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jeudi 24 mars 2022

Devant mes yeux le désert de Shuji Terayama

 



Boxe et poésie à Shinjuku

De toute l’œuvre cinématographique de Shuji Terayama, seul Le Labyrinthe d’herbe dans la très belle version traduite par Chris Marker est disponible en complément du coffret Sans soleil chez Potemkine* (voir ici). Sa filmographie comptant à peine six longs métrages et 16 courts métrages serait totalement inconnue sans sa présence sur certains sites pirate et cinéphiles proposant des sous-titres anglais puisqu’elle demeure aussi inédite dans les pays anglosaxons. Autrefois l’un des artistes japonais les plus en vue à l’étranger, Shuji Terayama (avec Susumu Hani) est bien devenu le grand inconnu du milieu artistique des années 60 et 70. Une situation d’autant plus aberrante que son iconographie fascinante et sa production multimédia touchant autant au théâtre qu’à la poésie et la photo, seraient plébiscitées par la jeune génération à l’égale de celle d’un Jodorowsky.

Heureusement, du côté de la littérature le constat est moins amer puis que les éditions Inculte (voir ici) ont réédité Devant mes yeux le désert (1966) sa seule œuvre romanesque parue en France en 1973. On retrouve peu l’univers ésotérique et carnavalesque développé par Terayama dans son théâtre ou ses films comme Cache-Cache pastoral ou Le Labyrinthe d’herbes. Ici pas de chamane borgne, de phénomènes de cirque ou d’écolier fantomatique, mais le Tokyo des années 60 et en particulier la faune du quartier de Kabukicho à Tokyo, lumpen semi criminel allant du yakuza à l’hôtesse de club érotique. C’est dans la peau d’un Jean Genet nippon que se glisse Terayama pour décrire ce petit monde, avec comme place central une salle de boxe. 



En effet, ce sport a tenu une place importante dans la vie de l’auteur, qui le pratiqua, en fut le commentateur et lui consacra son seul film de studio, le très beau The Boxer (1976). L’avant-garde de Terayama (et japonaise en général) n’est absolument pas délétère mais compose avec les thèmes de la vitalité, de la santé et d’une virilité toujours trouble. Le livre suit le parcours de deux jeunes garçons : Shinji, petit délinquant qui cherche la célébrité, et Kenji alias « la tondeuse », bègue pour qui la boxe est un chemin de croix. Autour d’eux, le Shinjuku des années 60 que Terayama décrit par fragments : collage de poèmes, de paroles de chansons, de coupures de journaux ou de journaux intimes comme celui de Taichi Miyagi, quadragénaire tourmenté par son homosexualité. Ces digressions dressent le portrait fragmenté d’une ville électrique, agitée par la fièvre créatrice et politique de la jeunesse. Une énergie telle qu’elle s’exprime autant dans la poésie (les tanka ces poèmes courts qui ouvrent chaque chapitre) que sur le ring, le théâtre ou le cinéma.



* Je suppose qu’un DVD antédiluvien des Fruits de la passion production française d’Anatole Dauman doit exister.

 

vendredi 29 janvier 2016

L’Empereur Tomato Ketchup et les démons du Japon

Le vendredi 6 février, je présente aux 16journées cinématographiques Dionysiennes, L’empereur Tomato Ketchup (1971) de Shuji Terayama. Voici le texte que j’ai écrit l’an dernier pour le catalogue du Festival des cinéma différents de Paris.


Sorti en 1972, L’Empereur Tomato Ketchup existe sous deux formes : un court métrage, et une version de 71 minutes. Même au sein d’une filmographie comptant plusieurs fleurons de l’avant-garde tels que Jetons les livres et sortons dans la rue, L’Empereur Tomato Ketchup est une œuvre à part, relevant d’un burlesque enragé et méchant auquel Terayama ne reviendra pas. C’est aussi la seule incursion du cinéaste dans la satire politique pure avant de s’épanouir dans des labyrinthes symbolistes composés d’ombres, d’horloges et d’allumettes enflammées. Si la suite de sa filmographie semble explorer un temps et un espace lui étant propre, le contexte est ici primordial. Bien qu’on rattache Terayama à la Nouvelle vague japonaise des sixties (il écrivit le scénario de Premier amour version infernale de Susumu Hani), L’Empereur Tomato Ketchup se situe à son extrémité et débouche sur autre chose : un underground « garage », plus violent et sale que les œuvres d’Oshima ou Imamura, et pouvant rappeler, à cause de son 16mm cramé, Flaming Creatures de Jack Smith. Les années 60 se sont achevées avec le suicide de Mishima et peu après la sortie de L’Empereur Tomato Ketchup, les membres de l’armée rouge unifiée se livrèrent à d’absurdes purges staliniennes. Quelque chose de cette de cette vision ubuesque du pouvoir passe dans le film. Ces enfants, qui jouent à la guerre, à la politique et au sexe nous détestent, nous les adultes. Ils envoient leurs parents dans des camps et se sentent plus proches des chats, qu’ils qualifient de « seul animal domestique politique existant »  que de l’espèce humaine. 
Même si l’usage que font les enfants de leurs esclaves adultes fait encore frémir, il ne faut pas voir ces petites créatures fardée et déguisées comme des enfants réels. Ils sont d’abord des démons qui adoptent une apparence scandaleuse pour interpréter une pièce sur la domination politique et sexuelle. Mais cet Empereur, tyran haut comme trois pomme, qui est-il au juste ? Est-ce l’occupant américain, grand enfant à la culture régressive et meurtrière ? Est-ce une caricature de la jeunesse militante, qu’elle soit gauchiste ou fascisante, s’enfermant dans des systèmes absurdes et autodestructeurs ? La violence et l’idiotie de l’Empereur et de ses militaires en font naturellement des figures du chaos, hostiles à toute forme de morale.  Leur rejet de l’autorité et des règles sociales des adultes dessinent une humanité littéralement préhistorique, qu’on voit s’affronter dans des immeubles en ruines. Terayama effectue un retour à l’esprit transgressif des peintres d’Edo, peuplant leurs estampes de petite créatures obscènes et ricanantes. Cette démonologie est typique de Terayama et de la région de son enfance : les paysages désolés du nord du Japon, haut-lieu de la paysannerie mystique, des chamanes et de la danse butô sous son occurrence la plus dark et hirsute.  Avec ce film unique, on mesure combien  Terayama et  troupe d’acteurs furent eux-mêmes les démons du cinéma japonais.






Le site des journées cinématographiques Dionysiennes ici

dimanche 13 décembre 2020

Le Labyrinthe d’herbes de Shûji Terayama



Le domaine de la porte noire

 

L’édition en Bluray de Sans soleil de Chris Marker par Potemkine (voir ici) est un évènement, et même un double évènement puisqu’elle recèle parmi les bonus la première édition française d’un film de Shûji Terayama : Le Labyrinthe d’herbes (1978), un des récits de Collections privées qui réunissait également des films de Walerian Borowczyk et Just Jaeckin.

Après les images d’une mer au ciel violet, la voix d’une femme :

« Ceci est l’histoire d’un homme à la recherche d’une chanson d’enfance. »

La voix de la narration française est celle de Florence Delay et l’adapteur du texte japonais un certain Boris Villeneuve qui n’est autre que Chris Marker. Ainsi, deux ans avant Sans soleil, Le Labyrinthe d’Herbes est la première lettre envoyée par Sandor Krasna à sa correspondante. Une lettre qui déjà venait du Japon, depuis les plis du temps. La comptine fantôme est la quête d’Akira, un jeune homme à la recherche de ses origines. Terayama adapte un récit de Kyoka Izumi, maître du fantastique japonais dont Seijun Suzuki tira le film Brumes de chaleur* (1981). Les deux films ont d’ailleurs bien des points communs par leur théâtralité, leurs macabres panneaux peints (chez Terayama par le mangaka Kazuichi Hanawa) et leurs femmes doubles et mêmes triples. La femme miroir chez Terayama est bien entendu la mère. C’est elle que recherche Akira dans son propre passé, en suivant le fil d’Ariane de la comptine. Dans L’Intendant Sansho de Mizoguchi, la mère compose également une chanson en espérant qu’elle traversera le pays et que le destin la fera entendre à ses enfants. Y a-t-il une tradition japonaise des chansons messagères ?

