lundi 12 juin 2023

Ichibun Sugimoto , toutes les couleurs du crime



Poupées ricanantes, séduisantes femmes chats, larmes de sang, marais fétides, lune ensorcelante, sinistres manoirs, démons musiciens, papillons empoisonnés, assassins fardés, masques Nô maléfiques, belles en kimono persécutées…  





Qui a fouillé dans les librairies de Tokyo est forcément tombé sur ces livres de poche promettant des terreurs surannées. Il s’agit des rééditions par Kadokawa des romans de Seishi Yokomizo dont on connait en France les romans La mélodie du démon, Le Village aux huit tombes et La Hache, le koto et le chrysanthème (La Famille Inugami). Le héros en est le détective aux cheveux en bataille Kosuke Kindaichi. Abondant en complots machiavéliques, malédictions ancestrales et assassins masqués, ces romans datant des années 40 n’appartiennent pas au registre de l’eroguro malgré leur cruauté mais au genre très populaire du « mystery », récits à énigme où l’ambiance et les frissons comptent plus que l’horreur pure et les perversions sexuelles. 





L’un des symboles du genre est tiré de La famille Inugami : le personnage de Kyo l’héritier défiguré d’une riche famille, dont le visage est recouvert d’un masque en caoutchouc blanc. 



Mais est-ce bien Kyo qui se trouve sous le masque ou un imposteur ? Les illustrations des livres de poche Kadokawa évoquent le gothique mais surtout le giallo. 






Les adaptations cinématographiques, la plupart réalisées par Kon Ichikawa, pourraient en être l’équivalent japonais. Leur illustrateur Ichibun Sugimoto est aussi facilement identifiable au Japon que chez nous Siudmak pour les couvertures de SF chez Presse Pocket. Les romans s’étant écoulés à des millions d’exemplaires, ces images font partie de l’imaginaire de la dernière partie de l’ère Showa. Une couverture de Sugimoto est un collage mystérieux représentant en général un visage, souvent féminin, un élément de décor et un motif énigmatique. 





« Ma première commande a été pour le Village des huit tombes. J'ai reçu le manuscrit mais c'était beaucoup trop difficile pour moi. Je travaille dans le domaine du design, donc je ne suis pas très doué pour lire des documents imprimés. J'ai donc survolé le document et je me suis dit : voilà le genre de personnage qui apparaît. Je me suis dit que comme beaucoup de gens mourraient dans cette histoire, je ne devais pas être trop explicite. Je pense que c'est une bonne chose de ne pas avoir lu le roman en profondeur. J'ai représenté des personnages dans un type de situation plutôt qu’une illustration fidèle du contenu. Ainsi, la personne qui le lira pourra se faire sa propre image de l'œuvre. C’était l’époque où Haruki Kadokawa commençait à produire des films, et il a eu l'idée d'un mélange de médias qui relierait les livres et les films. Son slogan "Lisez avant de regarder ou regardez avant de lire" est devenu célèbre." 




"Le premier mix média a été l'adaptation cinématographique du Clan Inugami en 1976, et j’ai été chargé de redessiner la le catalogue des œuvres de Yokomizo en parallèle. Il n'y avait pas de consignes précises parce qu’ils venaient tout juste de commencer leur projet. » 



Ce  « mix media » est aussi une des origines de la popularité intacte des illustrations de Sugimoto. Pour donner un unité à cette opération, il a également dessiner les affiches de film, qui se retrouvent en pochettes de vinyls pour l’édition des BO et de nos jours sur youtube. Le succès de la réédition de The Adventure of Kindaichi Kosuke signée par Kentarō Haneda sous le nom de The Mystery Kindaichi Band, avec son démon flutiste a encore renouvelé le culte autour de l’illustrateur. 




Il faut par ailleurs jeter une oreille aux BO des adaptations de Yokomizo sur Youtube, celles de Kunihiko Murai et Shinichi Tanabe n’ayant rien à envier à celles de Stelvio Cipriani ou Piero Umiliani.   


