Un texte bien sérieux que j’avais écrit sur Somaï pour Les Cahiers en 2013, à l’occasion de la rétrospective à la Cinémathèque française
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Typhoon Club |
Shinji Somaï, disparu en 2001 à l’âge de 53, laisse
derrière lui une œuvre de 13 films. Bien qu’il fasse l’objet d’un culte vivace
parmi ses pairs et les cinéphiles japonais, il demeure très méconnu en dehors
de l’archipel. La raison tient d’abord à sa période d’activité, les années 80, décennie
pendant laquelle le cinéma japonais fut négligé en occident. Le ralentissement
créatif des grands auteurs, le déclin des derniers studios, mais aussi la mentalité
particulière du Japon de la « bulle économique », en plein
enchantement consumériste, produisirent un cinéma difficile à cerner. Somaï sut
saisir la légèreté de l’époque, mais se révéla aussi un auteur exigeant et
perfectionniste. Son œuvre passe du drame maritime The Catch (1983), au roman
porno Nikkatsu Love Hotel (1985),
à la fable maniériste Luminous Woman
(1987) ou encore au mélo familial Wait
and See (1998). Il est cependant un thème auquel il consacra la moitié de
son œuvre : la jeunesse.
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P.P. Riders |
Ses trois premiers films, The Terrible Couple (1980), Sailor
Suit and Machine Gun (1981), énorme
succès qui lança la star Hiroko Yakushimaru, P.P. Rider (1983) évoquent les mangas et anime et font la part
belle aux nymphettes en uniforme marin et aux chansons sucrées. Pourtant, Somaï
ne se contente pas de tendre un miroir complaisant à la jeunesse du pays mais
signe des romans d’éducation où l’on parle franchement de sexe et de mort.
Troquant la fantaisie pop pour un existentialisme lyrique, il offrit au film sur
l’adolescence l’un de ses chefs-d’œuvre : Typhoon Club (1984) où des lycéens, prisonniers d’une école déserte
pendant une tornade, affrontent leur moment de vérité.
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Typhoon Club |
Cette même sensibilité,
une perception intime et atmosphérique de l’adolescence, est à nouveau perceptible
dans son dernier grand film, Le Déménagement (1993),
dont l’héroïne est une collégienne perturbée par le divorce de ses parents. Le
film se conclut par une plongée de 20 mn dans un Japon ténébreux et magique. Les
personnages de Shinji Somaï vivent toujours à proximité de l’autre monde, en
priorité les enfants et les vieillards. Un moment d’égarement ou un rêve
éveillé suffisent pour qu’ils pénètrent dans cette dimension parallèle. Les
vieillards n’en reviendront pas mais aux enfants, il sera permis d’acquérir une
nouvelle connaissance.
Sortilèges
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Sailor suit and Machine Gun |
Dans The Friends
(1994), un petit garçon se perd dans les méandres d’un hôpital. Alors que les
couloirs se vident, il traverse des salles désaffectées et poussiéreuses, où des
blouses blanches suspendues flottent comme des fantômes et où des fioles et
éprouvettes contiennent d’étranges liquides fluorescents. Achevant son errance
devant la morgue, il épie deux médecins plaisantant devant un cadavre ; vision
qui le fait déguerpir et regagner le monde des vivants. Une même dimension initiatique apporte une profondeur
inattendue à Sailor Suit… dans lequel,
suite au décès de son père, une lycéenne hérite d’un clan de yakuzas. De ce
sujet délirant, Somaï tire une fable œdipienne : les 4 inoffensifs gangsters
dont Izumi devient le « boss » représentent des figures paternelles,
fraternelles et même filiales (le plus jeune s’effondre dans ses bras car elle lui
rappelle sa mère). Comme dans un conte de fées, les yakuzas bons ou mauvais
disparaissent les uns après les autres, jusqu’à ce que la jeune fille affronte
le meurtrier de son père, chef de la bande rivale. Ce n’est d’ailleurs pas l’héroïne
qui abat la figure paternelle maléfique mais la propre fille du gangster. Le
travail du deuil achevé, Izumi, libérée du sortilège, peut retourner à sa vie
de lycéenne.
