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samedi 25 novembre 2023

Journal du mois d’aout à Tokyo 3

Kabukichô will never die

…Mais ce que j’allais découvrir le lendemain dépassait tout ce que je pouvais imaginer…



A force de tourner autour du sanctuaire de Benzaiten (voir ici) et d’être fasciné par le château rouge qui le jouxte, j’ai fini par y entrer. 



La veille de mon départ, le 1er septembre, Constant Voisin m’invite à une soirée de performances au Kabukichô organisée par le collectif d’artistes Chim↑Pom. Constant m’apprend qu’Elli une des fondatrices du groupe et son compagnon, propriétaire des plus grands host clubs du Kabukichô, luttent contre la disneyisation du quartier, dont le symbole serait l’affreux bar-attraction Robot Restaurant (d’ailleurs fermé). 



Il est en effet capital que Kabukichô conserve son parfum de souffre, aux vieilles habitudes peut-être immorales, mais qui en font un quartier chargé d’histoire, de culture et pour moi un creuset de récits et de destins qui encore aujourd’hui continuent de se croiser. Constant me raconte que le compagnon d’Elli a aménagé dans ses clubs des salles de lectures pour que les Hosts puissent comprendre la valeur du quartier où ils travaillent. 




Le lieu des performances est donc Ojo, le château rouge à côté du sanctuaire de la déesse. Il serait à l’origine un restaurant, transformé en karaoké et désormais désaffecté. Quant aux artistes, il s’agit de Kumi, une performeuse vouant un culte à Benzaiten, et de TokyoQQQ, une troupe qu'on pourrait rapprocher de celle de Terayama dans les années 70. Ce soir va se dérouler une cérémonie pour invoquer l’esprit de Kabukichô contre les promoteurs et l’industrie du spectacle. La tour est en effet en déréliction, et pourrait faire un décor idéal de J-horror. Avant que les artistes ne l'investissent, on fait connaissance avec eux par des installations vidéo. Celle de Constant, sur quatre écrans, présente Kumi et une barre de pole-dance, d'abord avec sa robe et sa coiffe de prêtresse puis sans maquillage. 

Peu à peu, elle se met à pleurer. Kumi est d’origine coréenne, et elle vit un voyage intérieur vers ses origines. Ce que met à nu l’artiste, face à la barre métallique, n’est pas ce à quoi on s’attendrait. 

Dans un coin de la pièce, dans un petit espace en carton rose-bonbon, les membres d’un club érotique (le groupe Bonjour Tulipe), une naine (Chibi Moeko) et une jeune femme toute en rondeur (Juanita Yamada), sont en nuisette et perruque blonde.


Au fond de leur chambre, par une ouverture, un homme étrange les observe. Il rampe jusqu’à nous : c’est un artiste handicapé (Kenta Kanbara), aux jambes atrophiées, qui danse sur les mains avec une incroyable virtuosité, son fauteuil roulant lui servant d’accessoire.


Après cette sidérante performance, je décide d’explorer les étages. Dissimulé dans le recoin d'un palier, un garçon-rat (Kelo Hirai) me suit de ses petits yeux noirs et brillants.


Un barbu androgyne (Domo) en train de lentement se maquiller me sourit. 

Par la fenêtre, d’une des salles j’aperçois une séduisante créature (Kily shakley), showgirl scintillante, longiligne comme un insecte.


Je reste dans ce couloir pour ne pas rater l’entrée en scène des artistes : devant moi passe le garçon-rat, glissant le long des murs comme une créature du cinéma expressionniste, puis c'est au tour d'un écolier (Tuki Takamura) en uniforme, fardé,  semblant sortir de Cache-cache pastoral de Shuji Terayama. 

Enfin tout le groupe sort de la loge, mené par Kumi cette fois en grande tenue de Benzaiten, chantant des mélopées votives.