« Je n’illustrais pas seulement Seishi Yokomizo et Kadokawa me faisait travailler sur les couvertures d’autres auteurs. Heureusement, j'ai toujours été un dessinateur rapide et j'utilisais un aérographe, encore rare à l'époque, ce qui me permettait de peindre très rapidement. Je travaillais sur plusieurs couvertures en parallèle mais je devais achever une peinture par jour. Kadokawa me demandait de dessiner une nouvelle couverture pour chaque réédition afin que le livre se vende mieux. C'est pourquoi il y a plusieurs couvertures différentes pour un même roman. Plus tard, des fans m’ont dit qu’ils avaient acheté sans s’en rendre compte plusieurs fois le même livre parce que la couverture était différente. 



Je suis quand même heureux d'avoir pu laisser derrière moi un très grand nombre d'œuvres. Normalement, les auteurs populaires ont tendance à passer de mode, mais les fans de Yokomizo n'ont pas diminué du tout. Les jeunes me disent souvent : "Je fais le tour des librairies d'occasion pour dénicher un exemplaire avec cette couverture". Je reçois souvent des demandes de travail de la part d'auteurs contemporains qui me disent : " Je rêvais que vous dessiniez la couverture d’un de mes livres. " 




Propos de Ichibun Sugimoto tirés de cette interview

ici




  


vendredi 2 juin 2023

L’été cruel des yakuzas 2 : Fleur pâle de Masahiro Shinoda

Les feux follets

« On meurt mais rien ne change. »



Je me suis demandé à quoi ressemblerait une version yakuza du Feu follet. Ce film existe puisqu’il s’agit de Fleur pâle de Masahiro Shinoda, sorti en 1964, un an après l’adaptation du roman de Drieu la Rochelle par Louis Malle.

 

En France et au Japon, deux hommes rompaient les amarres avec une société où ils ne se reconnaissaient plus, et choisissaient le néant à un simulacre d’existence. 

Muraki a passé trois ans en prison, pour avoir assassiné un chef rival sur ordre de son clan. Lorsqu’il sort, le monde lui est désormais étranger. Les ennemis d’autrefois se sont alliés contre un troisième clan menaçant leur pouvoir. Ce n’est plus l’honneur qui les guide mais le profit, et les chefs apparaissent pour ce qu’ils sont : des vieillards ridicules qui mangent leur soupe ensemble, sous une reproduction de la Joconde, dans une imitation de maison occidentale.  



Muraki est entré en prison en 1961 et en est sorti en 1964, soit l’année des jeux olympiques de Tokyo, symbole du pardon international et symbole du miracle économique du pays. Ces adversaires réconciliés ce pourraient être le Japon et les USA, contre le bloc soviétique. Muraki qui est allé en prison pour de vieilles valeurs, n’a plus sa place dans ce Japon en train de brader ses traditions. 



Saeko est une jeune fille d’une vingtaine d’année. Elle ressemble à une poupée malade dont les immenses yeux noirs dévorent le visage. Elle passe ses nuits dans les tripots des yakuzas et mise des sommes folles. Personne ne sait qui elle est ni d’où elle vient mais on murmure que sa famille est richissime. Est-elle fille d’industriels, d’aristocrates, d’hommes politiques ? Que cherche Saeko dans le jeu, en compagnie de ces hommes tatouées, comme elle étourdis par la litanie des croupiers et le bruissement d’insecte des cartes hanafuda de bois ? 



Muraki et Saeko, qui tous deux viennent de mondes différents,  vont croiser leurs destins pendant un bref intervalle de quelques nuits, et construire un étrange amour à la fois chaste et dangereux.  Lui va se diriger vers la seule société dont il comprend encore les règles : la prison. Saeko choisira la mort, qui était là, disponible pour elle, sous la forme de Yoh l’ange des ténèbres qui l’attendait patiemment depuis le début dans l’ombre des tripots. Le titre du roman d’Ishihara pouvait aussi se traduire par la fleur asséchée. Cette fleur assoiffée, déjà fanée, c’est Saeko, à la dérive comme les épaves des Fleurs du mal de Baudelaire que Shinoda lisait pendant le tournage, où ces belles phtisiques au seuil de la mort que les énervés de Jean Lorrain traquaient dans les bordels. 



