Une brève histoire d’amour et de temps
Succès « titanesque » au Japon avec plus de 10 millions de spectateurs, Your Name marque la reconnaissance méritée d’un cinéaste jusque-là confidentiel et anticipe cette ère post Miyazaki que le vieux maître ne cesse de retarder. On connaissait Makoto Shinkai pour son approche intimiste de la science-fiction (5mm par seconde) et des récits de fantasy (Voyage vers Agartha). Récemment, son moyen métrage The Garden of Words sur les rencontres d’un adolescent et d’une jeune femme les jours de pluie dans un parc de Tokyo, avait confirmé son goût, rare en animation, pour les récits immobiles et mélancoliques. L’impossibilité des êtres à se rejoindre, la séparation et l’oubli, sont les grands thèmes qu’il reprend dans Your name en les amenant à un degré de virtuosité inouïe. La première partie est une éducation sentimentale fantastique : sans raison apparente, un garçon et une fille échangent fréquemment leurs identités pendant la nuit, expérimentant ainsi des corps et des vies inconnues. Les Japonais connaissent bien ce thème qui était celui d’I are you, you am me de Nobuhiko Obayashi, classique de la teen comedy des années 80. Les deux collégiens, bien sûr antagonistes, décidaient de passer leurs journées ensemble pour ne pas rater l’instant où ils réintégreraient leurs véritables corps. La variation principale qu’apporte Shinkai est l’éloignement des adolescents, Taki vivant à Tokyo et Mitsuha dans un village de montagne. Si le film questionne l’altérité, celle-ci ne se limite pas au genre mais à des modes de vie opposés.
Mettant en scène un garçon des villes et une fille des champs, Shinkai échappe cependant à la pensée miyazakienne faisant l’apologie de la vie pastorale et reconduite dans Mon ami Coo (Hosoda), Lettre à Momo (Hiroyuki Okiura) ou L’Île de Giovanni (Mizuho Nishikubo). Pour Mitsuha, la campagne est synonyme d’ennui puisque, perpétuant la tradition familiale, elle officie comme prêtresse shinto. C’est pour échapper à la monotonie d’une vie rythmée par les cérémonies rituelles qu’elle se projette dans le corps du jeune citadin. On est alors loin de la vision féminine et mystique de Naomi Kawase dans Still the Water où la jeune fille reçoit comme un don le chamanisme de sa mère. Pour Mitsuha, l’éternité de la campagne japonaise et même sa beauté sont un étouffement, et c’est Tokyo qui scintille de tous ses désirs d’adolescente.
La ville n’est pas le lieu de la
corruption d’un esprit ancestral mais, dans ces destruction et
reconstruction multiples, une entité optimiste
et ouverte à tous les possibles. Shinkai est mélancolique mais jamais nostalgique et dans Your Name, la vie urbaine brille du
même enchantement qu’autrefois les forêts et les champs de
Miyazaki. Les climats, la neige et la pluie sont des éléments indissociables de son
art, ce qui en fait le plus impressionniste des
animateurs japonais. Dans Your Name, il saisit magnifiquement la lumière éclatante de Tokyo, la
transparence de l’air, le bleu inimitable du ciel et les reflets sur les
miroirs de la Cocoon Tower de Shinjuku. Ses personnages sont eux-aussi des
figures modernes et en apparence assez standards : élancées, un peu anguleuses et dynamiques. Si leur caractérisation rappelle les séries de grande consommation, c’est aussi parce qu’il s’agit de l’image la plus contemporaine des jeunes japonais. Avec
Mitsuha, c’est aussi la nouvelle génération du cinéma d’animation qui se projette dans des corps modernes, loin
de l’écrasante influence des maîtres.
Avec son rythme rapide de comédie, cette première partie semble dirigée vers la rencontre entre les deux personnages. Shinkai brise cette attente et révèle que ce n’était pas seulement la distance qui sépare les deux adolescents mais, de façon définitive, le temps. Cette conversion de la comédie en mélodrame est proprement déchirante. Lorsque Taki parvient à localiser Mitsuha, il découvre un immense cratère là où une météorite s’est écrasée trois ans auparavant, anéantissant le village et ses habitants. C’est depuis un temps révolu, scellé par la mort, que l’esprit de Mitsuha tentait de survivre. Shinkai déploie alors son grand romantisme : il s’agit pour Taki, comme pour le héros de La Jetée de Marker, de « réparer à l’endroit de l’accroc le tissus du temps » (Sans soleil).