Comme dans Cache-cache pastoral où le cinéaste revient dans la région de son enfance sous l’apparence d’un écolier fantôme au visage fardé de blanc, deux Akira ne cessent de se croiser : un adolescent d’une quinzaine d’année et un jeune homme qui doit en avoir entre 25 et 27.




Il y a également deux femmes qui hantent son enfance : la première est sa mère qui comme toujours chez Terayama est une araignée possessive et séductrice, étouffant la sexualité de son fils et qui lui lance cette terrible malédiction :

« Tu seras mon fils pour l’éternité »

La seconde est une sauvageonne recluse dans une grange.

La mère raconte : « - Chez nous la légende veut que le jour du taureau, la femme de 20 ans qui n’a pas encore de mari, change de vêtement, prenne un bain, se lave les cheveux, se farde légèrement, et s’enferme dans une chambre bien close. Elle se met face au mur pour bien rassembler son âme et puis elle prie. Alors doit apparaître dans le miroir l’image de l’homme qui nous est destiné depuis notre vie antérieure. Mais pour cette femme-là, aucune image n’est apparue. Elle a attendu un an, deux ans, au bout de trois ans elle est devenue folle. Elle reste enfermée dans la grange. Quelquefois elle sort au clair de lune à la recherche d’un homme.

-Et si elle sort pour moi ? demande Akira. Et si elle veut encore m’entraîner.

-N’ais pas peur, ta mère est près de toi. » 




Et pour le soustraire à la tentation, elle le ligote à un arbre et trace au pinceau, sur son visage et ses vêtements, une formule magique qui n’est autre que les paroles de la comptine. Ainsi cet air mystérieux n’aurait jamais été chanté mais Akira en garderait le souvenir marqué à même la peau.

Boule qui roule comme la lune

Boule très douce comme ma mère

Mon premier est une boîte

Mon second du fil rouge

Mon troisième une robe de fête à larges manches

Le tout pour O-Haru qui est peut-être morte

Mais je ne sais pas où.

Le garçon est comme Hoïchi sans oreille dans Kwaidan de Masaki Kobayashi, ce moine joueur de biwa auquel les spectres de samouraïs demandent de chanter la grande bataille navale qui provoqua leur mort.



Des démons viennent chuchoter aux oreilles d’Akira et lui racontent une toute autre histoire.

La sauvageonne aurait été une domestique soi-disant nymphomane, séquestrée par une mère cruelle, violée par le mari et enfermée dans la grange depuis dix ans. Le mari, le père d’Akira est cet officier de marine disparu, dont la tenue militaire blanche est suspendue comme un spectre dans la maison.

La sauvageonne est-elle un spectre ? N’est-elle pas aussi l’autre mère que recherche Akira, guidé par la comptine ?

A travers le temps, dans cette dimension mélancolique qui résonne de plaintes d’amours spectrales, c’est un jeu de cache-cache entre les fils et les mères, les amants et les maîtresses.

« Akira retourne au domaine de la porte noire, sa maison d’enfance. »

Au bout du labyrinthe, une image d’enfance oubliée l’attend, image impossible et incestueuse où le temps semble s’être replié sur lui-même.



 *Brumes de chaleur fait partie de la Trilogie Taishô de Seijun Suzuki, avec Mélodie Tzigane et Yumeji, éditée par Eurozoom.

mercredi 30 décembre 2015

Hans Buruma, le Hollandais qui disparut à l’intérieur d’une pièce de Shuji Terayama


Shuji Terayama raconte.
Après une représentation, je suis allé dans le hall du théâtre où m’attendait une Hollandaise entre deux âges. Elle me demanda poliment : « Qu’est-il advenu d’Hans Buruma, mon mari ? » Je lui ai répondu : « Qui est Hans. » « Hans Buruma, mon mari ! » répondit-elle. Elle m’expliqua qu’Hans Buruma était en charge de la distribution du courrier à la poste centrale d’Amsterdam. Trois ans auparavant, il était allé voir Hérétiques (Jashumon).  Ma troupe avait été invitée à jouer cette pièce au Mickery Theater. Juste après le début de la représentation, deux hommes masqués de noir ont bondit dans le public, ont attrapé son mari et l’ont tiré sur scène. Une fois sur scène, Hans a été costumé et, avant qu’il ne s’en rende compte, est devenu un des personnages de Hérétiques. Au moins deux fois au cours de la pièce, elle a vu son mari rejoindre les autres acteurs qui tiraient des cordes. Il avait l’air de prendre beaucoup de plaisir. Mais quand la pièce a été finie, Hans n’est jamais retourné à son siège dans le public. Sa femme a attendu deux heures mais quand elle est allée dans les loges, tous les membres de la troupe avaient déjà rejoint l’hôtel. Cette nuit, Hans n’est pas rentré chez lui. Deux nuits plus tard, il n’était toujours pas revenu. Ensuite, la compagnie a quitté la Hollande pour l’Allemagne de l’ouest. Elle a pensé qu’il avait rejoint la troupe qui l’avait engagé pour ses talents d’acteur. Elle a pensé « mon mari fait partie de la pièce. » Maintenant, alors que trois ans avaient passés, elle me suppliait : «  S’il vous plait, rendez-moi mon mari. » j’ai dû lui avouer que je n’avais jamais entendu parler de cette histoire. NI moi ni personne dans la troupe ne connaissions un Hollandais d’âge mûr nommé Hans Buruma. Il n’y avait aucune preuve indiquant qu’une telle personne avait été avec nous les trois dernières années. Quand je lui ai dit que je ne le connaissais pas, elle était au bord des larmes. « Alors où peut bien être Hans ? » a-t-elle demandé. Il y a trois ans, un Hollandais d’âge mûr, travaillant à la poste centrale, s’était évaporé à l’intérieur de notre pièce. Dans ce cas précis, nous ne pouvons plus distinguer où s’arrête la pièce et où la réalité commence.
Les phrases « Hans a disparu à l’intérieur de la pièce » et « Hans a disparu pendant la pièce » sont virtuellement synonymes.


Extrait de The Labyrinth and the Dead Sea : My Theatre (1976) de Shuji Terayama, d’après la traduction de Carol Fisher Sorgenfrei in Unspeakable Acts – The Avant-Garde Theatre of Terayama and Postwar Japan (University of Hawai’i Press, 2005)

mercredi 11 mars 2015

Akaji Maro, J'irai comme un chameau fou



En novembre 2014, la compagnie butô le Dairakudakan (« le grand vaisseau du chameau ») était venue présenter Symphonie M à la Maison de la culture du Japon à Paris. Dans ce voyage sidérant au pays des morts, on croisait de séduisantes Ménades et des hommes en noir aux gestes d’insectes, comme échappés d’un manga de Suehiro Maruo. Maître de cet univers : le charismatique chorégraphe Akaji Maro tout à tour diva en robe blanche et perruque étoilée, fillette folle ou vielle femme obscène. A 71 ans, Maro se produit encore presque nu, le corps recouvert de peinture blanche comme les maîtres Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno.  Si Maro est une star internationale de la danse, pour les Japonais il est aussi une figure familière du cinéma et de la télévision où son physique de pirate burlesque fait merveille. Second rôle d’une multitude de films et de dramas, on peut le voir chez Sono Sion, Takeshi Kitano, Naomi Kawase et même chez Tarantino dans Kill Bill Vol.1.  Si Maro est une figure culte, c’est aussi comme acteur privilégié des mouvements d’avant-garde des années 1960. Pendant sa tumultueuse jeunesse, Maro a croisé le butô sombre et primitif du pionnier Tatsumi Hijikata, le kabuki situationniste de Juro Kara et le cinéma révolutionnaire de Nagisa Oshima. Dans cette résurgence du  monde flottant d’Edo, les artistes étaient encore des figures scandaleuses et marginales, se donnant des allures de monstres pour attaquer une société injuste. Encore aujourd’hui, c’est ce souffle libertaire qui traverse les spectacles d’Akaji Maro.