Ils vont parcourir tout le bâtiment, suivis par les spectateurs, jusqu’à parvenir au sommet du château rouge. Là, Kumi chante pour la lune, pour Kabukichô et pour Benzaiten, entourée de cette troupe qui chacun représente les esprits protecteurs du quartier, venus des clubs érotiques, des bars à hôtesses, ou du théâtre et cinéma underground.



Aujourd’hui j’ai écouté sur la chaîne Youtube de Blast l’émission de Pacôme Thiellement consacrée à Freaks de Tod Browning (voir ici). Les phénomènes comme derniers survivants de l’esprit du carnaval, la plus vieille fête religieuse du monde. A travers leur renvoi au statut d’infirme, et pour certain leur hospitalisation psychiatrique, le nouveau monde du capitalisme et de la norme essayait d’effacer ce qui, à travers les freaks, survivait de ces cultes venus du fond des âges. C’est le même processus qui a été mis en œuvre au Japon tout au long du XIX siècle et surtout à l’époque Meiji, prohibant les fêtes sexuelles campagnardes, les sento mixtes, les estampes érotiques, pour se donner l’allure d’un pays respectable aux yeux des visiteurs occidentaux. 



Mais l’esprit d’Edo ne cesse de ressurgir : à l’époque Taisho, dans les années 20, avec le courant ero-guro et ses histoires d’horreur où des savants fous façonnent des monstres sur des îles (voir ici). Le patriotisme, le fascisme du gouvernement d’Hirohito et l’entrée en guerre détruiront cette poussée libertaire. Un même glas sonnait pour les années folles française et la république allemande de Weimar. Pacôme fait un lien entre les Freaks des cirques nomades et ceux des années 60, popularisés par Freak Out, l'album de Franck Zappa. Lors du miracle économique, sacré par les jeux Olympiques de 1964, c’est l’apparition de la danse butô de Tatsumi Hijikata, chevelu et décharné, n’ayant rien à envier aux freaks californiens, qui fait revenir les figures pauvres, malades, certains idiots ou déformés de sa jeunesse campagnarde ; c’est Koji Wakamatsu et ses films pinks hallucinés où les vierges sont crucifiées devant le mont Fuji ; c’est Shuji Terayama et Juro Kara les deux génies de l’avant-garde qui font revivre le kabuki travesti, sexuel et débraillé de l’ère Edo.  


La répression ne sera pas policière, mais économique comme dans tous les pays du monde. Les armes de la contre-révolution seront la télévision et les idolu, ces adolescentes proposant un monde acidulé et d’une apparente santé. Que pouvaient les monstres d’Hijikata face à la chanteuse adolescente Momoe Yamaguchi qui, bien qu’adorable et talentueuse, était la créature d’une industrie puissante ? Les années 80 seront donc, comme aux USA mais aussi en France, une fête du capitalisme, effrénée, grisante, où règnera le gaspillage. 



Le même combat se rejoue maintenant, au cœur de Kabukichô, dernier bastion d’un monde magnifique et vulgaire, déjà bien éprouvé lors du Covid. Bien sûr, je ne suis qu’un visiteur, et je mentirais si je disais que le chat de Shinjuku ne m’a pas charmé, et que je n’ai pas un frisson lorsque se met en mouvement l’immense Godzilla au-dessus du cinéma Toho. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de les voir comme les ambassadeurs de ce nouveau Kabukichô propre, kawai et inoffensif. 



Retrouvant dans une vieille « pocket camera » Kodak des images du Kabukichô en 2013, il n’y a donc pas si longtemps que ça, j’ai mesuré la différence. Aujourd’hui, des rues moins peuplées, moins de jeunes filles en goguettes et de regroupement de hosts, que j’adorais avec leurs cheveux oranges et leur allure de chats sauvages. Même les pittoresques rabatteurs sénégalais et nigériens semblent faire profil bas et ne tentent plus de m’attirer dans des bouges pour rencontrer les « real japanese girls ». 



Chim↑Pom, Kumi et TokyoQQQ sont héroïques, et je me demande ce que nous, en France, avons à opposer au racisme, à la rancœur à l’abrutissement des médias, et aux mauvais esprits qui ne cessent de ramper dans nos cerveaux depuis les années 40. 

