mardi 9 mai 2023

A new springtime of yakuza 6 : la rage au ventre



Pour ce nouvel épisode, je me suis plongé dans les films de gurentai (gangsters) de Kihachi Okamoto pour la Toho, merveilles pop et bariolées où l’on a le plaisir de retrouver rien moins que Toshiro Mifune en tough guy. Ces reprises décontractées du polar hardboiled américain font passer le film de gurentai à la couleur, ce qui signifie dans le cinéma japonais le livrer à la fantaisie la plus totale. J’ai aussi revisité quelques films de Kinji Fukasaku, en me disant qu’il était probablement avec Kurosawa, le plus important des cinéastes japonais modernes.



Fukasaku traverse à toute vitesse les années 70, et fait de ses figures de yakuza les grands témoins de l’époque comme avaient pu l’être les samouraïs. Bunta Sugawara anticipe le Scarface de Brian De Palma et incarne le yakuza moderne, nihiliste, agité de troubles mentaux, et dépassé par sa propre violence.



 18 mars

Cérémonie de dissolution du clan / Ceremony of Disbanding / Kaisanshiki (1967) de Kinji Fukasaku



Dans la lignée de Bloodstained Clan Honor, la lutte entre les habitants d’un bidonville et les yakuzas qui veulent les exproprier. Pour l’honneur de son clan, Koji Tsuruta a passé huit ans en prison. Lorsque qu’il sort, le monde a changé :  le Kyōdai d’autrefois (Fumio Watanabe) est devenu un yakuza affairiste qui a renoncé aux principes du ninkyo.



Quant à l’adversaire (Tetsuro Tanba) à qui il a tranché un bras et qui a juré de se venger, il est le dernier à partager les mêmes valeurs. La véritable cérémonie de dissolution se fera entre les deux hommes, Tanba renonçant à sa vengeance en brûlant le blason de son clan. Mais c’est aussi une cérémonie qui marque la fin du ninkyo et peut-être aussi du genre lui-même. 



Pour une fois un rôle complexe est confié au grand Fumio Watanabe, qui porte sur lui toute la faillite des valeurs originelles, mais garde un reste d’affection pour son frère de sang, ce qui causera finalement sa perte. Alors qu’auparavant, les yakuzas se recueillait face à la mer, celle-ci est désormais bouchées par les usines recrachant leur fumée noire. Place désormais aux combats sans code d’honneur. 




15 avril

Joueurs contre camelots / Bakuto tai tekiya (1964) de Shigehiro Ozawa



Le décor est l’un des plus beaux du ninkyo eiga : le quartier coloré des théâtres d’Asakusa, équivalent de Shinjuku pour les années 20-30. Affiches, banderoles, cinémas, et… tekiya, les camelots dont l’organisation est si proche des yakuzas qu’on les confonds parfois. Les tekiya appartiennent davantage à la légalité mais ils forment un milieu à part, un monde aussi parallèle que celui des yakuzas. C’est aussi un petit peuple pauvre, gouailleur et débrouillard. Le fameux Tora-san en fait partie, et il n’y a qu’au Japon qu’on peut voir une catégorie de métier ayant généré une telle mythologie, preuve aussi de son importance dans la société. 




Dans Joueurs contre camelots, les tekiya d’Asakusa sont menacés par l’ouverture d’un grand magasin risquant de les mettre sur la paille. Les négociations avec un homme d’affaire sont ruinées par le chef véreux d’un clan tekiya qui ne songe qu’à s’enrichir. Il accepte par exemple une contrepartie sans la redistribuer aux marchands. Il lance aussi des attentats contre le bon oyabun, qui lui est prêt à mourir pour son peuple. L’opposition bon père/mauvais père est ainsi respectée. La question paternelle est aussi ce qui hante  Koji Tsuruta dans un rôle moins lisse l’accoutumée. 