Qu’est-il arrivé à la « tribu du soleil » (voir ici) célébrée par Ishihara ? Ces garçons et filles trop jeunes pour avoir vraiment connu la guerre et qui, dans la seconde moitié des années 50, expérimentaient un nouvel l’hédonisme, la libération des corps, et une sexualité moins entravée. Cette génération perdue de l’après-guerre, avait vu ses parents vénérer les Américains comme autrefois l’Empereur, et si elle vivait au présent et profitait des plaisirs et du confort matériel sentait un vide grandir en elle. 1964 est aussi l’année la lisière de l’embrasement politique du Japon, des grandes manifestations étudiantes, et de la lutte armée. Quelques années plus tard, Saeko aurait peut-être fait partie de l’armée rouge japonaise. Muraki appartient quant à lui à la génération précédente. Il a combattu pendant la guerre et le monde des yakuzas est le dernier refuge des valeurs traditionnelles de l’ancien Japon et du code de l’honneur. Seuls les yakuzas croient encore aux rituels, disait Shinoda. 



Mariko Kaga qui n’avait que 20 ans lors du tournage, allait devenir l’actrice fétiche de la nouvelle vague, sorte d’Anna Karina japonaise tournant chez Oshima (Les plaisirs de la chair), Kazuo Kuroki (Le Silence sans aile), Ko Nakahira (Les lundis de Yuka), ou Seijun Suzuki (Mélodie Tzigane). 



Agé de 46 ans,  son partenaire, Ryo Ikebe était un ancien jeune premier des films de Naruse, Imai et Kinoshita, à la gloire finissante. Fleur Pâle relance sa carrière et il devient le héros tragique des ninkyo-eiga de la Toei. Il conservera toujours quelque chose de la noirceur et de la fragilité de Muraki. Parfois tuberculeux et crachant du sang, toujours taiseux et les yeux fardés de noir, il accompagne comme son ombre Ken Takakura lorsque celui-ci marche vers son destin. 



Fleur pâle, autant qu’un yakuza-eiga est un opéra. Le sublime assassinat final du chef du clan ennemi qu’exécute Muraki sous les yeux avides de Saeko, est accompagné par Didon et Enée de Purcell.  Shinoda avait également en tête Tristan et Yseult comme trame secrète de l’amour absolu de la joueuse et du yakuza. Eternel retour de Muraki en prison ; descente au tombeau où, il pourra revivre, tel un rêve sans fin, sa rencontre avec Saeko. Fleur pâle est ce récit raconté depuis les ténèbres par un homme désormais hors du temps.

Fleur pâle est sorti en France pour la première fois au cinéma le 31 mai 2023 grâce à Carlotta Films.


 

Pour écouter l'émission de France Culture "Sans oser le demander", consacrée à Fleur pâle, dans laquelle j'interviens, cliquer ici



lundi 29 mai 2023

L’été cruel des yakuzas : Go Mishima et les roses de la pègre



Dans Kubi, présenté au dernier festival de Cannes, Takeshi Kitano expose frontalement l’homosexualité chez les samouraïs. Une réalité historique très peu abordée, excepté dans Taboo, l’ultime film d’Oshima où d’ailleurs jouait Kitano. Qu’en serait-il chez les yakuzas tout autant perclus de valeurs viriles ? Certains yakuzas sont évidemment homosexuels mais on peut supposer que, comme tout ce qui touche au domaine privé au Japon, cela n’est ni affiché ni une source d’opprobe. Les rituels de fraternité entre yakuzas se rapprochent de ceux des sociétés viriles et guerrières tels évidement les samouraïs mais aussi les Spartes, et les films transpirent leur amour bien qu’il soit platonique. 



De façon moins symbolique, les yakuzas appartiennent au monde de la nuit et règnent sur les quartiers de plaisir.  Dans la seconde moitié des années 60, ceux-ci furent dominés par la culture gay et énormément de mama-san (patronnes) et leurs hôtesses étaient des travestis. Ce monde est celui qu’a fixé le photographe Watanabe Katsumi (voir ici), et aux garçons maquillés se mêlent naturellement les hommes tatoués. Moi-même, prenant un verre dans un « gay bar » de Tokyo, je pouvais y observer un yakuza et sa petite amie entourés de jeunes travestis. On peut supposer qu’un semblable « mélange des genres » était à l’œuvre en France, et que la pègre fréquentait aussi le milieu des cabarets et des bars pour travestis. 