Moi-aussi je dois prier une dernière fois Benzaiten pour la victoire de Kumi et la persistance de l’esprit du quartier. Je dois évidemment aller faire un dernier tour au Golden Gai. 



Dans un bar, deux jeunes gens me parlent de leurs tatouages : les bras de la fille sont couverts de papillons et de roses tandis que le garçon, canaille, soulève son t-shirt pour découvrir une chouette en vol. 



C’est une scène comme les autres, comme cent autres qui se déroulent toutes les nuits au Golden Gai, mais elle est empreinte de cette mystique de la rencontre, du plaisir de l'alcool, de l’amusement léger et partagé qui est tout l’esprit du Kabukichô.  



Pour en savoir plus sur TokyoQQQ ici






samedi 20 mai 2023

Tadanori Yokoo, Mishima et le rouge de l’au-delà



Au début des années 2000, je découvrais Le Journal du voleur de Shinjuku (1969) d’Oshima qui fut ma porte d’entrée sur les arts underground des sixties japonaises. Je voulais tout savoir sur les créatures qui y apparaissaient comme Juro Kara, Akaji Maro, Yotsuya Simon, Ri Reisen et surtout Tadanori Yokoo qui prêtait son visage candide et rêveur à  Birdey Hilltop.  Il était un peintre, pouvais-je lire, et une sorte d’équivalent japonais d’Andy Warhol. Je découvrais ses œuvres à la Fondation Cartier en 2006, et était autant impressionné par ses toiles pop des Sixties que par ses peintures contemporaines qui dans un sens me touchaient plus. J’étais fasciné par celle où des écoliers semblent découvrir un œuf mauve géant. L’un d’eux tenait un livre de Ranpo à la main. Mes camarades et moi, nous étions alors passionnés par tout ce qui tournait autour de Ranpo, de Suehiro Maruo, de Terayama, de Tatsumi Hijikata, et plus globalement par cette culture noire et romantique allant des années 20 aux années 80 qu’on appelait l’eroguro. 

Ruriko Asaoka (1970)


Je m’y suis d’ailleurs replongé pour le cycle de conférences et de présentation autour de Mishima à la fin de l’année dernière au Forum des images. Une célèbre photo de 1969 montre Yokoo en écolier, le cou enserré par le bras d’un Mishima bodybuildé, presque nu et tenant un sabre à la main. Mishima fait sa célèbre expression crispée, qui nous pousse à croire que la photo est humoristique. Ce n’était pas une photo « mondaine » entre deux stars de l’époque mais l’expression des liens privilégiés entre le peintre et l’écrivain.



Les voleurs de Shinjuku

Si Warhol travaille la sérigraphie et les stars hollywoodiennes, Yokoo revient à l’estampe et peint une série flamboyante consacrée à l’icône Ken Takakura, dont j’ai plusieurs fois parlé dans mon journal des yakuzas. Comme Warhol aux USA, Yokoo, incarne les sixties japonaises, et autant que les films de Seijun Suzuki en fixe les couleurs pop et industrielles. 


Yokoo nait en 1936, sept ans après Yayoi Kusama, quatre ans après l’écrivain Shintaro Ishihara et Nagisa Oshima, un an après Terayama et Akihiro Miwa, deux ans avant le photographe Daido Moriyama, quatre ans avant le dramaturge underground Juro Kara et Nobuyoshi Araki. Il fait partie de cette génération qui avait à peine une dizaine d’années, voire moins, à la fin de la guerre, et dont Yukio Mishima, quelles que soient leurs opinions politiques était le grand aîné autant détesté que follement aimé. 

Yokoo décrit ainsi le zeitgeist des avant-garde japonaises des années 60.