Fils du bon oyabun, il a assassiné un chef rival avant d’apprendre que celui-ci était son véritable père. Il devient donc un maudit, hanté par le parricide et se tient à l’écart de son clan. Tout le film va être un chemin le menant vers ce père qui bien qu’adoptif l’aime comme son propre fils. Leur relation père-fils passera évidemment par le sacrifice et la mort. La tragédie yakuza est ici un peu plus complexe que de coutume. Shigehiro Ozawa, retranscrit l’ambiance Taisho avec soin, avec par exemple ces bars capiteux où l’on danse à l’occidentale. Moment émouvant et rare également où l’on assiste à une séance de cinéma muet commentée par un benshi. 




23 avril

Yakuza Hooligans / Yakuza Gurentai (1966) de Sadao Nakajima



En 1966, le genre « gurentai » a été éclipsé par les ninkyo-eiga en couleur, ce qui fait du film de Nakajima la queue de comète de ces films noirs nerveux où des gangs à l’américaine braquaient des fourgons. On y retrouve le côté néo-réaliste tourné dans les rues (ici de Kyoto), la musique jazzy et les gangsters avec leurs lunettes noires et leurs petits chapeaux. Mais la nouvelle vague japonaise est aussi passée par là, et Yakuza Gurentai possède une réelle beauté photographique et surtout un discours politique. 




Les « gurentai » ou voyous, se définissent comme des démocrates qui partagent leurs butins en parts égales, tandis que les yakuzas sont encore dans un mode de vie féodal et travaillent pour leur oyabun. Pour les jeunes gurentai, les yakuzas font partie de la génération qui s’est engagée dans une guerre ingagnable, entraînant le pays dans sa chute.



Nakajima n’idéalise pas les gurentai, qui n’hésitent pas à violer les filles qu’ils veulent mettre sur le trottoir, mais il leur laisse tout de même le dernier mot dans un final très ironique. Le casting est impeccable avec entre autres Hiroki Matsukata, très drôle et à l’aise en gangster « démocrate », Shigeru Amachi (le samouraï hanté des films d’horreur de Nobuo Nakagawa), Hideo Takamatsu (Le géant et les jouets de Masumura), et l’acteur métis Ken  Sanders (Massacre Gun, Stray Cat Rock Delinquant Girl Boss).




25 avril

Hokuriku Proxy War / Hokuriku dairi sensō (1977) de Kinji Fukasaku



« La mer du Japon présente deux visages. Elle est froide et agitée l'hiver, chaude et calme l'été. Les habitants de Hokuriku possèdent les mêmes particularités, ce que l'on ne soupçonnerait pas au vu de leur apparence. Fukui, une des trois préfectures de Hokuriku avec Ishikawa et Toyama est le centre du commerce et de l'industrie. Cette ville a depuis toujours donné naissance à de nombreux yakuza. Les conflits les impliquant étaient si violents, que même un yakuza d'Hiroshima ou de Kyushu aurait changé de trottoir en croisant les gars d’Hokuriku. »



Ainsi s’ouvre Hokuriku Proxy War, ultime variation sur les Combats sans code d’honneur de Fukasaku. Nous sommes donc au nord du Japon, dans un paysage de neige, décor inhabituel pour un film de yakuza, et les malfrats ont donc troqué leurs chemises hawaiiennes pour des pulls à cols roulés, et des manteaux de fourrure. Ce qui nous vaut une introduction rappelant Goyokin, avec des masques démoniaques battant du tambour, et un combat au sabre d’ Hiroki Matsukata contre un gang, dans une forêt sous la neige.  Ce sont des ours (la façon qu’a Hiroki Matsukata de se balancer), et des loups, et Fukasaku les décrits comme les plus violents du Japon, un peu l’équivalent de la 'Ndrangheta calabraise. Le ton est donné dès le début avec un chef yakuza (le très drôle Kô Nishimura) enterré dans la neige. 



Hiroki Matsukata, trahit par une alliance entre clans, laissé pour mort et envoyé en prison, va peu à peu remonter la pente, et à force de ruse faire s’entretuer les clans adverses pour devenir le boss de la région. Ces stratégies guerrières amusent Fukasaku mais ce qui l’intéresse réellement est le moment où la bestialité et le gout du sang fait craquer ce qu’il reste du vernis du code d’honneur des yakuzas. Ces territoires sont bien plus dictés par l’instinct animal que par une réelle raison matérielle.