Que les yakuzas aient été un objet de fantasme pour la scène gays japonaise est une évidence. Il n’y avait pas que les femmes qui frissonnaient lorsque Ken Takakura faisait tomber son kimono, dévoilant un corps tatoué à la musculature parfaite. Le tatouage lui-même, avec son raffinement, ses fleurs éclatantes, et son narcissisme, possède une forte dimension homoérotique. Il fallait un artiste pour exalter la sexualité équivoque des yakuzas. Ce fut Go Mishima (1924-1988). 



Deux évènements vont contribuer à forger l’art du dessinateur. Le premier est sa découverte du dessinateur américain Tom of Finland, célèbre pour ses hommes en cuir baraqués, marines et policemen usant de leurs matraques. Rien d’efféminé chez Tom of Finland mais une virilité poussée jusqu’au délire. La seconde est sa rencontre avec Yukio Mishima dans une salle de musculation. Mishima pousse Tsuyoshi Yoshida à radicaliser son art, et celui-ci prend en hommage le pseudonyme de son mentor. 



Go Mishima commence sa carrière dans Fuzokukitan et Bara, deux des premiers magazines gays japonais en 1964 avant d’intégrer Barazoku (la tribu des roses) en 1971, première revue ouvertement communautaire, faisant par exemple paraître des petites annonces de rencontres. Barazoku étant trop tourné vers les bishonen (éphèbes), Mishima fonda Sabu où il pouvait exprimer sa passion pour le muscle. 



Le yakuza est la figure centrale de son univers graphique. L’anatomie est bien sûr parfaite chez Go Mishima, tracée de façon ligne claire. Seuls les poils sur le torse, les cuisses et le pubis, échappent à ce trait rappelant aussi l’estampe. Les seules touches de couleur sont le tissu rouge du fundoshi (pagne) et de la bande enroulée sur le ventre. 



Et bien sûr les tatouages rouges, bleus et verts. Ses yakuzas à la nuque rasée et aux cheveux en brosse se rapprochent des acteurs Akira Kobayashi et surtout Hideki Takahashi le héros de L’Emblème de l’homme (voir ici) . Si leurs regards sont noirs et leurs visages concentrés, ils possèdent aussi un calme souverain et des gestes cérémoniaux, même lorsqu’ils sont ligotés en vue d’une série de tortures. Go Mishima ne dessine pas de scènes d’amour hard entre yakuzas : son univers est fétichiste, sadomasochiste mais pas pornographique. 



Le yakuza est isolé dans le dessin, le plus souvent sans partenaire excepté parfois son tortionnaire. Il est un objet d’amour exclusif pour le dessinateur et ses admirateurs. Du reste, si les yakuzas s’étaient trouvé choqués par ces représentations, nul doute qu’ils y auraient mis bon ordre ne serait-ce que par l’intimidation. On peut supposer qu’eux-aussi y trouvaient leur compte. 





samedi 20 mai 2023

Tadanori Yokoo, Mishima et le rouge de l’au-delà



Au début des années 2000, je découvrais Le Journal du voleur de Shinjuku (1969) d’Oshima qui fut ma porte d’entrée sur les arts underground des sixties japonaises. Je voulais tout savoir sur les créatures qui y apparaissaient comme Juro Kara, Akaji Maro, Yotsuya Simon, Ri Reisen et surtout Tadanori Yokoo qui prêtait son visage candide et rêveur à  Birdey Hilltop.  Il était un peintre, pouvais-je lire, et une sorte d’équivalent japonais d’Andy Warhol. Je découvrais ses œuvres à la Fondation Cartier en 2006, et était autant impressionné par ses toiles pop des Sixties que par ses peintures contemporaines qui dans un sens me touchaient plus. J’étais fasciné par celle où des écoliers semblent découvrir un œuf mauve géant. L’un d’eux tenait un livre de Ranpo à la main. Mes camarades et moi, nous étions alors passionnés par tout ce qui tournait autour de Ranpo, de Suehiro Maruo, de Terayama, de Tatsumi Hijikata, et plus globalement par cette culture noire et romantique allant des années 20 aux années 80 qu’on appelait l’eroguro. 