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Tournage de Sailor suit and Machine Gun
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Dans Sailor Suit..,
comme dans la plupart de ses autres films, les célèbres plans séquences de
Somaï ne relèvent pas d’une virtuosité hollywoodienne ; les travellings
sont tremblés, heurtés et souvent décadrés comme s’ils enregistraient la surface
accidentée du réel. L’idée de temps et d’espace compte moins pour Somaï que
faire partager une expérience émotionnelle : l’extase d’Izumi roulant en
moto dans Tokyo (Sailor Suit…) ou
l’inquiétude de traverser une forêt nocturne par une petite fille (Le Déménagement). C’est une transformation
intime, même si on ne peut pas la nommer, que saisissent les frémissements de
l’image. Dans Typhoon Club, les
tumultes de l’adolescence sont liés à la violence climatique. En une scène
étonnante une adolescente se masturbe dans le lit de sa mère parti au travail,
la caméra restant fixe sur son visage, jusqu’à la jouissance. Plus tard, Somaï
filme le calme dans l’œil du cyclone puis le déluge soudain sur la bande de
lycéen dans la cour de l’école. Le plan séquence saisit un basculement du
monde, en rupture avec une mise en scène souvent fluide et invisible. De façon
plus humoristique, à la façon d’un Kitano, il permet aussi à Somaï de s’évader
des règles du cinéma de genre. Dans P.P.
Rider, un long plan séquence évacue tout le spectaculaire d’une rixe de
yakuzas et la transforme en bagarre de bac à sable.
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P.P. Riders |
Chez Somaï, les sentiments développent leurs propres
espaces, créent des raccords magiques ou au contraire des cohabitations
impossibles. Dans Last Chapter of Snow
(1985), un jeune professeur et sa fille adoptive résident dans des lieux
éloignés mais, par un jeu complexe de décors, partagent les mêmes plans. Alors
même qu’ils ne se sont pas avoués leur amour, le lié des espaces le fait
exister. Au contraire, les lycéens de la
comédie The Terrible couple, se
retrouvent dans une situation invivable : se voyant par erreur attribués
le même appartement, ils doivent cacher leur situation pour ne pas être
expulsés.
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The Terrible couple |
Avant même de tomber amoureux, ils feront alors l’expérience du
couple. Le jeune salaryman et la prostituée de Kazabana (2001) en représentent la version noire : unis par un
pacte de suicide, ils transforment leur escapade hors de Tokyo en love story
négative, ne supportant même pas de partager la même chambre d’hôtel.
Le classicisme que l’on a pu relever chez Somaï renvoie
aussi à ce trait du cinéma japonais, lorsque les espaces domestiques véhiculent
une vision du monde et une philosophie. Les maisons traditionnelles d’Ozu
rechignent à accueillir la modernité et les palais des shoguns de Kobayashi
évoquent, par leur géométrie, toute l’aliénation de l’esprit féodal.
L’anarchisme de Somaï ne le pousse pas à détruire ces structures mais à trouver
des ouvertures et des fuites, pour créer en leur sein des mondes utopiques – les
enfants en sont le plus souvent porteurs.
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The Friends |
Le vieil homme de The Friends est prisonnier d’un acte
terrible commis pendant la guerre : la mort d’une femme enceinte aux Philippines.
Ne parvenant plus à rejoindre son foyer, il devient de son vivant un spectre,
s’enterrant dans une maison qui retourne à l’état sauvage. Ce sont des enfants,
lutins qui chantonnent les airs de Mon
voisin Totoro de Miyazaki, qui, en restaurant la maison, briseront la
malédiction et le feront renaître au monde.
Utopie
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Le Déménagement |
De tous les lieux de Shinji Somaï, le plus beau est
l’école de Typhoon Club. L’endroit du
contrôle des enfants, des emplois du temps et des sanctions, devient un espace
de liberté n’appartenant qu’à eux. L’impossible cohabitation peut alors aboutir
à une communauté utopique. Chacun, presque au sens littéral, fera peau neuve.