« -Vous n'êtes pas frères de sang ?

-Patron, la fraternité dépend de la situation. Être chez soi est plus important. »



27 avril

The Last Gunfight / Ankokugai no taiketsu (1960) de Kihachi Okamoto



Ce film noir à la Hammett, où Mifune, drôle et charmeur, porte l’imper de Bogart débarque dans une ville en pleine guerre des gangs. Se faisant passer pour un policier corrompu, Mifune infiltre un clan yakuza régnant sur la drogue, les établissements de nuit et la prostitution. Okamoto se maintient avec finesse à la lisière de la parodie. On peut voir par exemple de vampiriques tueurs, tout de noir vêtus, se produire dans un club, et chanter de bizarres chansons de gangsters. 




Comme il est de coutume dans ces films noirs d’inspiration américaine, les yakuzas portent des costumes occidentaux, et se conduisent comme un gang classique. Lors du gunfigght final, de façon surprenante et gratuite, l’un d’entre eux dévoile ses tatouages. Il y a quelque chose d’assez subversif de soudain révéler le corps tatoué et traditionnel d’un yakuza. 



Koji Tsuruta joue un yakuza à la retraite après la mort de sa femme qui sera obligé de reprendre les armes, ce qui donne lieu à un savoureux duel aux pigeons d’argiles avec Mifune. La filmographie d’Okamoto est mal connue, lui-même ayant brouillé les pistes en abordant tous les genres, du polar au film de guerre, et au jidai-geki dont le fabuleux Sabre du mal avec Tatsuya Nakadai. 




Ces polars donnent l’impression d’anticiper de quelques années ceux de Seijun Suzuki avec leurs couleurs psychédéliques de nightclubs, leur montage syncopé, et leurs raccords ultra dynamiques. Pendant l’épilogue, nous est offert un plan subliminal de poitrine féminine dénudée. Un clin d’œil suffisant pour poursuivre l’exploration de la filmographie d’Okamoto. 



 

18 avril

Big Shots Die at Dawn / Kaoyaku Akatsukini Shisu (1961) de Kihachi Okamoto



Encore un pastiche hammettien d’Okamoto, sur un scénario proche de The Last Gunfight, mettant en scène un gang de yakuza d’inspiration américaine. Cette fois c’est Yuzo Kayama, équivalent Toho des Diamond Guys de la Nikkatsu, qui débarque dans sa ville natale gangrénée par la corruption, peu de temps après l’assassinat de son père. 



L’intrigue est volontairement emberlificotée pour rester dans la tradition du roman noir américain, et on y croise une séduisante belle-mère (Yukiko Shimazaki), une jolie fille en quête de sugar daddy (Kumi Mizuno), des dandys gangsters (Mickey Curtis, Akihiko Hirata, Tadao Nakamaru) et même le toujours cartoonesque Kunie Tanaka et ses mimiques de Gainsbourg japonais. 



Si la mise en scène est un peu moins exubérante que The last Gunfight, le final est réjouissant puisqu’il se déroule la nuit dans un parc d’attraction au milieu des manèges. Les pistolets des yakuzas tirent toujours des petites flammes rouges, ce qui rajoute un côté feu d’artifice à ces polars décontractés.



4 mai 

The Glorious Asuka Gang! / Hana no asuka gumi! (1988) de Yôichi Sai 



Adapté de la mangaka Satosumi Takaguchi, il s’agit d’une version futuriste des films de jeunes délinquantes, dans un Tokyo livré aux gangs et à la violence. 




Yôichi Sai est surtout connu chez nous pour Blood and Bones (2004) ou Kitano interprète un terrifiant et bouleversant gangster d’origine coréenne.  The Glorious Asuka Gang! situé dans un proche avenir (pour 1988), raconte comment trois jeunes filles essayent de conquérir New Kabukitown (comprendre Kabukicho) partagé entre des dealers, des policiers violents (agissant come un gang) et la bande d’une élégante et muette femme yakuza. Le film est surtout intéressant pour son design sans doute inspiré des Rues de feu de Walter Hil, et ses gangs typés qui quant à eux rappellent The Warriors. 