« Chaque membre du réseau "underground" était inconsciemment lié aux autres membres par une chaîne de relations. Les échanges entamés dans ce réseau spirituel remontaient ensuite à la surface, de l'"underground" à l'"overground". Par conséquent, je pense que le réseau inconscient préexiste, et qu'ensuite les échanges d'informations issus des rencontres entre les individus et à travers les médias se font dans notre conscience. Dans les années 1960, les gens avaient encore des espoirs et des rêves. Après l'exposition universelle de 1970 à Osaka, une croissance économique intense a conduit à une période connue sous le nom de "bulle". Cette période a marqué le début d'une ruée vers un monde résolument matérialiste. 



Dans les années 1960, en revanche, il y avait encore des espoirs et des rêves sur le plan spirituel invisibles à l'œil nu, qui se traduisaient par un sentiment d'impuissance. A travers leurs débats et leurs affrontements sur le système, sur les manifestations, sur les espoirs et les échecs, les mouvements d'étudiants étaient à la recherche d'un idéal et se faisaient une place dans la société. C'est ce contexte - notamment par son lien avec mai 1968 - qui a permis à ce réseau mental de culture "underground" de se développer. »

Parmi les peintures les plus célèbres de Yokoo, il y a la femme à la bouche ouverte et qui bave de Drooling en 1966, et qu’il a repeinte à de nombreuses reprises mais aussi la série des Pink Girls, ces filles roses qui se lavent les dents, se rasent, rient ou glissent la main dans leur culotte. 

Razor (1966)


« Ma curiosité pour les femmes m'a poussé à faire cette série. J'aimais beaucoup les femmes provocantes. Les femmes soumises ne m'intéressaient pas. En fait, j'étais attiré par celles qui pouvaient me dominer. Les femmes qui apparaissent dans ces peintures sont colorées en rose, ce qui donne une impression de chair nue. La raison pour laquelle elles rient à gorge déployée et prennent des poses audacieuses, c'est bien sûr parce que j'ai voulu les représenter avec elles-mêmes, sans l'intervention d'une tierce personne. En bref, dans cette série de "filles roses", j'ai essayé d'abattre la "féminité" conventionnelle. Je n'essayais pas de faire des portraits picturaux. Je voulais rompre avec les images stéréotypées de la femme. »

Mona Lisa (1966)



La passion de la mort

Lorsqu’on lui demande quels souvenir il a de la guerre, Yokoo répond : « Lorsque j'ai vu les traînées mouchetées d'or laissées par les bombardiers au-dessus des montagnes à l'est de Nishiwaki, j'ai eu l'impression de vivre un moment sublime, presque sacré. Les sirènes annonçant les frappes aériennes m'ont beaucoup impressionnées ainsi que le rouge écarlate qui colorait le ciel à l'est lorsque des bombes étaient larguées sur Akashi et Kobe. Sous le ciel teinté de rouge, il y avait un massacre en cours. Le rouge est la couleur liée aux images de l'Au-delà. C'était ma première expérience de peur déclenchée par le monde extérieur. »

Destiny 1997

Ces couleurs nous les retrouverons dans les toiles de Yokoo, qui pourrait dire en paraphrasant Godard : « Ce n’est pas du rouge mais la couleur de l’au-delà. » 

Sa page Wikipédia japonaise nous éclaire sur ces peurs intérieures. Née dans la ville de Nishiwaki, préfecture de Hyogo, Japon, il y a vécu jusqu'à l'âge de 20 ans. Durant son enfance, il est confronté à divers phénomènes surnaturels à Nishiwaki et développe une passion pour le monde de la mort. 