Ainsi, ce garçon qui verse de l’acide dans le dos d’une camarade pendant un
cours de chimie. L’infirmière le force à regarder le dos nu et les cicatrices
de l’adolescente qui, lui dit-elle, la marqueront à vie. Pendant le passage du
typhon, le lycéen, les yeux vides comme un zombi, agresse la jeune fille dans
un bureau désert. Lorsqu’il déchire sa chemise et s’aperçoit que les cicatrices
ont disparues, il s’arrête net. L’effroi de son geste passé, mêlé à l’émotion
érotique de découvrir la nudité de sa camarade, l’avait enfermé dans un
cauchemar. A tous deux (puisque la jeune fille avait aussi capturé le garçon
dans une vengeance inconsciente), il est alors permis de repartir à zéro et de
retrouver leur innocence. Somaï marque une rupture avec un certain nihilisme du
cinéma japonais, à l’œuvre chez Oshima par exemple, où le bonheur est toujours
hors d’atteinte et les personnages invariablement maudits par leurs actes et
poussés vers la mort et la folie. Seule exception : The Catch, récit d’aventure maritime qui rejoint une forme de
fatalisme. Comme dans les récits d’Hemingway, la virilité devient une part
maudite que les hommes vont tragiquement expier en mer.
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P.P. Riders |
A la société, Somaï oppose les bandes, les clans, voir
les tribus primitives. Les yakuzas de Sailor
Suit… s’avèrent une fratrie d’adolescents attardés, pour qui la solidarité
des « aniki » compte plus que la loi
de la pègre. Les lycéens de Typhoon Club,
ne sont pas davantage rassemblés par les règles de l’école, mais par un lien
plus mystique et profond. Lorsqu’ils dansent nus sous le typhon, il n’y a rien
d’autre à l’image que les corps, la pluie et la terre transformée en boue. Les
éléments liquides, récurrents chez le cinéaste, font retourner le monde à un
état primitif. La petite fille de Le Déménagement,
au bord du lac Biwa, a la vision d’un Japon archaïque et magique
lorsqu’apparait un navire funéraire illuminé de lanternes. Les spectres qui se
dirigent vers l’embarcation sont ceux de ses parents, prémonition d’un
arrachement à laquelle elle devra se résoudre. C’est également dans l’eau d’un
lac que l’adolescente de P.P. Rider a
ses premières règles, telle une petite mort de son enfance. Sans aller
jusqu’aux visions purement fantastiques d’un Miyazaki, Somaï a sans doute
davantage de points communs avec des animateurs comme le père de Totoro ou Isao
Takahata (Pompoko, Le Tombeau des lucioles) qu’avec ses
pairs, les cinéastes de la génération des années 80.
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Le Déménagement |
En premier lieu, les
rassemble un sentiment écologique mâtiné d’animisme. Dans Wait and See, entre le fils salaryman et le père paysan, sorte de
Boudu japonais, se crée un petit territoire utopique : le poulailler que le
garçon chéri dans son jardin comme une part d’enfance. Les poules et les
poussins assurent la transmission entre les deux hommes, version enchanté des
thons maléfiques de The Catch. Cette
part animale que les hommes de la campagne sont parvenus à conserver, la femme
la possède naturellement. En un très beau plan inquiétant, l’épouse du jeune
salaryman tire avec ses dents la peau du ventre de son mari endormi. Somaï a
inventé une gestuelle pour ses personnages féminins : a un moment ou un autre
elles se mettent immanquablement à marcher à quatre pattes, souvent au cours de
longs plans séquences. Ainsi, la lycéenne de Sailor Suit…, au lendemain d’une cuite au saké avec ses camarades
yakuzas, fera sans fin le tour de son salon comme un petit animal.
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Sailor Suit and Machine Gun |
Cette
expression désigne avant tout les femmes comme des êtres de métamorphoses.
L’écolière de P.P. Rider adopte la
coiffure et les vêtements d’un garçon et les jeunes filles de Typhoon Club pillent les costumes du
club de théâtre. Le statut de Yakuza d’Izumi n’est en définitive qu’un bref
moment dans sa vie d’adolescente. De la même façon, la prostituée suicidaire de
Kazabana, n’est que l’incarnation
temporaire d’une mère de famille.
Cinéma de la métamorphose, du jeu et du travestissement,
empreint d’un anarchisme rêveur, l’œuvre de Somaï fut une brèche dans une
époque où toute idéologie contestataire avait disparue. Sa disparition
prématurée l’empêcha d’être réellement le contemporain des cinéastes de la
crise économique comme Shinji Aoyama, Kiyoshi Kurosawa ou Shunji Iwai, mais nul
doute qu’il fut leur précurseur.