Le générique montant les activités illicites de Kabukitown sur Satisfaction des Stones, est comme un shoot du Tokyo punk des années 80. Malheureusement, le récit est répétitif et les personnages peu attachants. Le décor de la rue principale de Kabukitown est utilisé jusqu’à épuisement mais les intérieurs rococos des clubs et du repère de Lady Hibari valent le coup d’œil. Cependant, malgré ses défauts, il est évident que le film est l’origine des mangas et films de gangs futuristes comme Tokyo Tribe de Sono Sion. 




5 mai

‎Gang vs. Gang/Gang tai gang (1963) de Teruo Ishii



Un yakuza sort de prison et se fait immédiatement mitraillé par… son propre gang. Il débarque en réalité en pleine guerre de succession pour régner sur le marché de la drogue. Il va s’allier à un gang adverse, composé d’un gentil oyabun, d’un playboy, et d’une jolie fille intrépide. Le film de Teruo Ishii est un gurentai-eiga, bien moins sérieux que ceux de Kinji Fukaskau bien qu’on y retrouve Koji Tsuruta, Tatsuo Umemiya, Ko Nishimura et Tetsuro Tanba.  





A vrai dire, il est presque incompréhensible, mais ce qui intéresse surtout Teruo Ishii poursuivant sa série Black Line, Sexy Line, Yellow Line sur les quartiers chauds de Tokyo, est de multiplier les angles insolites, les scènes légères et surtout les plans iconiques de films noirs, grâce à une superbe photographie. 



La scène finale de l’agonie de  Machiko Yashiro et Koji Tsuruta, est ainsi d’un romantisme totalement gratuit par rapport à ce qui précède mais  conclut joliment ce petit film noir. Au fond, Teruo Ishii n’a jamais été un cinéaste spécialement logique, mais toujours attiré vers une iconographie flamboyante. 




7 mai

Nouveau combat sans code d'honneur 2 : La Tête du boss / Shin jingi naki tatakai: Kumichō no kubi (1975) de Kinji Fukasaku



Second des trois « follow up » aux Combats sans code d’honneur de Fukasaku. Bunta, un yakuza vagabond, assassine un chef pour le compte du beau-fils d’un oyabun. Il est prêt à aller en prison (7 ans quand même) si cela peut lui assurer une bonne place dans le clan de son aniki. Lorsqu’il sort, il s’aperçoit que le beau-fils, un drogué, a été exclu du clan, et que personne n’est prêt à le payer en retour. 



Le film raconte sa progression à l’intérieur du clan où il parvient malgré tout à trouver sa place et sa vengeance lorsqu’à la suite d’une guerre de succession, il en est à nouveau exclu.  Bunta est encore génial et avec ses sourires ironiques du yakuza qui ne se fait aucune illusion sur les alliances et trahisons. Surtout lorsqu’elles sont orchestrées par Mikio Narita, habitué aux rôles de félons arrivistes. 



La distribution est toujours un plaisir avec Ko Nishimura en vieil oyabun qui, bien que Bunta ait tenté d’enterrer vivantes sa maîtresse, l’accueille dans son clan. Pour une fois, ce génial acteur dévoile une veine plus sensible que son habituelle couardise, et propose à sa fille  (Meiko Kaji) de revenir habiter avec lui lorsqu’il sera à la retraite.  Dans le rôle du beau-fils drogué, Tsutomu Yamazaki, émacié et le regard hanté, livre une interprétation fascinante, aussi intense que Tetsuya Nakadai, et parvient même à voler la vedette à Bunta. 