Quel personnage interprétez-vous dans Symphonie M ?
C’est moi-même. Je passe du bébé au vieillard, parce que le corps contient une sorte de symphonie. Ce mélange d’anarchie et de mélancolie peut être un peu déroutant pour le public mais je le laisse juger. C’est le regard des autres qui forme ma présence sur scène. Le public me cuisine comme il le veut.

Vous portez également une robe.
La féminité fait partie de moi. Ça reflète l’admiration que j’ai pour ma mère. C’était une femme qui adorait la littérature mais qui n’avait pas d’aptitude sociale. Après la mort de mon père à la guerre, elle a sombré dans la folie. Je n’en ai pas été témoin et donc j’essaye d’imaginer ce qu’a pu être sa fin. Il me reste quelques photos d’elle et quand je me travestis, j’ai l’impression de lui ressembler. J’ai l’angoisse de devenir fou comme elle et j’essaye d’exorciser ce destin possible en le représentant sur scène.



Vous ressemblez parfois à une poupée manipulée par d’inquiétants hommes en noir.
Ils ressemblent à des croque-morts, comme dans le film Departure sur les hommes qui maquillent les cadavres. Ils peuvent aussi évoquer des serviteurs, mais en même temps, ce sont eux qui me dominent. Je deviens alors une petite fille persécutée. Le masochisme est au centre de la pièce et c’est d’ailleurs une des racines du butô. Sans rien y pouvoir, le corps reçoit des choses extérieures comme la maladie, le temps, l’air pur ou l’air pollué. On a beau ne pas vouloir subir les radiations, on est bien obligé de respirer. Ce n’est pas en tordant la bouche et en respirant de travers qu’on peut les éviter. On peut porter un masque mais c’est un choix absurde puisque les radiations entrent de toute façon dans notre organisme. En tous cas, notre corps contient une énorme symphonie chaotique et mon butô consiste à l’extérioriser

Vos danseurs sont divisés en deux par une corde rouge, l’effet est très graphique.
J’aime bien leur profil souligné par la corde rouge. On voit une personne parce que la corde dessine une forme. Un peu comme dans certains tableaux de Magritte où le contraste avec l’extérieur permet de distinguer la figure. Le fard blanc qui couvre le corps des danseurs dessine aussi une forme, comme une statue. On peut penser aux sculptures grecques, à celles de la Renaissance ou aux personnages habillés et recouvert de plâtre de George Segal. Le maquillage blanc immobilise le corps et arrête le temps.

Symphonie M s’inspire du livre des morts tibétain, c’est donc un voyage initiatique.
Oui. Le livre des morts tibétain retrace le chemin vers l’éveil. Il aide à sortir du karma de la réincarnation pour devenir vraiment le vide, le rien et disparaître. C’est un peu comme un manuel divisé en 49 jours. Paradoxalement, c’est une accumulation d’expériences que personne n’a pu raconter. Le livre rassemble probablement les témoignages de moines qui, à force de jeûner et de méditer, sont entrés dans une sorte d’état de mort. Lorsqu’on jeûne, au bout de deux jours, on est la proie d’illusions : on se fait attaquer par de la nourriture ou par des femmes séduisantes. On traverse des forets où volent des boules lumineuses colorées et à la fin on se décompose dans la lumière blanche. C’est comme ça qu’on atteint l’éveil. Mais moi, comme j’ai l’esprit espiègle, même dans la lumière blanche, je résiste et je deviens une vieille folle obsédée qui retire sa robe. Je ne cherche pas d’éveil religieux dans mon art. Il faut se laisser attirer par les boules lumineuses colorées, pour devenir un bon artiste. Se laisser séduire et recevoir des coups est enrichissant.



Comment entre-t-on au Dairakudakan ?
Il n’y a pas de critère : je considère que tout le monde possède un talent. C’est ma magie, ma sorcellerie. Depuis 40 ans, je ne refuse personne et je ne courre jamais derrière ceux qui partent. Les danseurs qui découvrent des notions ou des paroles qui se transforment en mouvement restent dans la compagnie. Certains deviennent des saints, c’est à dire des cons, mais les intelligents ont tendance à se détruire et à perdre le nord. Il n’arrive plus à comprendre ce qu’ils font et je trouve ça très bien. Il faut se débarrasser de la logique. Je leur demande de devenir un cheval mais c’est leur propre cheval qu’ils doivent trouver. Je leur demande de danser une rivière. Certains représentent des vagues et d’autres restent simplement assis et regardent la rivière. Il suffit d’un an pour avoir un certain niveau. Après, ils doivent développer une danse personnelle. Par exemple, cette expression classique du butô où la bouche ouverte ressemble à une cave sombre, il faut 5 ans pour l’acquérir.

Le butô est une danse assez dérangeante, parfois cauchemardesque.
C’est l’écrivain Haniya Yutaka qui a inventé le terme Ankoku Butô qui veut dire « la danse des ténèbres ». Tatsumi Hijikata a ramené d’Akita, son pays natal, la gestuelle des paysans pauvres, affamés, courbés comme des handicapés, ou mentalement arriérés. Hijikata a montré ça sur scène avec ses costumes en tissus usés et rapiécés. La société japonaise avait alors honte de cette paysannerie misérable et archaïque. Dans les années 1960, aimer la laideur avait vraiment un sens. Hijikata était l’idole de personnalités d’avant-garde comme Ishihara Shintaro, qui n’était pas encore un politicien de droite, Mishima, ou Tatsuhiko Shibusawa, le traducteur de Sade et de Bataille. Il incarnait pour eux l’artiste qui renversait les valeurs de la société. En 1959, il avait par exemple adapté Couleurs interdites de Mishima dont le sujet était l’homosexualité. L’époque était pleine de tabous et de répression et Hijikata a jeté son corps là-dedans.

Quel a été votre parcours dans le Tokyo des années 1960 ?
J’ai grandi dans la province de Nara et je suis monté à Tokyo en 1961. A cause des mouvements de protestation contre le traité de sécurité avec les USA, les universités étaient fermées et j’ai commencé à faire du théâtre. En fait, je traînais surtout à Shinjuku qui était pour moi un endroit sacré : l’université de la vie et de la société. Je passais le plus clair de mon temps au café Fugatsudo où se retrouvaient les artistes mais aussi les arnaqueurs, les traine-savates et les petits yakuzas. Le café coutait 70 yens et on pouvait rester toute la journée à écouter de la chanson française. Je ne foutais rien : j’essayais de me faire payer des clopes ou un café et le soir je dormais chez les uns et les autres. Un jour, j’ai été approché par Juro Kara, le metteur en scène de théâtre d’avant-garde. Il portait un costard, ce qui était bizarre parce qu’il était assez pauvre, et avait une très belle voix un peu efféminée. J’ai intégré sa troupe et au bout de 5 ans nous avons présenté nos spectacles sous un chapiteau rouge, dans le jardin du temple Hanazono à Shinjuku. Kara était devenu une figure très populaire. On avait monté une pièce sur un révolutionnaire du XIXe siècle en parallèle avec les émeutes étudiantes qui embrasaient le quartier. En 1969, Nagisa Oshima qui préparait Le Journal d’un voleur de Shinjuku a décidé d’inclure la pièce dans le film avec dans le rôle principal Tadanori Yokoo, le peintre pop.