Ruriko Asaoka (1970)


Je m’y suis d’ailleurs replongé pour le cycle de conférences et de présentation autour de Mishima à la fin de l’année dernière au Forum des images. Une célèbre photo de 1969 montre Yokoo en écolier, le cou enserré par le bras d’un Mishima bodybuildé, presque nu et tenant un sabre à la main. Mishima fait sa célèbre expression crispée, qui nous pousse à croire que la photo est humoristique. Ce n’était pas une photo « mondaine » entre deux stars de l’époque mais l’expression des liens privilégiés entre le peintre et l’écrivain.



Les voleurs de Shinjuku

Si Warhol travaille la sérigraphie et les stars hollywoodiennes, Yokoo revient à l’estampe et peint une série flamboyante consacrée à l’icône Ken Takakura, dont j’ai plusieurs fois parlé dans mon journal des yakuzas. Comme Warhol aux USA, Yokoo, incarne les sixties japonaises, et autant que les films de Seijun Suzuki en fixe les couleurs pop et industrielles. 


Yokoo nait en 1936, sept ans après Yayoi Kusama, quatre ans après l’écrivain Shintaro Ishihara et Nagisa Oshima, un an après Terayama et Akihiro Miwa, deux ans avant le photographe Daido Moriyama, quatre ans avant le dramaturge underground Juro Kara et Nobuyoshi Araki. Il fait partie de cette génération qui avait à peine une dizaine d’années, voire moins, à la fin de la guerre, et dont Yukio Mishima, quelles que soient leurs opinions politiques était le grand aîné autant détesté que follement aimé. 

Yokoo décrit ainsi le zeitgeist des avant-garde japonaises des années 60.

« Chaque membre du réseau "underground" était inconsciemment lié aux autres membres par une chaîne de relations. Les échanges entamés dans ce réseau spirituel remontaient ensuite à la surface, de l'"underground" à l'"overground". Par conséquent, je pense que le réseau inconscient préexiste, et qu'ensuite les échanges d'informations issus des rencontres entre les individus et à travers les médias se font dans notre conscience. Dans les années 1960, les gens avaient encore des espoirs et des rêves. Après l'exposition universelle de 1970 à Osaka, une croissance économique intense a conduit à une période connue sous le nom de "bulle". Cette période a marqué le début d'une ruée vers un monde résolument matérialiste. 



Dans les années 1960, en revanche, il y avait encore des espoirs et des rêves sur le plan spirituel invisibles à l'œil nu, qui se traduisaient par un sentiment d'impuissance. A travers leurs débats et leurs affrontements sur le système, sur les manifestations, sur les espoirs et les échecs, les mouvements d'étudiants étaient à la recherche d'un idéal et se faisaient une place dans la société. C'est ce contexte - notamment par son lien avec mai 1968 - qui a permis à ce réseau mental de culture "underground" de se développer. »

Parmi les peintures les plus célèbres de Yokoo, il y a la femme à la bouche ouverte et qui bave de Drooling en 1966, et qu’il a repeinte à de nombreuses reprises mais aussi la série des Pink Girls, ces filles roses qui se lavent les dents, se rasent, rient ou glissent la main dans leur culotte. 

Razor (1966)


« Ma curiosité pour les femmes m'a poussé à faire cette série. J'aimais beaucoup les femmes provocantes. Les femmes soumises ne m'intéressaient pas. En fait, j'étais attiré par celles qui pouvaient me dominer. Les femmes qui apparaissent dans ces peintures sont colorées en rose, ce qui donne une impression de chair nue. La raison pour laquelle elles rient à gorge déployée et prennent des poses audacieuses, c'est bien sûr parce que j'ai voulu les représenter avec elles-mêmes, sans l'intervention d'une tierce personne. En bref, dans cette série de "filles roses", j'ai essayé d'abattre la "féminité" conventionnelle. Je n'essayais pas de faire des portraits picturaux. Je voulais rompre avec les images stéréotypées de la femme. »

Mona Lisa (1966)