Dans le petit gang de Bunta, un acteur chanteur folk et enka avant-gardiste : Kan Mikami. Dans le livre que Benjamin Mouliets lui a consacré (voir ici) j’ai appris qu’Akira Kobayashi était l’idole de Kan Mikami. C’est précisément le nom que son personnage s’est choisi dans The Boss’s Head en hommage au « diamond guy », et grand acteur de yakuza-eiga. 





mardi 18 avril 2023

A new springtime of yakuza 5 : la légende de Jirocho



Jirocho Shimizu (1820 - 1893) est considéré comme le plus puissant chef yakuza de son temps puisqu’il régna sur la région de Tokaido, contrôlant le port de Shimizu ainsi que les routes menant à Edo et à Kyoto. Une position évidemment stratégique. Pourtant ce qui fit sa réputation résidait surtout dans sa condition de « bandit d’honneur », philanthrope, proche de ses hommes et de son peuple. Cette légende est dû bien sûr aux hagiographies célébrant une carrière, il est vrai, visionnaire. Jirocho fut le premier à « syndiquer » les clans yakuza, c’est-à-dire tout simplement incorporer de gré ou de force de petits groupes rivaux, quitte à les exterminer. Ses nombreux crimes lui firent passer 20 ans en clandestinité, ce qui ne l’empêcha pas de disposer d’une armée de 2000 hommes. Il est donc bien l’ancêtre des gigantesques « gumi » du XXe siècle. Autre particularité, établir une frontière entre les yakuzas et les citoyens qu’il fallait laisser vivre en paix. On peut le considérer sa légende comme le ferment du ninkyo : l’esprit chevaleresque des yakuzas. Jirocho fut sans doute le premier yakuza à nouer des liens avec les mondes politiques et industriels, ce qui le fit sortir de la clandestinité en 1868. C’est en soutenant avec ses hommes les révolutionnaires, qu’il se voit pardonner ses crimes et est chargé de veiller sur la sécurité du port de Shimizu. En 1868, lors de l’attaque du navire de guerre Kanrin Marui de l'ancien shogunat d'Edo, les 3 000 soldats de l'armée des Tokugawa sont anéantis. Faisant fi de l’opinion défavorable du gouvernement de Meiji, Jirocho récupère les cadavres et leur offre des funérailles. Là s’est bâtie la légende de Jirocho comme homme d’honneur doué d’humanité. Il privilégiait également le sabre au pistolet : "Le pistolet est froid. Le pistolet est un mécanisme. Il n'y a pas de personnification en lui. Le sabre est une extension de la main humaine, de la chair humaine". La fin de la carrière de Jirocho fut celle d’un entrepreneur éclairé allant de la mise en valeur des terres près du mont Fuji, à la construction de temples Shinto, au développement de la culture de thé, de l’exploitation pétrolière, etc. Ses funérailles attirèrent plus de 8000 hommes. 



Quelques films retraçant la destinée romancée du plus célèbre des yakuzas de la fin de l’époque Edo. 


9 avril

The man from Shimizu / Shimizu Minato no meibutso otoko: Enshûmori no Ishimatsu (1958) de Masahiro Makino



Jirocho a évidemment généré une importante série de biopics autant au cinéma qu’à la télévision. C’est l’occasion pour moi d’aller voir du côté des yakuza-eiga façon jidai-geki, se situant aux époques Edo et Meiji. J’ai commencé par trois films de Masahiro Makino, spécialiste du personnage à la Toei. The man from Shimizu raconte l’odyssée d’un disciple de Jirocho (qui n’a qu’un rôle secondaire), car certains membres de son clan sont devenus aussi des célébrités du monde yakuza. C’est donc une sorte de spinoff.  La plupart du temps, il s’agit d’une comédie menée par l’excellent Kinnosuke Nakamura dans un rôle d’Ishimatsu, le jeune yakuza borgne, qui décide de partir sur les routes pour trouver l’amour. Il le rencontrera sous les traits d’une candide geisha. Il refuse de coucher avec elle (il est timide et prude), seul l’intéresse de l’admirer quand elle coiffe ses cheveux comme une jeune mariée,  et de plonger ses yeux dans les siens. La fin joue sur un tout autre registre : affrontant dans les bois, sous la lune, un clan ennemi, Ishimatsu déclare qu’il ne peut pas mourir car il est béni par l’amour. 



Ses deux yeux sont alors grands ouverts, son visage est d’une pâleur extrême sous la clarté lunaire, et en transe il avance, tuant ses adversaires. On retrouve le Kinnosuke Nakamura hanté de la série Musashi de Tomu Uchida.