Comment êtes-vous passé du théâtre de Juro Kara au butô d’Hijikata ?
En fait, j’ai rencontré Hijikata en même temps que Kara. Je pouvais dormir dans le studio d’Hijikata ce qui a réglé mes problèmes de logement. En revanche j’étais obligé de tourner avec le Kimpun Show, sa troupe de cabaret. Je ne savais pas danser mais il suffisait de s’huiler le corps en doré et de bouger avec la musique. Je mimais la boxe, ce qui était la seule chose que je savais faire. Pendant 3 ans, j’ai tourné dans tout le Japon. Ces spectacles de cabaret, qui rapportaient des fortunes,  permettaient à Hijikata de financer ses pièces d’avant-garde. A cette époque, il était fatigué des institutions chorégraphiques et avec Kara on essayait de s’éloigner du théâtre moderne japonais d’avant-guerre. Même si nos disciplines étaient différentes, Hijikata nous stimulait énormément. Une fois par semaine, il organisait des soirées arrosées, où se retrouvaient les intellectuels de l’époque. Je faisais alors le service et servais à boire à Mishima. Celui-ci me tripotait en disant : « Tu as un joli corps, dis donc. » Je ne savais rien de l’homosexualité, j’étais très innocent. Comme je protestais, Hijikata me disait : « Allons Maro, laisse Mishima te toucher un peu… »

Vous connaissiez également le dramaturge Shuji Terayama.
Terayama était déjà une star à l’époque. Il était surtout essayiste et poète. Un jour, il a commencé à faire du théâtre en créant sa compagnie, le Tenjo Sajiki, et ça nous a beaucoup énervés. On se faisait la guerre entre compagnies théâtrales mais on ignorait alors que Kara adorait Terayama et lui envoyait même certaines pièces à corriger.


Vous en êtes même venu aux mains avec lui ?
Terayama nous a fait une mauvaise blague. Après une représentation, pour nous féliciter, il nous a envoyé des fleurs funéraires. Comme on jouait à Shibuya où était aussi son théâtre, on a décidé de lui rendre visite. On a donc débarqué à 20, très sales, avec nos costumes et maquillages de scène. Au départ, on voulait juste le saluer de façon ironique mais ça a dégénéré en bagarre de rue avec le Tenjo Sajiki. A un moment, je me suis retrouvé nez à nez avec Terayama et j’étais prêt à lui mettre mon poing dans la figure. Mais il est devenu comme un enfant et il m’a regardé avec des yeux tous mignons. Il faisait lui-même de la boxe mais il était très malin et il a réussi à m’attendrir. On s’est tous retrouvés au poste mais j’étais encore énervé parce que les autres prisonniers étaient très excités d’avoir Terayama parmi eux et personne ne faisait attention à nous. Après sa mort, j’ai joué souvent une de ses pièces, La Marie-Vison, avec son amie intime, la célèbre Akihiro Miwa. Je joue l’autre Marie, celle du revers. Miwa m’a dit qu’elle ne peut pas imaginer quelqu’un d’autre que moi dans le rôle.

Quand avez-vous monté votre propre compagnie ?
Je me suis séparé de la troupe de Kara en 1971, lorsque j’ai été engagé par Kô Nakahira pour jouer le rôle principal du peintre Kinzô dans Chimimoryo – une âme aux diables. Kara jouait au cinéma dans des films indépendants comme Les Anges violés de Wakamatsu mais Nakahira était une star de la Nikkatsu. C’étaient deux mondes différents et Kara a dû en concevoir un peu de jalousie. Après le tournage, j’ai quitté la compagnie de Kara et j’ai traversé une sorte de crise existentielle. Comme Rimbaud qui avait arrêté la poésie pour devenir trafiquant, j’ai essayé de vendre du riz et de l’ivoire, mais ça n’a pas marché. Tout le monde m’incitait à revenir au théâtre. Mais écrire des textes et les apprendre, c’est chiant tout de même. C’est plus facile de faire des grimaces à poil. J’ai donc monté une compagnie de danse butô. Quelques fans m’attendaient et mes délires ont provoqué une sorte d’engouement. On se couvrait le corps d’argile, on marchait comme des zombies, et le public était bouche bée. Les critiques étaient enthousiastes, surtout les amateurs d’art qui ont vu dans mes spectacles un nouveau mouvement. Je n’avais pas vraiment intellectualisé ma danse mais il fallait que j’invente une méthode. J’ai alors commencé à rester debout, sans rien dire, en laissant les spectateurs interpréter mes expressions. Et ça dure depuis 40 ans.

Entretien réalisé par Stéphane du Mesnildot, à Paris, le 26 novembre 2013
Un grand merci à Aya Soejima de la Maison de la culture du Japon à Paris pour son aide et sa traduction.
Texte Paru dans Chro n°7. Juin 2014.

Photo d'ouverture :  Araki.
Les autres photos : Junichi Matsuda





jeudi 23 mars 2023

The Sea of Genkai de Juro Kara

A new springtime of Yakuza 2 : Angura Yakuza



Trois « gumi » se partageaient l’angura (underground) japonais des années 60 et 70 : le Tenjo-sajiki de Shuji Terayama, la troupe d’ Ankoku Butô de Tatsumi Hijikata et le Jokyo Gekijo ou Théâtre des situations de Juro Kara. Terayama plongeait dans la psychanalyse et les univers forains, Hijikata tirait de son enfance paysanne des créatures archaïques et contrefaites, quant à Juro Kara, son underground était violent, sale et débraillé et remontait au kabuki. Kara, qui apparaît dans les films d’Oshima (Le Journal d’un voleur de Shinjuku) et de Wakamatsu (Les Anges violés), donnait ses spectacles hallucinés sous une tente rouge dans les jardins du temple Hanazono de Shinjuku.



The Sea of Genkai (Genkai-nada, 1975) est le seul film qu’il a réalisé, en association avec la compagnie de cinéma indépendant ATG. Ses personnages sont des yakuzas et on retrouve trois acteurs iconiques de la Nikkatsu et la Toei : Noboru Ando, Jo Shishido et Bim Amatsu. Un casting de prestige pour un film violent et sordide qui s’aventure dans des zones historiques troubles. Ando et Shishido sont deux yakuzas pratiquant le trafic de femmes coréennes sur la mer de Genkai, cette parcelle de mer séparant Fukuoka de Busan.



Un flashback nous apprend que pendant la guerre, se faisant passer pour des militaires, les deux hommes hantaient les quartiers pauvres de Busan pour violer des coréennes. 30 ans plus tard, convoyant une cargaison pour les bordels de Tokyo, Kondo (Ando) voit réapparaître la réplique d’une femme qu’il a tué avant de violer son cadavre. 



Il faut imaginer le parcours de Noboru Ando, vrai yakuza tendance gurentai (gangster à l’américaine) dans les années 50,  qui après la dissolution de son clan (voir ici), sa belle gueule de voyou aidant, est devenu une star des films de yakuza, dont certains racontent sa vie et même ses « exploits » sexuels.


Comment cet homme s’est-il retrouvé dans une telle production, et s’est investi à ce point dans un rôle qui reste le plus noir de sa carrière. On pourrait dire la même chose de Jo Shishido, star de la Nikkatsu (La Marque du tueur), même si ses rôles dans les films avant-gardistes de Seijun Suzuki laissaient transparaitre une certaine folie. Dans The Sea of Genkai, il est un yakuza, lui-aussi violeur et maquereau, particulièrement abject, et coiffé d’une comique queue de cheval.
 