La passion de la mort

Lorsqu’on lui demande quels souvenir il a de la guerre, Yokoo répond : « Lorsque j'ai vu les traînées mouchetées d'or laissées par les bombardiers au-dessus des montagnes à l'est de Nishiwaki, j'ai eu l'impression de vivre un moment sublime, presque sacré. Les sirènes annonçant les frappes aériennes m'ont beaucoup impressionnées ainsi que le rouge écarlate qui colorait le ciel à l'est lorsque des bombes étaient larguées sur Akashi et Kobe. Sous le ciel teinté de rouge, il y avait un massacre en cours. Le rouge est la couleur liée aux images de l'Au-delà. C'était ma première expérience de peur déclenchée par le monde extérieur. »

Destiny 1997

Ces couleurs nous les retrouverons dans les toiles de Yokoo, qui pourrait dire en paraphrasant Godard : « Ce n’est pas du rouge mais la couleur de l’au-delà. » 

Sa page Wikipédia japonaise nous éclaire sur ces peurs intérieures. Née dans la ville de Nishiwaki, préfecture de Hyogo, Japon, il y a vécu jusqu'à l'âge de 20 ans. Durant son enfance, il est confronté à divers phénomènes surnaturels à Nishiwaki et développe une passion pour le monde de la mort. 



C’est dans un cimetière que plus tard il pose pour Kishin Shinoyama avec l’actrice Ruriko Asaoka. En 1968, il met même en scène sa propre mort. « Je suis tellement terrifié par la mort que je me suis suicidé par désir de renaître. J'ai même fait publier l'annonce de ma mort dans la presse. Les gens qui l'ont su - pendant que je partais à New York - ont demandé à ma femme de prendre le deuil et ont organisé une cérémonie funéraire sur la tombe de quelqu'un d'autre, en prétendant que c'était la mienne. La mort est une chose abominable dont nous ferions tout pour nous débarrasser, alors j'ai eu envie de faire quelque chose qui me porterait malheur - pour conjurer le sort, en quelque sorte. Je voulais me rapprocher de la mort par la peur qu'elle m'inspirait, et me débarrasser de ce sentiment de peur en me transformant en objet d'effroi. D'où mon désir d'impliquer les médias dans l'histoire. C'était une mise en scène de la mort. Nous devrions considérer notre vie dans ce monde comme une pièce de théâtre. Tout cela n'est que le côté virtuel de l'Au-delà. »

Maybe someday... (2001)


Après avoir travaillé comme graphiste pour le Kobe Shimbun, il devient indépendant. Après la mort de Mishima en 1970, il passe les 15 années suivantes de sa vie à se tourner vers un monde spirituel englobant l'occultisme et le mysticisme, mais il se rend compte qu'il s'agit d’un mirage et découvre la peinture comme une extension de sa recherche du "moi". Il pensait que le monde spirituel et la peinture étaient des entités complètement séparées, mais plus tard, il se rend compte qu'elles étaient liées d'une manière plus profonde qu'il ne l’avait supposé. 


Les peurs intérieures

Dans l’interview accordée à Takayo Iida, Yokoo parle de son rapport à l'enfance, aux peurs intérieurs et à l’au-delà

« Mon père était somnambule. Il marchait toutes les nuits dans son sommeil. J'ai même vu son visage dégoulinant de sang après avoir accidentellement passé sa tête à travers une vitre. Et la réaction de ma mère à ces incidents ne faisait que le crisper. Je pourrais dire que ces scènes d'un "monde étrange" ont constitué ma première expérience de "peur intérieure".

I WAS BORN ON JUNE 27TH, LIKE HELEN KELLER.
I WAS ADOPTED BY MY UNCLE YOKOO'S FAMILY, UNCLE YOKOO BEING MY FATHER'S OLDEST BROTHER.
MY ADOPTIVE PARENTS SOMETIMES USED TO TELL ME THAT THEY HAD FOUND ME
UNDER A BRIDGE. AS A CHILD, I WOULD LOOK AT THE NIGHT SKY AND DREAM ABOUT MY DESTINY.
I THOUGHT OF MYSELF AS A FIREFLY THAT TWINKLED LIKE THE STARS.
I FEEL THAT AN INVISIBLE GUARDIAN SPIRIT HAS ACCOMPANIED ME ON MY LONG JOURNEY,
ALONG WITH THE RAT FROM CHINESE ASTROLOGYTHE EMBLEMATIC ANIMAL OF THE YEAR IN WHICH I WAS BORN.
(1996)

Je ne sais pas s'il y a un lien avec ces scènes étranges du somnambulisme de votre père, mais beaucoup de vos œuvres semblent empreintes d'une atmosphère nocturne. Par exemple, la série dans laquelle trois jeunes garçons regardent furtivement un objet énigmatique, ou la série des "peintures rouges", ou encore les tableaux où l'on ne voit que les jambes des enfants. Toutes ces œuvres semblent évoquer le somnambulisme, un état intermédiaire entre la veille et le sommeil.