C’est dans un cimetière que plus tard il pose pour Kishin Shinoyama avec l’actrice Ruriko Asaoka. En 1968, il met même en scène sa propre mort. « Je suis tellement terrifié par la mort que je me suis suicidé par désir de renaître. J'ai même fait publier l'annonce de ma mort dans la presse. Les gens qui l'ont su - pendant que je partais à New York - ont demandé à ma femme de prendre le deuil et ont organisé une cérémonie funéraire sur la tombe de quelqu'un d'autre, en prétendant que c'était la mienne. La mort est une chose abominable dont nous ferions tout pour nous débarrasser, alors j'ai eu envie de faire quelque chose qui me porterait malheur - pour conjurer le sort, en quelque sorte. Je voulais me rapprocher de la mort par la peur qu'elle m'inspirait, et me débarrasser de ce sentiment de peur en me transformant en objet d'effroi. D'où mon désir d'impliquer les médias dans l'histoire. C'était une mise en scène de la mort. Nous devrions considérer notre vie dans ce monde comme une pièce de théâtre. Tout cela n'est que le côté virtuel de l'Au-delà. »

Maybe someday... (2001)


Après avoir travaillé comme graphiste pour le Kobe Shimbun, il devient indépendant. Après la mort de Mishima en 1970, il passe les 15 années suivantes de sa vie à se tourner vers un monde spirituel englobant l'occultisme et le mysticisme, mais il se rend compte qu'il s'agit d’un mirage et découvre la peinture comme une extension de sa recherche du "moi". Il pensait que le monde spirituel et la peinture étaient des entités complètement séparées, mais plus tard, il se rend compte qu'elles étaient liées d'une manière plus profonde qu'il ne l’avait supposé. 


Les peurs intérieures

Dans l’interview accordée à Takayo Iida, Yokoo parle de son rapport à l'enfance, aux peurs intérieurs et à l’au-delà

« Mon père était somnambule. Il marchait toutes les nuits dans son sommeil. J'ai même vu son visage dégoulinant de sang après avoir accidentellement passé sa tête à travers une vitre. Et la réaction de ma mère à ces incidents ne faisait que le crisper. Je pourrais dire que ces scènes d'un "monde étrange" ont constitué ma première expérience de "peur intérieure".

I WAS BORN ON JUNE 27TH, LIKE HELEN KELLER.
I WAS ADOPTED BY MY UNCLE YOKOO'S FAMILY, UNCLE YOKOO BEING MY FATHER'S OLDEST BROTHER.
MY ADOPTIVE PARENTS SOMETIMES USED TO TELL ME THAT THEY HAD FOUND ME
UNDER A BRIDGE. AS A CHILD, I WOULD LOOK AT THE NIGHT SKY AND DREAM ABOUT MY DESTINY.
I THOUGHT OF MYSELF AS A FIREFLY THAT TWINKLED LIKE THE STARS.
I FEEL THAT AN INVISIBLE GUARDIAN SPIRIT HAS ACCOMPANIED ME ON MY LONG JOURNEY,
ALONG WITH THE RAT FROM CHINESE ASTROLOGYTHE EMBLEMATIC ANIMAL OF THE YEAR IN WHICH I WAS BORN.
(1996)

Je ne sais pas s'il y a un lien avec ces scènes étranges du somnambulisme de votre père, mais beaucoup de vos œuvres semblent empreintes d'une atmosphère nocturne. Par exemple, la série dans laquelle trois jeunes garçons regardent furtivement un objet énigmatique, ou la série des "peintures rouges", ou encore les tableaux où l'on ne voit que les jambes des enfants. Toutes ces œuvres semblent évoquer le somnambulisme, un état intermédiaire entre la veille et le sommeil.

Il s'agit plutôt d'un état de fusion où les frontières ne sont pas apparentes, plutôt que d'un monde divisé en deux. Au fond, je ne vois jamais les choses d'un point de vue dualiste. Ma façon de penser ne tourne pas autour de l'opposition entre "le bien et le mal" ou "la beauté et la laideur", par exemple.

Dans la série de tableaux représentant les trois jeunes garçons, il semble que les personnages contemplent secrètement un monde étrange qui les effraie.

Ils sont dans le monde de la mort, et c'est de là qu'ils regardent notre réalité. Bref, ils ne la regardent pas du point de vue de la vie, mais de l'autre monde, celui de la mort. La vision de mon père somnambule, ainsi que les scènes de guerre que nous imaginions mais que nous ne pouvions pas voir de l'autre côté de l'autre côté de la montagne, tout cela était vraiment "l'Au-delà" pour moi.