Le soleil noir du film est cependant Ri Reisen, la femme de Juro Kara (voir ici), star du Jokyo Gekijo disparue le 22 juin 2022. Il est évident qu’une grande part de Sea of Genkai lui est dû car Ri Reisen était une coréenne de la seconde génération. « Ma nationalité est japonaise. Je suis née et j'ai grandie au Japon, il m'est donc difficile de vivre en Corée du Sud. Si je veux bénéficier d'une assurance, je dois vivre au Japon. Mais je n'ai pas donné mon cœur au Japon. Le sang est comme ça » C’est justement le sang qui bouillonne dans The Sea of Genkai. Un sang noir qui attire irrésistiblement Lee Shunsen vers Kondo,  le yakuza interprété par Ando. La sinistre révélation, digne d’une tragédie antique, révèle qu’elle est sa propre fille, née de la femme qu’il avait violée 30 ans auparavant.  



Ce type de personnage, issu d’une lignée maudite, tourmenté par des démons incestueux, est typique de l’angura, et on les retrouve chez Shuji Terayama. Ri Reisen, prodigieuse actrice, fait de cette coréenne une figure tragique revivant le même viol de génération en génération. En une véritable opération chamanique, elle extirpe de son corps de femme japonaise cette femme coréenne et revient à ses origines par une anamnèse violente et sanglante.



Sea of Genkai, est agité, souvent obscur (le gardien d’entrepôt et sa femme momifiée) et un peu brouillon, mais fait preuve d’une énergie et d’une absolue sincérité. Où se situe les yakuzas pour Juro Kara ? Pas dans le romantisme ninkyo ni dans la mélancolie sauvage de Fukasaku, mais au niveau des pissotières. Un jeune voyou rampe dans la pisse, lèche ses doigts, et se défini comme un « Yapou », le bétail humain du roman de Shozo Numa. Moins qu’un homme donc. Des vies dont on dispose qu’on jette après usage. Leur seule progéniture : des filles nées de femmes mortes, et encore, il faut qu’ils les violent une nouvelle fois pour atteindre le cœur du mal.




vendredi 13 mars 2015

David Bowie is... japanese

C’est plus qu’une coïncidence mais un fait : mes amis qui aiment la culture japonaise sont tous fans de David Bowie. Les raisons sont évidentes, à commencer par l’attachement de Bowie lui-même au Japon, des fabuleux costumes créés par Kansai Yamamoto pour le Aladdin Sane Tour à son interprétation du Major Jack Celliers dans Furyo de Nagisa Oshima. Certaines connexions sont plus souterraines, ainsi Masayoshi Sukita, l’un des photographes attitrés de Bowie (de la période Ziggy Stardust à la pochette de Heroes) est aussi le chef opérateur de Jetons les livres et sortons dans la rue de Shuji Terayama.  Avant Furyo où le Japon de Riyuchi Sakamoto et la Grande-Bretagne de David Bowie se regardaient, la rencontre avait déjà eu lieu entre le cinéma électrique, fardé et teinté de rose de Terayama et le glam rock anglais.
Le hasard est toujours objectif.
Voici comment Shuji Terayama décrivait Masayoshi Sukita dans Zoom n°45, juillet 1977
«  C’est un homme galant et moustachu.
Une fleur à la bouche lui irait bien.
S’il a avale de la salade en mettant un disque des Rolling Stones, c’est qu’une atmosphère facile et frivole flotte autour de lui. Mais cela n’est qu’un «masque» pour survivre dans le monde de la photo, gouverné par le système marchand. En réalité, rien de cela ne l’abuse.
Il a souvent photographié des musiciens du monde entier. Mais il a toujours tiré de ces portraits, non seulement la beauté du sujet, mais encore les aspects vénéneux cachés derrière les expressions.
Les personnages étranges qui, dans ses films publicitaires, disparaissent en un clin d’œil en en laissant derrière eux que leurs costumes, ou bien encore ceux dont les visages deviennent invisibles, cachés par des oiseaux, voilà ce qui montre assez ce qui l’incline vers le surréalisme.
Il s’est chargé des prises de vues de mon film Jetons les livres, sortons dans la rue. Ses images comportent quelque chose de rarement vu dans le cinéma japonais. Dans la scène de football, on a lancé la caméra à la place du ballon, et on a joué le match. Dans la scène d’amour, l’actrice caressait la caméra.
Notre équipe était étonnée par ses tentatives d’introduire la caméra à l’intérieur du drame, par son désir de faire participer la caméra elle-aussi à la scène, au lieu de la cantonner à son rôle d’observateur.

Si les photographes essaient de saisir le monde invisible à nos yeux - le monde imaginaire - Sukita serait vraisemblablement celui qui s’ingénierait à être parmi les premiers. »





D'autres images de David Bowie par Masayoshi Sukita ici


vendredi 15 avril 2016

Encore une histoire de fantômes à Golden Gai

Ce bar de Golden Gai, je n’y suis allé qu’une fois, en janvier 2012, la veille de mon retour à Paris. Il ne se trouvait pas dans les cinq rues parallèles, mais dans celle, transversale, qui débouche sur un parking. Comme d’habitude, j’y étais entré par hasard et seul, ce qui pour moi est toujours la meilleure façon d’explorer cette ruche de 200 échoppes agglutinées dans une superficie que je ne suis toujours pas arrivé à mesurer. 

Le dimanche, la moitié des bars sont éteints, les Américains ont disparus et le quartier retrouve quelque chose de ténébreux et clandestin. Je pense parfois que ces bars qui m’apparaissent fermés sont en réalité ouverts mais pas pour moi : pour un peuple invisible, les fantômes de Golden Gai, buvant l’alcool fantôme que leur servent des mama-san fantômes, écoutant des disques fantômes, caressant les chats qui eux n’ont pas besoin d’être des fantômes pour habiter les deux mondes. Un moment d’étourderie, une porte laissée ouverte alors qu’elle ne le devrait pas et on peut basculer dans ce Golden Gai fantôme et ne plus trouver la sortie. On y verrait peut-être Hans Buruma, ce spectateur hollandais qui a disparu à l’intérieur d’une pièce de Terayama (voir ici). 

Cette nuit-là, c’était comme si le temps était rayé. Il y a eu d’abord cette jolie jeune femme en kimono que je rencontrais à l’Albatross, puis dans deux autres bars, son verre de saké déjà devant elle, et me souriant malicieusement. Comment faisait-elle pour me précéder, alors que je la laissais derrière moi et ne faisais que traverser une ruelle ? Et si j’avais fait le chemin inverse, l’aurai-je retrouvé dans chacun des bars ? Mais les yokaïs sont susceptibles et qui essaye de les prendre au piège de leurs espiègleries s’attire immanquablement leur colère.

Au Baltimore, je faisais une autre rencontre : une fille qui guidait un salaryman de province dans Kabukicho, et qui, ne pouvant entrer dans les bars à hôtesses, attendait là son appel. Au bout d’un moment, nous avons réalisés que nous nous étions rencontrés deux ans auparavant, au même endroit sans doute. Sans que l’on sache très bien pourquoi, cette découverte nous laissa un moment interloqué.  Elle s’en alla retrouver le salaryman de province et je poursuivais ma nuit au bar Hécate, dont le nom me fascine puisqu’il est bel et bien inspiré du film de Daniel Schmid. Oublié chez nous, Hécate maîtresse de la nuit a connu un certain succès au Japon, et je m’amuse parfois à imaginer d’autres bars qui se nommeraient La Paloma, L'Ombre des anges, Visage écrit ou Le Baiser de Tosca… Là, une autre femme en kimono : la mama-san qui semblait sortir de Quand une femme monte l’escalier de Naruse. 


