«La prochaine fois, je ferai un film
que
je projetterai sur vos visages».
Shuji Terayama (1972)
Qu'est-ce que le sexe pour vous, Shuji Terayama ? Vous inscrivez-vous
dans cette tradition japonaise à laquelle nous devons les plus belles
manifestations érotiques de l'art universel ? Ou, sollicité par l'Occident,
est-ce l'héritage de Georges Bataille que vous entendez recueillir dans Les
Fruits de la passion ?
Laissons de côté cette immense
question que soulève Bataille. Cela nous conduirait à parler trop longuement de
la tradition occidentale de l'érotisme. Pour moi, le sexe est un mode de
communication, une forme de jeu, une méthode pour organiser le hasard des
rencontres et dévoiler l'être le plus obscur. C'est un des rares paris qui
n'ait pas nécessaire- ment l'argent pour enjeu. C'est aussi ce qui s'oppose
radicalement à la science ou au sport : l'érotisme n'existe que dans
l'imaginaire.
Quelle réponse énigmatique, l'imaginaire ! Disons très simplement que
dans l'iconographie des Fruits de la passion, vous conjuguez les signes
érotiques de l'Orient et de l'Occident.
Je ne ressens pas, pour ma part,
cette dichotomie de l'Orient et de l'Occident. Leur interpénétration stimule
mon érotisme bien davantage que les estampes d'Utamaro ou de Hokusai, par
exemple. Je me suis efforcé de créer un mode de représentation qui me soit
propre. A vous de décider si je suis davantage dépendant des codes réputés
japonais ou occidentaux. Dans Les Fruits de la passion, l'érotisme est associé
à l'incomplétude ou à la maladie. Voyez les pensionnaires de la maison de
fleurs : l'une est mythomane, la seconde est autistique, une troisième est
phtisique...
Ces multiples représentations d'un «manque» composent-elles, ensemble, la
psyché féminine ?
En tout cas, elles se complètent. Ce
que l'une des pensionnaires n'a pas, l'autre l'a. Elles cohabitent parce
qu'elles sont les effigies d'un monde où tout a valeur d'échange, le sexe comme
l'argent, les objets comme les symboles. C'est ce que O comprend à la fin du
film : peut-être peut-elle commencer à vivre dès lors qu'elle n'est plus
soumise aux lois de l'échange.
Dans le décor de la maison de fleurs, vous avez placé des compositions
monochromes qui nous paraissent renvoyer à un imaginaire spécifiquement
cinématographique. Etait-ce une façon de désigner, ou de dénoncer, l'illusion
que vous instituez ? Qu'attendez-vous des techniques du collage ?
Depuis l'enfance, je suis attiré par
Lautréamont, par les rencontres inattendues qu'il suscitait en rapprochant des
éléments parfaitement hétérogènes, tels qu'un parapluie et une machine à coudre
sur une table de dissection. Sawako Goda et moi-même nous sommes; inspirés de
vieilles photos pour peindre des panneaux que nous avons intégrés dans le décor
en fonction des personnages qui les côtoieraient.
La figure de la Mère, récurrente dans votre œuvre passée, est ici
supplantée par celle du Père. Dans le fantasme de O, le Père dessine une prison
en traçant autour de l'enfant un carré de craie. Byakuran, une des prostituées,
retrouve sous les traits d'un client le père qui exigeait d'elle toute sorte...
de chienneries !
Notre monde contemporain est placé
sous le signe de cette absence. Qu'il s'agisse de politique, de religion ou
d'érotisme, nous sommes tous à la recherche du père absent. O bien sûr, mais
les révolutionnaires aussi, qui attendent de Sir Stephen qu'il soit leur
protecteur.
Mais par rapport à l'univers d'échanges que symbolise la maison de
fleurs, quelle place assignez-vous donc à la Révolution ?
Mes révolutionnaires ne sont que les
clowns de cet univers. Ils ne savent pas encore que la Révolution politique
n'est qu'un aspect de la Révolution. Ils ne voient que la réalité matérielle,
là où les filles, enfermées dans leur subjectivité, ne connaissent, elles, que
ce qu'elles ressentent. Le monde des prostituées est traité en couleurs, celui
des émeutiers est monochrome, du moins au début du film. C'est le jeune garçon
qui fait la liaison entre les deux mondes. Lorsqu'il pénètre dans celui de O,
le film devient entièrement en couleurs. Nous parlons de «clowns», mais
n'oubliez pas que ces clowns ont bien souvent contribué à changer le cours de
l'histoire. Sans leur révolte, sans la «folie» de mes filles, l'humanité
pourrait-elle progresser ?
(Dossier de presse, 1981)