Au cœur de l'œuvre présentée dans votre exposition à la Fondation Cartier pour l'art contemporain, il y a une série de peintures à dominante rouge. Le rouge évoque des images de chaleur, de sang et de vie. J'ai l'impression qu'il y a "quelque chose" de caché dans votre travail qui peut troubler l’inconscient du public. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Il existe une zone de l’inconscient qui se confond avec l'esprit conscient. Si l'on considère ces deux pôles en dehors des modes de pensée modernes, il est vrai que la source de mon inspiration est inconsciente et archaïque.

The Birth of the Dead (1997)


En parlant d'inconscient, comment voyez-vous le monde des rêves ?

Ces derniers temps, j'ai fait de nombreux rêves dans lesquels la frontière entre la vie quotidienne et la vie non quotidienne est inexistante. On pourrait dire que la réalité n'est qu'une illusion, une ombre. Pour moi, le monde de la vraie réalité se trouve dans l'au-delà. Selon moi, chacun d'entre nous devrait examiner sa propre raison d'être. Je pense également qu'en considérant mon propre être comme une réalité essentielle, je peux trouver un moyen de connaître le monde.


Mishima et la beauté de la fin



La mort de Mishima est un traumatisme pour Yokoo, et l’évènement qui le pousse à s’immerger dans le mysticisme. Yokoo n’était pas qu’un admirateur de l’écrivain, il était aussi l’un de ses intimes. 

En 1997, dans Print 21, revue japonaise sur les arts populaires et d’avant-garde, la relation entre Yokoo et Mishima est ainsi décrite.

« Il y a des gens qui sont convaincus qu'ils ont dû être frères dans une vie antérieure. Tadanori Yokoo et Yukio Mishima ont dû se rencontrer sous de tels auspices. Leur première rencontre dans cette vie a eu lieu en 1965, alors que Yokoo était encore un illustrateur débutant qui avait organisé une exposition personnelle à la galerie Yoshida à Nihonbashi. Mishima est alors présenté à Yokoo par Takahashi Mutsuro et ses premiers mots ont été "Wahahahahaha !Les drapeaux des marines américaine et japonaise ", a-t-il dit d'une voix forte, pour faire le premier pas. Les motifs érotiques et kitsch, les compositions surréalistes, les couleurs intenses de l'encre. Tous ces éléments sont déjà présents dans l'œuvre de Yukio Mishima. La rencontre était donc inévitable. 



La preuve de son admiration pour Yokoo est une œuvre offerte par le jeune illustrateur inconnu et qu’il a conservé jusqu'à la fin de sa vie dans son bureau, dans sa maison baroque. Peu après Mishima a demandé à Yokoo d’illustrer une série de textes. Par coïncidence, la première œuvre à être accompagnée d'une illustration était "The Beauty of the End" (La beauté de la fin). Le temps réel que Yokoo et Mishima ont partagé n'a été que de cinq ans, mais conscient qu’il lui restait peu de temps à vivre, l’écrivain a beaucoup sollicité son ami peintre. Il lui avait ainsi commandé une reliure pour la nouvelle édition de La crucifixion en rose. Yokoo aurait dû être le partenaire de Mishima dans le livre de photos "La mort d'un homme", où l’écrivain se projetait dans  différentes scènes de mort, mais un accident de voiture, qui allait l’empêcher de marcher pendant un an et demi, le retenait à l’hôpital. 