La barmaid, avec sa coiffure à la Françoise Hardy me semblait familière, et pour cause nous nous étions déjà rencontrés… deux ans auparavant. Je m’amusais à imaginer, qu’envoûté par le jolie yokaï, je vivais le remake d’une autre nuit, vieille de deux ans et rencontrais les mêmes personnes dans le même ordre. Il faut dire que les veilles de retour en France sont toujours particulières et on aurait envie, plus que jamais, de ne jamais voir le bout de la nuit. Alors pourquoi ne pas être pris dans une boucle pendant quelques heures, quelques jours, quelques années ?

La nuit malgré tout avançait et je poussais la porte du dernier bar. Je n’y étais jamais allé, m’arrêtant généralement au Darling et ne poussant pas jusqu’à l’angle de la rue. L’intérieur était coquet, avec son canapé rouge, ses napperons, son miroir au cadre doré, et sa barmaid toute en dentelles blanches qui dormait sur le comptoir, le front contre le bras. J’avais l’impression d’entrer à l’intérieur d’un conte. La princesse était en fait passablement soule. Une fois réveillée, nous avons parlé de Terayama puisque le bar, qui lui était dédié, était aussi le repaire de troupes représentant ses pièces. 
D’une étagère, elle a sorti un livre : le catalogue du musée Terayama à Aomori. « J’aimerai beaucoup vous l’offrir » m’a-t-elle dit en me le tendant.
Elle m’a aussi dit : « Vous avez trouvé l’endroit où être heureux. »

Un peu vague, je suis sorti dans la lumière gris-bleu du petit matin de Golden Gai et suis rentré à l’hôtel.
Plusieurs fois, j’ai poussé la porte de ce bar mais la jeune barmaid avait disparue. A sa place, une autre femme en dentelle, toute aussi soule mais usée et moins accueillante. Je ne m’y attardais jamais.
Il y a trois jours, un incendie a ravagé une rue de Golden Gai, laissant les bars éventrés et les murs noirs de suie. J'ai reconnu le bar de cette nuit de janvier.

mercredi 28 septembre 2016

Shuji Terayama parle des Fruits de la passion



«La prochaine fois, je ferai un film que
je projetterai sur vos visages».
Shuji Terayama (1972)


Qu'est-ce que le sexe pour vous, Shuji Terayama ? Vous inscrivez-vous dans cette tradition japonaise à laquelle nous devons les plus belles manifestations érotiques de l'art universel ? Ou, sollicité par l'Occident, est-ce l'héritage de Georges Bataille que vous entendez recueillir dans Les Fruits de la passion ?
Laissons de côté cette immense question que soulève Bataille. Cela nous conduirait à parler trop longuement de la tradition occidentale de l'érotisme. Pour moi, le sexe est un mode de communication, une forme de jeu, une méthode pour organiser le hasard des rencontres et dévoiler l'être le plus obscur. C'est un des rares paris qui n'ait pas nécessaire- ment l'argent pour enjeu. C'est aussi ce qui s'oppose radicalement à la science ou au sport : l'érotisme n'existe que dans l'imaginaire.

Quelle réponse énigmatique, l'imaginaire ! Disons très simplement que dans l'iconographie des Fruits de la passion, vous conjuguez les signes érotiques de l'Orient et de l'Occident.
Je ne ressens pas, pour ma part, cette dichotomie de l'Orient et de l'Occident. Leur interpénétration stimule mon érotisme bien davantage que les estampes d'Utamaro ou de Hokusai, par exemple. Je me suis efforcé de créer un mode de représentation qui me soit propre. A vous de décider si je suis davantage dépendant des codes réputés japonais ou occidentaux. Dans Les Fruits de la passion, l'érotisme est associé à l'incomplétude ou à la maladie. Voyez les pensionnaires de la maison de fleurs : l'une est mythomane, la seconde est autistique, une troisième est phtisique...

Ces multiples représentations d'un «manque» composent-elles, ensemble, la psyché féminine ?
En tout cas, elles se complètent. Ce que l'une des pensionnaires n'a pas, l'autre l'a. Elles cohabitent parce qu'elles sont les effigies d'un monde où tout a valeur d'échange, le sexe comme l'argent, les objets comme les symboles. C'est ce que O comprend à la fin du film : peut-être peut-elle commencer à vivre dès lors qu'elle n'est plus soumise aux lois de l'échange.

Dans le décor de la maison de fleurs, vous avez placé des compositions monochromes qui nous paraissent renvoyer à un imaginaire spécifiquement cinématographique. Etait-ce une façon de désigner, ou de dénoncer, l'illusion que vous instituez ? Qu'attendez-vous des techniques du collage ?
Depuis l'enfance, je suis attiré par Lautréamont, par les rencontres inattendues qu'il suscitait en rapprochant des éléments parfaitement hétérogènes, tels qu'un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection. Sawako Goda et moi-même nous sommes; inspirés de vieilles photos pour peindre des panneaux que nous avons intégrés dans le décor en fonction des personnages qui les côtoieraient.

La figure de la Mère, récurrente dans votre œuvre passée, est ici supplantée par celle du Père. Dans le fantasme de O, le Père dessine une prison en traçant autour de l'enfant un carré de craie. Byakuran, une des prostituées, retrouve sous les traits d'un client le père qui exigeait d'elle toute sorte... de chienneries !
Notre monde contemporain est placé sous le signe de cette absence. Qu'il s'agisse de politique, de religion ou d'érotisme, nous sommes tous à la recherche du père absent. O bien sûr, mais les révolutionnaires aussi, qui attendent de Sir Stephen qu'il soit leur protecteur.

Mais par rapport à l'univers d'échanges que symbolise la maison de fleurs, quelle place assignez-vous donc à la Révolution ?
Mes révolutionnaires ne sont que les clowns de cet univers. Ils ne savent pas encore que la Révolution politique n'est qu'un aspect de la Révolution. Ils ne voient que la réalité matérielle, là où les filles, enfermées dans leur subjectivité, ne connaissent, elles, que ce qu'elles ressentent. Le monde des prostituées est traité en couleurs, celui des émeutiers est monochrome, du moins au début du film. C'est le jeune garçon qui fait la liaison entre les deux mondes. Lorsqu'il pénètre dans celui de O, le film devient entièrement en couleurs. Nous parlons de «clowns», mais n'oubliez pas que ces clowns ont bien souvent contribué à changer le cours de l'histoire. Sans leur révolte, sans la «folie» de mes filles, l'humanité pourrait-elle progresser ?


(Dossier de presse, 1981)

lundi 23 mars 2015

Cache-cache pastoral de Shuji Terayama





Textes et interview tirés du dossier de presse original (1974).




Synopsis

Un garçon de quinze ans vit seul avec sa mère dans une vieille maison au pied du Mont de l'Effroi. Il étouffe. Il a envie de prendre le train, de s'en aller au loin, d'abandonner sa mère.
Quelquefois, il va bavarder avec son père défunt qui lui parle par la bouche d'une prêtresse du Mont de l'Effroi. Un jour, se mêlant aux gens d'un cirque installé dans le village, il fait la connaissance de la Femme-ballon. Il a de plus en plus envie de partir...
Le garçon porte une admiration inavouée à la jeune mariée de la maison voisine. Quand elle lui propose de s'enfuir avec elle. Au comble de la joie, il est prêt à faire n'importe quoi pour l'accompagner.

Là s'arrête le premier récit "autobiographique" du cinéaste.
En rentrant chez lui, l'auteur se trouve en présence de lui-même encore enfant, qui lui reproche d'avoir faussé, embelli son passé.
Il entreprend alors un voyage à travers son enfance afin de la modifier. Après sa rencontre avec l'enfant qu'il était, il songe à tuer sa mère, mais en se débarrassant de l'existence maternelle, pourra-t-il se libérer vraiment de son existence écoulée ?




