film est parait-il un petit budget. 

C’est sa réputation mais il a tout de même coûté 40 000 000 yens.  Les Mille et une nuits et Cléopâtre ont coûté 45 000 000 yens. Ce n’était pas si bon marché. La situation financière de Mushi productions était désastreuse et la production fut longue et difficile. Alors que beaucoup de monde avaient travaillé sur Les Mille et une nuits et Cléopâtre, nous étions peu nombreux sur Belladonna. Fukai, en plus de la création des personnages, supervisait l’ensemble du film. Il était impossible qu’il livre tous les dessins en quatre mois et nous avons dû nous accorder à son rythme. Pour le dire autrement, sur Les Mille et une nuits et Cléopâtre, cent personnes ont travaillé pendant quatre mois et sur Belladonna, dix personnes ont travaillé pendant dix mois. 

Quelle fut sa réception ?

Ce fut un échec pour deux raisons : tout d’abord, il aurait dû passer au Miyuki-za, un cinéma de Tokyo spécialisé dans les films de qualités comme ceux de Bergman et Fellini. Mais ce cinéma était fermé au moment de la sortie du film. Ensuite, les gens qui s’occupaient de la promotion ont voulu faire de l’argent. Ils ont imaginé un slogan aberrant : « Après Astroboy, Belladonna ». Mais ça n’avait rien à voir. Les fans d’Astroboy qui voyaient Belladonna ne comprenaient pas de quoi il s’agissait. 

Belladonna est aussi en phase avec la libération sexuelle de l’époque et avec le féminisme.

Oui évidemment, il s’agit de la révolution sexuelle. Mais davantage encore, le film exprime ma colère sur la violence faite aux femmes, toujours présente dans le monde moderne. Regardez Malala, la jeune Pakistanaise, qui s’est fait tirer dessus à coups de fusil. Ça ne s’est en fait jamais arrêté. 

Entretien réalisé à Yokohama le 27 octobre 2013, traduction Marie-Noëlle Beauvieux

Remerciements à Stéphane Derdérian et Mme Kiyo Joo.
publié dans Les Cahiers du cinéma n°719 (février 2016) 



dimanche 31 mai 2020

Kazuo Hara, le cinéma du choc




La place des handicapés, la condition féminine et la mémoire de la guerre, sont des thèmes classiques du cinéma documentaire des années 70, mais rarement ils ont été traités avec autant de d’invention formelle et d’énergie transgressive. Méconnu en France où il n’a jamais fait l’objet d’une rétrospective, Hara a capturé la vie tumultueuse des activistes japonais, personnages excessifs et mystérieux devenant de réelles obsessions pour le spectateur.

Goodbye CP (1972)


Kazuo Hara a 26 ans lorsqu’il tourne Goodbye CP en 1972 et dès la première séquence son cinéma est lancé : un jeune homme atteint de paralysie cérébrale traverse douloureusement un passage clouté en marchant sur les genoux. Ce que l’on voit n’est pas seulement un handicapé mais un être en fureur, revendiquant sa visibilité dans une société où la déformation physique est taboue.
« A l’origine de Goodbye CP, il y a la rencontre entre Sachiko, ma productrice et compagne, et un moine qui avait fondé une communauté pour paralysés cérébraux. Il les considérait comme une force révolutionnaire jusque-là négligée. Voyant des couples se former, il a mis à leur disposition des chambres individuelles. Les enfants nés dans ces familles ne souffraient d’aucun handicap. » Epoux et père, Yokoto  n’a pas demandé à la société le droit de fonder une famille et refuse d’être réduit à son seul handicap. Il rejette également le fauteuil  roulant censé régler la question de l’intégration des handicapés dans la ville. Pour Hara, cette radicalité passe aussi par le choix de ne pas sous-titrer les paralysés cérébraux à l’élocution contrariée : « Ça aurait été comme les remettre de force dans leurs fauteuils roulants. »
Dans Goodbye CP, les paralysés prennent possession de la ville avec violence, affrontent sa forme, ses matières  et ses habitants qui vont jusqu’à les traiter de phénomènes de foire. Par leur visibilité, ils deviennent des figures du chaos détruisant l’idée de norme et désarticulant la hiérarchie sociale. Hara rejette lui-aussi les cadrages identifiables, comme si la grammaire cinématographique avait elle-aussi été conçue pour répondre à une certaine norme.  Ainsi lors d’une violente dispute entre lui et Yokoto, la caméra désorientée glisse sur les murs de l’appartement, passe de l’homme désemparé à sa femme furieuse et aux enfants en pleurs. Il est alors comme cet autre handicapé qui prend une multitude de photos dont il ne peut maîtriser le cadrage. Hara termine le film par un plan qui deviendra l’emblème de son cinéma : Yokoto exposant son corps nu, symbole aussi fort que le poing levé des Black Panthers.  