            Illustrations for "Killed By Roses" (A Book Of Portraits Of Yukio Mishima)

(1969)  

Trois jours avant sa mort, les derniers mots que Mishima a adressés à Yokoo par téléphone ont été : "Tu dois vivre plus fort. Dépêche-toi de finir le travail que je t’ai commandé. Si tes jambes te font mal, je les soignerai", prononcés avec droiture, comme un frère aîné réprimanderait son cadet. Bien sûr, ce n'était pas la fin de la relation entre Yokoo et Mishima. Au contraire, après le retour de Mishima dans le royaume céleste, le lien entre les deux s'est renforcé. Quelques mois après la mort de Mishima, Yokoo voit pour la première fois Mishima en rêve. Il lui dit qu’il doit à nouveau se suicider.  Yokoo et Mishima sont restés en contact par ce canal onirique. Ces interactions apparaissent souvent dans l'œuvre de Yokoo qui représente Mishima comme un martyre héroïque. »

(1969)


Vers la peinture… et au-delà

Si Yokoo a poursuivi un travail d’illustrateur proche de son style d’estampe, pour des albums de rock ou des affiches de spectacles, ses peintures se sont obscurcies, le trait s’est épaissi, et la toile se colore de rouge sombre dans les années 90 et 2000. Ce sont ces peintures qu’il décrit comme vues et peut-être peintes, depuis le monde des morts. 



Lorsque Yokoo déclare que la peinture lui a permis de concilier le monde réel et le monde spirituel, il faut y voir une progression dans son identité de peintre et non plus d’illustrateur. Une immersion dans l’acrylique et la peinture à l’huile. Après son accident de voiture en 1969, et la crise causée par la mort de Mishima, c’est cette voie qu’emprunte Yokoo comme s’il plongeait directement dans ses peurs intimes. Les aplats de couleurs éclatantes laissent placent à des matières épaisses et tourmentées. On pense parfois à Chirico et Picabia que Yokoo considère comme ses pères spirituels, mais aussi à Munch, tant la célèbre Femme qui bave, réinventée en rouge, est Le Cri du peintre japonais.

Drooling (1965)

Hong Kong (1997)


Les rues japonaises sont plongées dans les ténèbres, comme si elles se poursuivaient dans l’au-delà.

Luminous path in the darkness: the night of the Journey (2001)


Des enfants lecteurs de Ranpo trouvent des œufs étranges, et une affiche ordonne d’écouter la voix noire de la terre.

First fetal movement in mauve (1994)


Au fond d’une grotte on peut encore voir la bouche ouverte de la femme qui bave. 

Screaming of the five senses (1999)


Et le rouge partout, le rouge de la guerre, ce spectacle terrible et magnifique qu’il observait lorsqu’il était enfant.

« Le rouge génère plus d'images liées à la mort que n'importe quelle autre couleur. Pour moi, la mort est un thème essentiel, au même titre que la vie et l'amour. En peignant en rouge, on voit apparaître des tableaux où la mort apparaît sous la forme d'une métaphore plutôt que d'être directement présente. Cette série d'œuvres en rouge part du constat qu'il y a du quotidien dans la mort. Grâce à la couleur rouge, la mort gagne peu à peu du terrain au sein même de la vie elle-même. La vie et la mort finissent par être aussi inséparables que les deux faces d'une pièce de monnaie. »

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En 2008 à Tokyo, lors de mon premier voyage, j’achetais au Musée Mori de Roppongi une série de statuettes des plus célèbres personnages de Yokoo.



NB : Les propos de Yokoo sont tirés de l’édition anglaise du Catalogue de l’exposition de la Fondation Cartier. Ma traduction diffère donc de celle de la version française.

jeudi 23 mars 2023

The Sea of Genkai de Juro Kara

A new springtime of Yakuza 2 : Angura Yakuza



Trois « gumi » se partageaient l’angura (underground) japonais des années 60 et 70 : le Tenjo-sajiki de Shuji Terayama, la troupe d’ Ankoku Butô de Tatsumi Hijikata et le Jokyo Gekijo ou Théâtre des situations de Juro Kara. Terayama plongeait dans la psychanalyse et les univers forains, Hijikata tirait de son enfance paysanne des créatures archaïques et contrefaites, quant à Juro Kara, son underground était violent, sale et débraillé et remontait au kabuki. Kara, qui apparaît dans les films d’Oshima (Le Journal d’un voleur de Shinjuku) et de Wakamatsu (Les Anges violés), donnait ses spectacles hallucinés sous une tente rouge dans les jardins du temple Hanazono de Shinjuku.