Propos du réalisateur


Mon enfance. Les grandes parties de cache-cache... C'était à. moi de chercher les autres, et personne ne répondait plus a mes appels.
A la tombée du jour, les musiciens du cirque voisin, qui répétaient pour la représentation du lendemain, étaient partis se coucher. Et moi, le long d'un chemin désert, au fond de cette campagne où je suis né, je cherchais toujours mes petits camarades. Mais où est-ce qu'ils ont bien pu passer?
Une lumière filtrant aux fenêtres d'une maison. Du dehors, j'observe celui qui, dans la salle commune, sert à manger aux siens. Je reconnais, dans ce vénérable chef de famille, un des enfants partis se cacher au début du jeu. Tous les autres avaient également pris de l'âge. Ils avaient échappé à mes recherches. Ils me reléguaient dans mon enfance.
Si nous voulons nous libérer, liquider en nous toute l'histoire de l'humanité, et, autour de nous, celle de la société, il nous faut d'abord évacuer nos propres souvenirs. Mais alors, notre mémoire commence avec nous une partie de cache-cache et ne peut guère se livrer intégralement.

Dans ce film, où le personnage central entreprend une sorte de révision de son passé, je me suis proposé de retrouver avec lui son identité. Et par là notre identité a tous.

Shuji TERAYAMA




Interview de Shuji TERAYAMA

Enfant, vous avez été recueilli par un parent, propriétaire d'un cinéma, et vous avez découvert ainsi la magie de ce moyen d'expression. Quels sont les films qui vous ont alors, le plus marqué ?
Mon premier contact avec le cinéma, à cette époque, fut limité au son : c'est derrière l'écran que j'avais "ma petite place", ce qui, fait que j'étais privé de l'image - et ce qui explique peut-être l'importance que j'accorde à la bande-son, notamment dans "Jetons les livres..." 
De même, ma première œuvre d'auteur fut un drame radiophonique. Je vais ajouter, sans aucune modestie, qu'on me considérait comme "un génie de la radio" et que j'obtins plusieurs prix radiophoniques internationaux. Le premier vrai film, complet, qui m'impressionna fortement fut "Les Enfants du Paradis", et plus particulièrement la scène où Marcel Herrand tire un rideau et montre une scène d'amour, devenant l'auteur de cette même scène, qui semble être son œuvre...

Qu'est-ce qui vous a conduit, plus tard, à devenir critique de boxe ?
La boxe est une pièce de théâtre jouée silencieusement par deux hommes... C'est "En attendant Godot" - sans paroles... De plus, c'est très érotique. Dans mon enfance, j'ai pratiqué la boxe. Ne pouvant continuer, je suis devenu critique. La boxe montre que la force physique a tendance à perdre de son importance dans le monde culturel contemporain - Est-ce un tort - Est-ce un manque ? 



Comment est né "DEN'EN NI SHISU", le recueil de poèmes devenu plus tard "Cache-cache Pastoral" et pourquoi avez-vous voulu, plus tard encore, en faire un film ?
J'ai commencé à composer des poèmes alors que j'étais adolescent. A l'âge de 26 ans, j'ai décidé de renoncer à la poésie mais, avant d'arrêter, j'ai voulu écrire sur mon enfance et m'en tenir là. C'est ce qui est devenu "Cache-cache Pastoral"; le recueil de poèmes.
Il faut vous souvenir qu'après la guerre tout était ruine tout était à refaire "par les enfants" et qu'aussi, à partir du chaos, tout était admis. Moi, je voulais m'imposer une forme ; j'ai choisi le poème pour la rigueur du rythme... Par contre, après 1960 le Japon est devenu un pays asservi, encombré d'obligations et, quand le monde n'a plus de liberté, il faut, plus que jamais, trouver une forme d'expression libre...
Pourquoi, ensuite, un film ? Parce que je considérais que le recueil de poèmes ne traduisant plus ma vraie (?) enfance, était fabriqué. J'ai voulu décomposer ma mémoire, pour me libérer de mon enfance. Je ne pense pas que j'y ai réussi, puisque le cinéma, aussi impose ses règles. Je n'ai peut-être pas encore complètement "traduit" mon enfance, mais j'ai réussi à la "dire" différemment... Je voulais passer de l'intérieur à l'extérieur - pour rentrer ensuite dans l'intérieur. Le poème est, trop souvent, un monologue. Mais le cinéma risque de l'être aussi...
Il y a, bien sûr, de l'onirisme dans le film. Du surréalisme, je ne sais pas. Mais il est marqué par Lautréamont et "les Chants de Maldoror". De même, je suis influencé par Marcel Duchamp et le compositeur John Cage... Notre œil ne voit que la surface. Parfois, avec un couteau, je suis tenté de m'ouvrir l'œil pour voir l'autre monde qu'on ne peut pas voir. J'aime aussi le Luis Buñuel de la période du 'Chien Andalou".

Qu'est-ce qui vous a poussé à fonder un théâtre-laboratoire et à devenir metteur en scène de théâtre ?
Je voulais utiliser la poésie "avec du corps". Le théâtre c'est la poésie incarnée. J'ai donc, en 1965, fondé un théâtre-laboratoire, un théâtre qui mêle public et acteurs, qui descend dans la rue, qui va en province, qui s'attache à mélanger les éléments.

Quand vous avez abordé la mise en scène de cinéma vous aviez certainement des "maîtres" dans ce domaine. Lesquels ?
D'abord, dans mon enfance, il y a eu Luis Buñuel et "Le Chien Andalou". Mais ce ne sont pas des cinéastes qui m'ont donné l'impulsion... je ne crois pas... Cependant, j'apprécie beaucoup et j'ai sans doute été frappé par Glauber Rocha et "Antonio Das Mortes", Fellini et "Huit et Demi", Antonioni et "L'Éclipse".



Qu'est-ce qui vous frappe le plus dans la vie actuelle, rapport avec le cinéma ?
La vie actuelle est un mélange de réalité et de fictif. On ne voit pas toujours la frontière. On se trompe... Tout ce qu'on filme est fiction : on le sait. Dans la vie, on ne sait plus... Par exemple, au cinéma, si quelqu'un tire, il est considéré comme un héros. Si on fait ça Place Saint-Michel, on est un criminel... Au cinéma, on faisait semblant de faire l'amour ; maintenant, on fait l'amour. Peut-être qu'un jour, au cinéma, on tuera vraiment...Dans la vie réelle, on "fait du cinéma" souvent, on simule ou on est emporté...

Auriez-vous aimé vivre à une autre époque et sous une autre identité : lesquelles ?
J'aurais aimé naître au Moyen Age - et devenir Casanova.

Hors le Japon, dans quel pays aimeriez-vous vivre et travailler ? Pourquoi ?
N'importe où, à Paris, Borne, Londres ou New-York - à condition qu'il y ait des gens. Pas le désert !

Quels sont les grands hommes décédés que vous auriez aimé connaître ? Pourquoi ?
Si une nuit, je recevais chez moi, il y aurait Karl Marx, Jayne Mansfield, Lautréamont, Jack Dempsey, Léonard De Vinci, Billy the Kid et Benjamin Franklin...

Parmi nos contemporains, quels sont ceux que vous aimeriez rencontrer et pourquoi ?
Toutes les femmes qui s'intéressent à moi... Je plaisante... II y aurait Jorge Luis Borges - non, je ne suis pas sûr que j'aimerais le connaître, son œuvre me suffit.

