Un billet en appelle toujours un autre. Pour mon article
précédent, j’ai parcouru des interviews d’Aquirax Uno. Lorsqu’on demande au
grand dessinateur si les jeunes actuels l’inspirent, il répond qu’il cherche surtout
à dépeindre une nostalgie intemporelle mais que, par le passé, il s’est intéressé
à la « tribu de Miyuki ». Qu’est-ce donc que cela ? je pensais d’abord
à un groupe de filles réunis autour d’une certaine Miyuki mais je me trompais. Il
s’agit d’un mouvement de jeunes ayant duré quelques mois pendant la première moitié
de l’année 1964. Il regroupait principalement des garçons qui trainaient dans les
rues « Namiki Dori » et « Miyuki Dori » à Ginza, d’où leur
surnom.
Pour comprendre la spécificité du Miyuki-zoku (son nom
japonais), il faut s’intéresser au parcours de Kensuke Ishizu
surnommé le parrain de la mode japonaise. Né en 1911, Ishizu lance après-guerre,
les premières imitations de vêtements américains comme les blue-jeans ou les tee-shirts
à poches de GI’s. En 1951, il crée sa propre compagnie nommée Van Jacket. Cet intérêt
l'amène à voyager aux USA en 1959, où il découvre le style des campus américains
nommé « Ivy » tiré de « Ivy league » désignant les huit
universités privées du Nord-Est des États-Unis.
Populaire après-guerre, le style Ivy emprunte aux universités anglaises (chemise Oxford, chaussettes écossaises, pull shetland, polos) et le mélange avec des vestes en imprimé madra, des bermudas, et des mocassins. C’est un style à la fois sportif, formel, décontracté et nonchalant.
Outre les étudiants, le style Ivy est adopté par les
jeunes acteurs comme Paul Newman, des politiciens comme JFK et les musiciens de
jazz comme Miles Davis. En 1961, Ishizu ouvre une boutique Van à Ginza sur
Miyuki-dori. En important le style Ivy, il entend créer une mode spécifique
pour la jeunesse, secteur alors très délaissé. Il y avait bien eu les Tayo-zoku,
la fameuse tribu du soleil de l’écrivain Shintaro Ishihara au milieu des années
50 mais celle-ci était relativement simple avec ses chemises hawaïennes, ses
teeshirts estivaux et ses pantalons blancs. La mode proprement dite ne
concernait alors que les hommes et femmes adultes.
Ce qui popularisa le style Ivy à Tokyo fut une répartition territoriale des jeunes selon leurs classes sociales. Les enfants de riches industriels ou de politiciens
fréquentaient peu Ginza pour la bonne raison qu’il était difficile de se garer
et donc d’exhiber leurs voitures de sports. Leur fief était alors Harajuku. C’est une
jeunesse issue de la classe moyenne qui se mit à fréquenter Van et se
passionner pour le style Ivy. Ce qui les dirigea vers Ginza fut l’énorme succès
remporté par la revue Heibon Punch dont les splendides couvertures
d’Ayumi Ohashi faisaient l’apologie d’un art de vivre occidental et hédoniste.
En
1964, Heibon Punch commença à s’intéresser aux jeunes fréquentant la boutique
Van, créant une véritable émulation. Ishizu lui-même oriente son propre magazine Men’s
Club pour promouvoir le style Ivy.
Certains articles étaient par ailleurs
critiques, ne voyant dans le mouvement qu’un attrait pour des vêtements exotiques.
C’est ainsi qu’on vit exploser le nombre de jeunes garçons portant des mocassins,
des bermudas et des blazers dans les rues de Tokyo. Elément indispensable
comptant autant que les habits eux-mêmes : le sac en papier kraft ou en
toile de jute Van sous le bras, permettant de porter ses vêtements usuels telle
la tenue traditionnelle de lycée ou d’université.
Les filles étaient un peu délaissées
par le mouvement mais on les reconnaissait à leurs cheveux courts inspirés de
la coupe de Jean Seberg dans Bonjour Tristesse d’Otto Preminger. Du nom du
personnage on l’appela la coupe « Cécile ». Et c’est ainsi que l’on
retrouve notre ami Aquirax Uno vouant un véritable culte au film et au roman de
Françoise Sagan.
Les Miyuki-zoku furent ainsi les premiers jeunes des années 60
à revendiquer avant tout un style vestimentaire. Le Tayo-zoku était d’abord un état
d’esprit nouveau, qu’accompagnait des éléments de reconnaissance.
Leurs petits
frères étaient tout simplement des fashionistos, ouvrant la voie à la culture
moderne de la mode. La nonchalance, la drague, les films français ou le jazz
étaient bien sûr de mise, mais la jeunesse japonaise y succombait comme toutes
les jeunesses du monde, mocassins aux pieds ou non. La préoccupation numéro 1 des Miyuki-zoku était la mode, et comme leurs ancêtres américains, ils connaissaient sur le bout des doigts les coupes, les tissus et les assemblages du style Ivy.
Aussi foudroyante que son éclosion fut la disparition du Miyuki-zoku
en juillet 1964, après seulement quelques mois d’existence. En effet, à l’approche
des jeux olympiques, la police japonaise était particulièrement sensible aux
phénomènes de bandes d’adolescents. Les jeunes de la rue Miyuki étaient inoffensifs
mais la simple présence de signes distinctifs pouvait faire craindre des effets
de clans et d’affrontements. Les adultes ne comprenaient rien au style Ivy et
pouvait imaginer que sur le modèle de West Side Story ou des Mods anglais, des
quartiers de Tokyo allaient s’affronter. Des marques de vêtements pouvaient même
devenir des signes claniques puisqu’à côté des passionnés de la boutique Van,
la boutique Jun avait elle-aussi ses adeptes. Le plus cocasse étant que ce qui
effrayait alors les autorités était une mode BCBG issue de l’aristocratie des
universités américaines.
Appelé à collaborer et craignant sans doute que sa marque ne
pâtisse d’une mauvaise image, Kensuke Ishizu organisa un rassemblement des
Miyuki-zoku VAN au Yamaha Hall. « Ce furent les policiers eux-mêmes qui
posèrent les affiches. En cadeau pour
ceux participant à l’évènement : un sac VAN gratuit pour ranger ses
vêtements usuels. Ils attendaient environ 200 jeunes mais c’est plus de 2000
Miyuki-zoku qui se sont présentés. Lors de son discours Ishizu demanda aux
jeunes d’arrêter de traîner à Ginza. Même si la plupart ont suivi ses
consignes, certains irréductibles continuaient à fréquenter le quartier.
Le 19 septembre 1964, une énorme force de police a pris d'assaut Ginza et a embarqué 200 jeunes en vestes madras et mocassins. Quatre-vingt-cinq ont été envoyés à la prison voisine de Tsukiji. Les jeunes ont compris le message et ne sont jamais revenus, et c'était la fin du Miyuki-zoku. » (d’après l’article de Roy Tomizawa)
Sources
En japonais
The Role of Heibon Punch and VAN in Changing the Social
Memory of the Miyuki-zoku par Kazuhiko Shimizu ici
La sous-culture de l’après-guerre : des Tayozoku aux Miyukizoku
ici
En anglais
L’histoire de Kensuke Ishizu et du Miyuki-zoku par Roy
Tomizawa ici
et également ici sur le site Japan Nakama ici
En français sur le site Bonne gueule, le style Ivy américain ici