The Sea of Genkai (Genkai-nada, 1975) est le seul film qu’il a réalisé, en association avec la compagnie de cinéma indépendant ATG. Ses personnages sont des yakuzas et on retrouve trois acteurs iconiques de la Nikkatsu et la Toei : Noboru Ando, Jo Shishido et Bim Amatsu. Un casting de prestige pour un film violent et sordide qui s’aventure dans des zones historiques troubles. Ando et Shishido sont deux yakuzas pratiquant le trafic de femmes coréennes sur la mer de Genkai, cette parcelle de mer séparant Fukuoka de Busan.



Un flashback nous apprend que pendant la guerre, se faisant passer pour des militaires, les deux hommes hantaient les quartiers pauvres de Busan pour violer des coréennes. 30 ans plus tard, convoyant une cargaison pour les bordels de Tokyo, Kondo (Ando) voit réapparaître la réplique d’une femme qu’il a tué avant de violer son cadavre. 



Il faut imaginer le parcours de Noboru Ando, vrai yakuza tendance gurentai (gangster à l’américaine) dans les années 50,  qui après la dissolution de son clan (voir ici), sa belle gueule de voyou aidant, est devenu une star des films de yakuza, dont certains racontent sa vie et même ses « exploits » sexuels.


Comment cet homme s’est-il retrouvé dans une telle production, et s’est investi à ce point dans un rôle qui reste le plus noir de sa carrière. On pourrait dire la même chose de Jo Shishido, star de la Nikkatsu (La Marque du tueur), même si ses rôles dans les films avant-gardistes de Seijun Suzuki laissaient transparaitre une certaine folie. Dans The Sea of Genkai, il est un yakuza, lui-aussi violeur et maquereau, particulièrement abject, et coiffé d’une comique queue de cheval.
 



Le soleil noir du film est cependant Ri Reisen, la femme de Juro Kara (voir ici), star du Jokyo Gekijo disparue le 22 juin 2022. Il est évident qu’une grande part de Sea of Genkai lui est dû car Ri Reisen était une coréenne de la seconde génération. « Ma nationalité est japonaise. Je suis née et j'ai grandie au Japon, il m'est donc difficile de vivre en Corée du Sud. Si je veux bénéficier d'une assurance, je dois vivre au Japon. Mais je n'ai pas donné mon cœur au Japon. Le sang est comme ça » C’est justement le sang qui bouillonne dans The Sea of Genkai. Un sang noir qui attire irrésistiblement Lee Shunsen vers Kondo,  le yakuza interprété par Ando. La sinistre révélation, digne d’une tragédie antique, révèle qu’elle est sa propre fille, née de la femme qu’il avait violée 30 ans auparavant.  



Ce type de personnage, issu d’une lignée maudite, tourmenté par des démons incestueux, est typique de l’angura, et on les retrouve chez Shuji Terayama. Ri Reisen, prodigieuse actrice, fait de cette coréenne une figure tragique revivant le même viol de génération en génération. En une véritable opération chamanique, elle extirpe de son corps de femme japonaise cette femme coréenne et revient à ses origines par une anamnèse violente et sanglante.



Sea of Genkai, est agité, souvent obscur (le gardien d’entrepôt et sa femme momifiée) et un peu brouillon, mais fait preuve d’une énergie et d’une absolue sincérité. Où se situe les yakuzas pour Juro Kara ? Pas dans le romantisme ninkyo ni dans la mélancolie sauvage de Fukasaku, mais au niveau des pissotières. Un jeune voyou rampe dans la pisse, lèche ses doigts, et se défini comme un « Yapou », le bétail humain du roman de Shozo Numa. Moins qu’un homme donc. Des vies dont on dispose qu’on jette après usage. Leur seule progéniture : des filles nées de femmes mortes, et encore, il faut qu’ils les violent une nouvelle fois pour atteindre le cœur du mal.