Il s'agit plutôt d'un état de fusion où les frontières ne sont pas apparentes, plutôt que d'un monde divisé en deux. Au fond, je ne vois jamais les choses d'un point de vue dualiste. Ma façon de penser ne tourne pas autour de l'opposition entre "le bien et le mal" ou "la beauté et la laideur", par exemple.

Dans la série de tableaux représentant les trois jeunes garçons, il semble que les personnages contemplent secrètement un monde étrange qui les effraie.

Ils sont dans le monde de la mort, et c'est de là qu'ils regardent notre réalité. Bref, ils ne la regardent pas du point de vue de la vie, mais de l'autre monde, celui de la mort. La vision de mon père somnambule, ainsi que les scènes de guerre que nous imaginions mais que nous ne pouvions pas voir de l'autre côté de l'autre côté de la montagne, tout cela était vraiment "l'Au-delà" pour moi.

Au cœur de l'œuvre présentée dans votre exposition à la Fondation Cartier pour l'art contemporain, il y a une série de peintures à dominante rouge. Le rouge évoque des images de chaleur, de sang et de vie. J'ai l'impression qu'il y a "quelque chose" de caché dans votre travail qui peut troubler l’inconscient du public. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Il existe une zone de l’inconscient qui se confond avec l'esprit conscient. Si l'on considère ces deux pôles en dehors des modes de pensée modernes, il est vrai que la source de mon inspiration est inconsciente et archaïque.

The Birth of the Dead (1997)


En parlant d'inconscient, comment voyez-vous le monde des rêves ?

Ces derniers temps, j'ai fait de nombreux rêves dans lesquels la frontière entre la vie quotidienne et la vie non quotidienne est inexistante. On pourrait dire que la réalité n'est qu'une illusion, une ombre. Pour moi, le monde de la vraie réalité se trouve dans l'au-delà. Selon moi, chacun d'entre nous devrait examiner sa propre raison d'être. Je pense également qu'en considérant mon propre être comme une réalité essentielle, je peux trouver un moyen de connaître le monde.


Mishima et la beauté de la fin



La mort de Mishima est un traumatisme pour Yokoo, et l’évènement qui le pousse à s’immerger dans le mysticisme. Yokoo n’était pas qu’un admirateur de l’écrivain, il était aussi l’un de ses intimes. 

En 1997, dans Print 21, revue japonaise sur les arts populaires et d’avant-garde, la relation entre Yokoo et Mishima est ainsi décrite.

« Il y a des gens qui sont convaincus qu'ils ont dû être frères dans une vie antérieure. Tadanori Yokoo et Yukio Mishima ont dû se rencontrer sous de tels auspices. Leur première rencontre dans cette vie a eu lieu en 1965, alors que Yokoo était encore un illustrateur débutant qui avait organisé une exposition personnelle à la galerie Yoshida à Nihonbashi. Mishima est alors présenté à Yokoo par Takahashi Mutsuro et ses premiers mots ont été "Wahahahahaha !Les drapeaux des marines américaine et japonaise ", a-t-il dit d'une voix forte, pour faire le premier pas. Les motifs érotiques et kitsch, les compositions surréalistes, les couleurs intenses de l'encre. Tous ces éléments sont déjà présents dans l'œuvre de Yukio Mishima. La rencontre était donc inévitable. 