Que croyez-vous être ? Que voudriez-vous être ?
Je crois être Shuji Terayama. Ma profession est Shuji Terayama. Ce que je voudrais être ? Shuji Terayama... Mais un être humain n'est pas un être figé : il est toujours en devenir. Et je veux appliquer la théorie du paradoxe: pour être humain aussi. Vous savez ? Pour attraper la tortue le lapin fait la moitié du chemin, la tortue aussi ; mais le lapin ne rattrape jamais la tortue.... L'être humain veut devenir quelqu'un, mais il fait son chemin, son désir se déforme, se déplace, donc, il n'y arrive jamais.




Avez-vous un axiome ?
"La vie n'est qu'adieux" : C'est un vieux proverbe chinois.

Si vous n'étiez pas auteur-réalisateur de films, de quelle manière aimeriez-vous participer au monde d'aujourd'hui ?
En étant un révolutionnaire - et pas un homme politique ! Les soi-disant révolutionnaires veulent fonder une nouvelle société et, trop souvent, ne deviennent que des hommes politiques. Les vrais entretiennent l'état de révolution. En un sens, Trotzky était un surréaliste.

Quels sont, selon vous, vos atouts et vos handicaps ?
Mes atouts ? Je n'ai pas de famille, je n'ai pas de santé, je n'ai pas d'argent. Mes handicaps ? Les mêmes choses.

Qu'est-ce qui l'emporte, chez vous, de l'instinct, de l'intelligence, ou de la sensibilité ?
Je pense que ces trois éléments forment un jus composé; ils ne peuvent être dissociés.

Quel est votre paysage idéal ?
La nuit, je suis obsédé par un paysage : j'ouvre une porte et je me trouve au sommet d'un rocher; devant moi, il y a la mer, vide... Ceci est un rêve. Mon vrai paysage idéal comporte une foule, celle d'un champ de courses, celle d'une fête. Je ne suis bien que là où il y a beaucoup de monde; là je peux être seul - en le choisissant, je peux me cacher, m'effacer.



Qu'est-ce qui vous rebute le plus chez les êtres et dans nos mœurs actuelles ?
Je n'aime pas les êtres qui se défendent contre les changements, l'évolution, qui figent leur vie et en font une nature morte. Dans nos mœurs, ce qui me rebute, c'est le "chez moi-isme", la tradition, la prudence, le conservatisme tel qu'il &e pratique au Japon où l'on se protège. Ainsi, le Parti Communiste japonais, ça n'est pas du communisme, c'est du conservatisme...

Où vous situez-vous aujourd'hui, par rapport à vos ambitions et vos rêves ?
J'ai - et je perds - des ambitions. Je me déplace...

De quoi vous réjouissez-vous ?
De me demander quelles nouvelles rencontres humaines m'attendent.

Quels sont vos projets cinématographiques ?
J'ai beaucoup d'idées. J'ai cinq projets de films, mais cherche encore le producteur... J'aime les faits-divers que publient les journaux, et j'y trouve souvent le thème de mes films. J'ai ainsi, en tête, plusieurs thèmes : la métamorphose, les murs qui tombent, révolution des enfants, un crime commis par un enfant, Jack l'Étrangleur, le rapport entre un enfant qui découvre une nouvelle comète et la disparition d'un Japonais moyen (peut-être devenu cette comète). J'ai aussi envie de réaliser un film en Europe.




Vos films sont chargés de symboles que l'on retrouve, de "Jetons les livres»»." à "Cache-cache pastoral". Il y a les rails les horloges, l'adolescent violé, la mère. Pouvez-vous nous en parler ?
Les rails sont, pour moi, une chose très triste : le bonheur pour les êtres, consiste à se rejoindre, or les rails ne se rejoignent jamais... Pour ce qui est des horloges, depuis mon enfance, j'étais conditionné par elles à travers la famille, la terre; aussi, je voulais condamner les horloges et avoir "mon heure à moi"... Quant à l'adolescent violé, il se peut qu'on puisse devenir adulte en violant mais, en ce qui me concerne, je ne pouvais qu'être violé. Mais dans le prochain film, peut-être, le garçon violera... Et la mère, la mère est comme la coquille de l'œuf ; pour que le poussin sorte, il faut la briser! Au Japon, le matriarcat est très puissant, le père a démissionné, il est souvent mort à la guerre. Bien sûr, ce n'est que ma conception, mais je crois que cela continue. Même dans la religion japonaise, il n'y a pas de dieu qui représente le père. En Occident, c'est l'élevage qui l'emporte, et c'est un principe paternel. Le Japon, lui, a été un pays d'agriculture, qui ressemble à la matrice maternelle. Parfois, au Japon, on appelle le corps maternel le "champ". Et "Cache-cache Pastoral" évoque la terre, 1a culture, les saisons, le renouveau, la floraison, la Mère...


Propos du machino



"Ah! qu'il est doux de se faire gonfler...", qu'elle disait, la Femme-ballon.
Oui, mais quel mal on a eu ! Le plus difficile, c'est pas l'enveloppe gonflable du sur mesure, quoi. Non,c'est plutôt de confectionner la robe qu'elle a dû mettre par-dessus, a cause de la censure. II fallait
pas qu'elle craque pendant l'extase...

   
Ô blanche main dont l'index impérieux nous guide sur le chemin de la vie... Tu parles! Pour la déplacer pendant le tournage, on a dû s'y mettre à deux* Et on n'est pas faiblards !



2 m 50 de long sur 1 m 50 de large, une boîte d'allumettes qui contient aussi des filles. Amours, délices, flammes...

 Pour avoir un beau bébé, il faut compter, disons...neuf mois. En plus, il vaut mieux être ce qu'on appelle une femme. Tandis que le nôtre, de bébé, un qu'on jette après usage, il a été fait, vite fait, très vite fait par un homme, un vrai. Vous savez bien, le décorateur...

Ça paraît pas, mais rassembler une dizaine d'horloges vieux modèle, c'est pas du tout évident. Surtout dans un coin aussi paumé.Forcément, vous savez bien que le Japon est un pays tout ce qu'il y a de moderne, comme qui dirait industrialisé, que là-bas c'est l'horloge électronique, à transistor et tout, qui s'est répandue jusqu'au fin fond de la province. Non mais c'est vrai..




Poème



s'il est un quartier
pour le bois ou le riz
pour la foi ou la mort
hirondelle où est celui
des vieilles mères a vendre

au cache-cache
de la vie je suis resté
celui qui cherche
qui n'en finit pas de chercher
dans le village en fête

jetées en flammes
dans l'eau trouble d'un torrent
les amaryllis
feront de leur éclat rouge
l'offrande d'un sacrifice

pour ensevelir
le peigne rouge sang
de ma défunte mère
au Mont de l'effroi je vais
ou sans fin souffle le vent

dans la boîte à ouvrage
le temps a passé
sans qu'une aiguille
entre ma mère et moi ne pût
refermer la déchirure

promise à la vente
l'horloge soudain
se met à sonner
que sous mon bras j'emporte
à travers la plaine morne

lorsque pour mieux voir
je m'apprête à me couper
le coin des paupières
sur la lame du rasoir
se reflète l'horizon

se détachant
des cheveux d'une fillette
ces fleurs empruntées
aux couronnes mortuaires
ont aussi leur langage

jeune milan chante
et toi grillon funèbre
de Shimokita
puisse ma mère dormir
quand je l'abandonnerai

seul don qu'elle fit
à son ménage voici
l'autel familial
à ce point frotté qu'un oeil
de verre s'y peut mirer

des tablettes
funéraires de mon père
les traces de mes doigts
tristement se détacheront
pour s'envoler dans la nuit

afin d'acheter
un nouvel autel familial
ils sont partis
disparaissant à jamais
mon petit frère et l'oiseau

à demi fumée
cette cigarette pointée
vers le nord
où dans l'obscurité là-bas
s'efface mon pays natal

(traduction Alain Colas)