Le rituel n’est plus alors perçu comme une aliénation et la survivance d’un archaïsme mais comme la possibilité d’extraire le temps de la
fatalité et de lutter contre l’oubli. En recherchant
Mitsuha dans les ténèbres du passé, Taki ramène aussi les images de cette catastrophe presque oubliée, qu’il avait aperçue autrefois sur les écrans géants de Shibuya. Avec la météorite meurtrière, Shinkai fait bien sûr référence au Tsunami de 2011
mais aussi à cette habitude japonaise du déni et de l’amnésie volontaire qui permettraient de continuer à vivre. Perdre le souvenir
des drames c’est aussi oublier ces choses fragiles et énigmatiques qui font toute la beauté du cinéma de Shinkai. Cette
inconnue à peine entraperçue dans le croisement d’une rame de métro mais dont le visage résonne en nous. La lanière rouge attachant les cheveux d’une fille et qui reste
entre les doigts du garçon qui veut la retenir. Le
saké magique qui, à trois ans d’écart, passe de la bouche de
la Mitsuha à celle de Taki, baiser impossible à travers le temps et qui
justement permet son retour. On n’en finirait pas de faire la liste des merveilles dont
Shinkai parsème son film, mais il y a une scène qui affirme la puissance
mélodramatique du réalisateur : celle où Taki, depuis son balcon,
regarde ébloui les météorites traverser la nuit,
sans savoir que l’une d’elle provoquera la mort de la jeune fille qu’il aurait pu aimer.
Entretien avec Makoto
Shinkai
Quand avez-vous eu l’idée du film ?
Il y a deux ans, au
printemps. Je cherchais quelque chose qui n’aurait jamais été raconté. J’ai alors pensé à une histoire d’amour qui s’achèverait avec la rencontre réelle des deux personnages.
J’avais donc la fin du film
mais je devais trouver une solution pour le commencer. J’ai d’abord imaginé qu’ils se rencontraient en rêve mais j’ai finalement choisi l’échange de corps.
Ce thème rappelle I are you, you am me de Nobuhiko Obayashi
Oui, il s’agit d’un film célèbre au Japon. Mais c’est en réalité un thème très populaire. Dans le manga Ranma ½ de Rumiko Takahashi par exemple, un garçon se transforme en fille au contact de l’eau. Le récit le plus ancien date de l’ère Heian et raconte l’histoire d’une fille et d’un garçon qui, en grandissant, échangent leurs personnalités. Quant aux récits où une fille est élevée comme un garçon, ils sont très nombreux dans le manga ou l’animation. C’est donc une problématique classique au Japon mais j’avais aussi envie de surprendre le spectateur. D’où l’idée de passer d’une séparation spatiale à une séparation temporelle et ainsi de la comédie à un film plus grave.
C’est le désir de l’héroïne de quitter le village qui motive l’échange de corps.
Oui. Mitsuha porte
en effet en elle un lourd fardeau qui est celui
de la campagne et de ses traditions. J’ai choisi de placer la jeune fille dans ce contexte au
lieu du garçon pour éviter une connotation autobiographique trop évidente. Moi-aussi je viens de la campagne et j’ai fait le choix d’avoir une famille à Tokyo. Je devais mettre une
distance entre le personnage et moi pour réaliser un divertissement et pas une introspection. Plus
qu’un message sur la campagne et la
ville, c’est la question du choix impliquant
une autre vie qui me semble importante. Je peux très bien imaginer qu’un autre moi n’est pas devenu réalisateur de film d’animation à Tokyo et vit dans sa
campagne natale.
Les éléments qui auparavant étaient dans vos films une source d’enchantements deviennent destructeurs dans Your Name.
C’est en grande partie à cause du tremblement de
terre de 2011. Je crois que la mentalité de la société japonaise à changé à ce moment-là. Nous étions un pays industriel, moderne, mais nous avons pris
conscience que nous pouvions disparaître. Lorsqu’à la fin du film, Taki dit qu’on ne sait pas quand Tokyo sera détruit il exprime ce
fatalisme. C’est qui explique sans doute le changement de statut des éléments dans mon cinéma.
Dans la scène du cratère nous sommes dans une temporalité qui n’appartient ni au passé
ni au présent.
Bien qu’ils aient échangés leurs corps à ce moment-là, l’écart temporel demeure. Le
corps de Mitsuha vit toujours avant la catastrophe et celui de Taki après. Fatalement, ils restent
invisibles l’un pour l’autre même s’ils se recherchent dans ce même espace qui est le bord
du cratère. Pourtant, lorsque le
soleil est sur le point de disparaître, ils parviennent à se voir pendant un court laps de temps. C’est un moment particulier
du crépuscule qui n’est ni le jour ni la nuit
et qui se situe hors du temps. Au Japon on dit que c’est l’instant où l’on peut voir les morts.
C’est votre premier film où
vous donnez une chance aux amoureux.
Oui, je voulais que ce film
soit celui où un couple se forme. Dans mes films précédents
comme Cinq millimètres par seconde ou Garden of Words, même si le héros perd son premier amour,
il doit continuer à vivre. Il rencontrera sans
doute quelqu’un d’autre et, d’une façon différente, parviendra à être heureux. Cette fois, à cause de la catastrophe de 2011, je voulais créer un miracle et permettre à mes personnages de se rencontrer vraiment.
Finalement, un peu
comme le héros du film vous avez
un personnage en tête et vous cherchez à
le faire exister.
Ce n’est pas tout à fait comme si je
recherchais mon premier amour puisque j'ai une femme et des enfants. Je n'ai
pas un type d’héroïne que je poursuivrai de film en film mais j’ai remarqué quelque chose. Au moment du
casting, j’ai tendance à choisir des actrices qui
ont toujours le même type de voix. Donc on peut imaginer que j’ai un goût pour un timbre en
particulier.
Entretien réalisé au Festival international
de Tokyo le 27 octobre 2016.