La preuve de son admiration pour Yokoo est une œuvre offerte par le jeune illustrateur inconnu et qu’il a conservé jusqu'à la fin de sa vie dans son bureau, dans sa maison baroque. Peu après Mishima a demandé à Yokoo d’illustrer une série de textes. Par coïncidence, la première œuvre à être accompagnée d'une illustration était "The Beauty of the End" (La beauté de la fin). Le temps réel que Yokoo et Mishima ont partagé n'a été que de cinq ans, mais conscient qu’il lui restait peu de temps à vivre, l’écrivain a beaucoup sollicité son ami peintre. Il lui avait ainsi commandé une reliure pour la nouvelle édition de La crucifixion en rose. Yokoo aurait dû être le partenaire de Mishima dans le livre de photos "La mort d'un homme", où l’écrivain se projetait dans  différentes scènes de mort, mais un accident de voiture, qui allait l’empêcher de marcher pendant un an et demi, le retenait à l’hôpital. 



            Illustrations for "Killed By Roses" (A Book Of Portraits Of Yukio Mishima)

(1969)  

Trois jours avant sa mort, les derniers mots que Mishima a adressés à Yokoo par téléphone ont été : "Tu dois vivre plus fort. Dépêche-toi de finir le travail que je t’ai commandé. Si tes jambes te font mal, je les soignerai", prononcés avec droiture, comme un frère aîné réprimanderait son cadet. Bien sûr, ce n'était pas la fin de la relation entre Yokoo et Mishima. Au contraire, après le retour de Mishima dans le royaume céleste, le lien entre les deux s'est renforcé. Quelques mois après la mort de Mishima, Yokoo voit pour la première fois Mishima en rêve. Il lui dit qu’il doit à nouveau se suicider.  Yokoo et Mishima sont restés en contact par ce canal onirique. Ces interactions apparaissent souvent dans l'œuvre de Yokoo qui représente Mishima comme un martyre héroïque. »

(1969)


Vers la peinture… et au-delà

Si Yokoo a poursuivi un travail d’illustrateur proche de son style d’estampe, pour des albums de rock ou des affiches de spectacles, ses peintures se sont obscurcies, le trait s’est épaissi, et la toile se colore de rouge sombre dans les années 90 et 2000. Ce sont ces peintures qu’il décrit comme vues et peut-être peintes, depuis le monde des morts. 



Lorsque Yokoo déclare que la peinture lui a permis de concilier le monde réel et le monde spirituel, il faut y voir une progression dans son identité de peintre et non plus d’illustrateur. Une immersion dans l’acrylique et la peinture à l’huile. Après son accident de voiture en 1969, et la crise causée par la mort de Mishima, c’est cette voie qu’emprunte Yokoo comme s’il plongeait directement dans ses peurs intimes. Les aplats de couleurs éclatantes laissent placent à des matières épaisses et tourmentées. On pense parfois à Chirico et Picabia que Yokoo considère comme ses pères spirituels, mais aussi à Munch, tant la célèbre Femme qui bave, réinventée en rouge, est Le Cri du peintre japonais.

Drooling (1965)

Hong Kong (1997)


Les rues japonaises sont plongées dans les ténèbres, comme si elles se poursuivaient dans l’au-delà.

Luminous path in the darkness: the night of the Journey (2001)


Des enfants lecteurs de Ranpo trouvent des œufs étranges, et une affiche ordonne d’écouter la voix noire de la terre.

First fetal movement in mauve (1994)


Au fond d’une grotte on peut encore voir la bouche ouverte de la femme qui bave. 

Screaming of the five senses (1999)


Et le rouge partout, le rouge de la guerre, ce spectacle terrible et magnifique qu’il observait lorsqu’il était enfant.

« Le rouge génère plus d'images liées à la mort que n'importe quelle autre couleur. Pour moi, la mort est un thème essentiel, au même titre que la vie et l'amour. En peignant en rouge, on voit apparaître des tableaux où la mort apparaît sous la forme d'une métaphore plutôt que d'être directement présente. Cette série d'œuvres en rouge part du constat qu'il y a du quotidien dans la mort. Grâce à la couleur rouge, la mort gagne peu à peu du terrain au sein même de la vie elle-même. La vie et la mort finissent par être aussi inséparables que les deux faces d'une pièce de monnaie. »

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En 2008 à Tokyo, lors de mon premier voyage, j’achetais au Musée Mori de Roppongi une série de statuettes des plus célèbres personnages de Yokoo.



NB : Les propos de Yokoo sont tirés de l’édition anglaise du Catalogue de l’exposition de la Fondation Cartier. Ma traduction diffère donc de celle de la version française.