Extreme Private Eros Love Song 74 (1974)



Le personnage principal de Extreme Private Eros Love Song 74 est l’ex fiancée de Hara, Miyuki Takeda, jeune militante ayant quitté Tokyo pour s’installer à Okinawa, « zone occupée » par les Américains, venant tout juste d’être rendue au Japon.  « Okinawa était la ville des bases militaires américaines et donc le foyer de beaucoup d’activisme politique. Tout le monde à l’époque regardait dans cette direction. » Sous les discours politiques de Miyuki et son féminisme radical (le droit à une maternité hors du couple), se dissimule un autre film, celui « privé » de Hara : la chanson d’amour 74, recueillant les dernières images d’une femme qui s’éloigne de lui.  Hara avoue que le film était d’abord une façon de côtoyer la jeune femme après leur rupture. « Plus, elle me reprochait des choses, plus je la trouvais belle et désirable. »
Hara rejoint cette interrogation éternelle du romantisme cinématographique : comment capturer la vérité de la femme qu’on aime ? C’est Miyuki qui lui en fournit l’occasion, lui faisant du même coup franchir la ligne taboue entre le cinéaste et son sujet.
« Elle voulait savoir à quoi elle ressemblait pendant l’orgasme. J’ai donc fait l’amour avec elle en filmant son visage. Avec une main je me soutenais et avec l’autre je filmais. La caméra une Arriflex 16mm, était assez lourde et à la fin j’avais le dos brisé. » Même si ce type d’image a été depuis largement exploité, en particulier par Antoine d’Agata, il est beau d’en retrouver l’innocence et la fraicheur amoureuse. L’autre scène unique du film est l’accouchement de la jeune femme. Le plan fixe est flou, Hara n’ayant pas réussi à faire le point. Comme si des larmes brouillaient ses yeux, l’émotion du cinéaste est visible à la surface de l’image. « Je ne suis pas à l’écran mais ma présence produit les images du film. Donc je suis aussi un personnage du film. C’est comme une double couche. »
Extreme Private Eros Love Song 74, avec ses images fixes, granuleuses et surexposées, s’inscrit dans une esthétique plus marquée que Goodbye CP. A Okinawa, Hara donne la parole à un peuple en rupture sociale comme les hôtesses de bar et les adolescentes déjà usées par le monde de la nuit comme l’émouvante Chi-Chi. Il filme aussi les soldats noirs américains avec leurs fiancées japonaises, dansant sur le funk de Joe Tex ou faisant le signe des Black Panthers. « Même si les soldats n’étaient pas politisés, il flottait dans l’air l’atmosphère du black is beautiful et du mouvement des droits civiques. A Okinawa, il y avait une vraie ségrégation avec des bars pour les blancs et des bars pour les noirs. Miyuki Takeda allait dans les bars des soldats noirs et rencontrait les filles qui travaillaient là-bas car elle s’identifiait aux discriminées. Elle avait l’idée de créer une sorte de communauté avec ces gens et moi aussi je sentais que c’était important de faire un film qui les représente.»
Hara est finalement exclu de l’entourage de Miyuki comme il l’avait été de celui de Yokoto. Mais la transition se fait en douceur, avec un certain optimisme. Miyuki rejoint une communauté féminine et le film se remplit de femmes et d’enfants. Le cinéaste n’y a pas sa place et il ne reste plus aux anciens amants qu’à se séparer.

The Emperor's Naked Army Marches On (1987)


Dans ce troisième chef-d’œuvre, Kenzo Okuzaki, vétéran de l’armée impériale, enquête sur l’exécution de déserteurs en Nouvelle Guinée pendant la seconde guerre mondiale. Il interroge de vieux généraux et leur fait avouer l’anthropophagie des soldats en proie à la famine. Davantage qu’un cas extrême de survie, Hara dévoile une pratique encore plus glaçante. Il s’agit d’un cannibalisme « hiérarchique », les sans-grades étant exécutés pour nourrir les officiers. Au-delà de cette révélation qui provoqua une prise de conscience au Japon, Hara est captivé par la personnalité d’Okuzaki, cet activiste qui ne se réclame d’aucun mouvement politique. Pour suivre cet acteur-né, charismatique et manipulateur, Hara adopte une forme davantage narrative que dans ses précédents films, abandonnant l’esthétisme pop qui pointait dans Extreme Private Eros. Filmé en couleur, ce Japon hanté par les spectres de la guerre est aussi banal que celui de AKA Serial Killer (1969) de Masao Adachi.
Ne craignant ni la police, ni la prison (où il a passé 13 ans), et encore moins les vieux généraux et l’Empereur, Okuzaki est en définitive un homme qui n’a peur de rien. « Au début, il voulait tout simplement assassiner l’Empereur. Se rendant compte que son action avait peu de chance d’aboutir, il a décidé de détruire le système qui avait rendu possible l’existence de l’Empereur. Pour se convaincre qu’il était plus fort que ce système, il a appelé son projet « l’armée de dieu » qui est le titre japonais du film. Il en était l’unique soldat et trouvait l’énergie  de continuer son combat en se projetant  dans sa propre fiction. Il me disait souvent que la seule personne qui pouvait jouer Kenzo Okuzaki était Kenzo Okuzaki.  » Fanatique, persuadé d’incarner la justice historique, Okuzaki est un « démon » dostoïevskien dont l’équivalent fictionnel serait le Travis Bickle de Taxi Driver. « Lorsque j’ai demandé à Okuzaki quel serait le Palais de l’armée de Dieu, il m’a répondu : une cellule de prison pour un seul homme. »
Bien qu’il ne s’en réclame pas, Hara a été rattaché au courant du cinéma-vérité. Il en incarne tous les paradoxes, lui et ses sujets ne laissant jamais le réel en repos. Le destin de The Emperor's Naked Army Marches On est à cet égard étonnant puisque le film lui-même est devenu la preuve de la réalité qu’il enregistrait. « Quand le film a été terminé, Okuzaki était déjà retourné en prison. Pendant le procès, il a demandé à ce qu’on utilise le film comme la preuve que son action était juste. La cour a accepté et nous avons projeté le film au tribunal. C’est de cette façon qu’il a vu le film. »


Propos recueillis à Montréal le 22 novembre 2014 à l'occasion des Rencontres Internationale du Documentaire. Paru dans Les Cahiers du Cinéma n° 707. Janvier 2015.