Kingdom of Jirocho 1&3 / Jirochô sangokushi daiichibu (1963-1964) de Masahiro Makino



Sur les quatre Jirocho de Masahiro Makino interprété par Koji Tsuruta, je n’ai trouvé que les épisodes 1 et 3, ce qui est fort embêtant pour la compréhension de cette saga, mais au fond suffisant pour saisir l’importance des films consacrés à ce personnage pour le ninkyo-eiga à venir. Le premier raconte la formation du clan de Jirocho, à partir d’un seul homme rencontré alors qu’il n’est qu’un joueur itinérant. 



Le 3e le voit bien installé à Shimizu, son clan a grandi et même s’il ne compte qu’une dizaine d’hommes les autres chefs se rendent à ses évènements, tel un tournoi de sumo. Jirocho a ainsi forgé la figure du « bon » chef yakuza : humble, compréhensif, mais sachant aussi se montrer ferme. Au fond rien d’autre, voudrait-on nous faire croire, qu’un maire de village. Ses hommes développent également entre eux de forts sentiments fraternels. Tous les éléments sont en place lorsqu’il s’agira de passer du film de yakuza historique au ninkyo-eiga se déroulant des années 10 aux années 30. C’est ici également que Koji Tsuruta a forgé son personnage des Brutal Tales of Chivalry : un yakuza mûr et réfléchi, d’une bonté et d’un honneur inébranlable, la voix et le regard doux, et empreint d’une autorité naturelle. 



Ce parcours rend d’autant plus surprenant son passage chez Fukasaku et les films de yakuzas modernes, Guerre des gangs à Okinawa par exemple, où il dévoilera une intensité et une sauvagerie insoupçonnée (ce que Ken Takakura refusera). La saga Jirocho est fondatrice, à une différence près cependant : ce sont des films familiaux, ce qui éclaire sur la nature consensuelle du personnage. 



Violence plus chorégraphiée que graphique, beaucoup de scènes de comédies burlesques ou sentimentales, des jeunes filles pures interprétées par Junko Fuji et des chansons. Car la légende Jirocho est aussi une chanson de geste. 




10 avril

Jirocho Fuji (1959) Kazuo Mori 



Premier épisode du diptyque de la Daei consacré à Jirocho. Le film s’ouvre et se ferme sur l’emblème du yakuza : le mont Fuji. Même s’il s’agit de la région sur laquelle règne Jirocho, le mont indique aussi sa place dans le monde des yakuzas. Le personnel de la Daiei  est réuni pour offrir un film de prestige. L’excellent Kazuo Mori, qui plus tard sera l’un des maîtres d’œuvre de la série Kiyoshiro Nemuri à la mise en scène, et Kazuo Hasegawa (la revanche d’un acteur) composant un Jirocho plus mûr que Koji Tsuruta mais aussi plus imposant et vindicatif. 



Hasegawa laisse percer le yakuza sans pitié que devait être Jirocho. A ses côté Raizo Hichikawa, Ayako Wakao et même Machiko Kyo dans un rôle très bref. Shintaro Katsu se voit attribuer le rôle d’Ishimatsu, le yakuza borgne (plus tard héros de The man from Shimizu) et fait déjà preuve de toute sa verve comique. Le jeune acteur crève littéralement l’écran et se conduit déjà comme une star à part entière. 



Le film s’achève comme le premier épisode de Kingdom of Jirocho par la bataille sur les rives de la rivière Fuji contre Kurogama, mais avec bien plus d’ampleur. Un des épisodes du récit montre Raizo Ichikawa divorcer instantanément de son épouse Ayako Wakao car il doit aller combattre son beau-frère. 




Cette mini tragédie, qui montre combien la vie des yakuzas est complique même les affaires matrimoniales, est en soi une mini tragédie typique des rôles de maudits d’Hishikawa. 




11 avril

Gale of Tokai (1962) de Masahiro Makino



Jirocho est ici interprété par Kinnosuke Nakamura qui en 1958 tenait le rôle d’ Ishimatsu le yakuza borgne dans The man from Shimizu du même Makino. Avec son gang, il a va libérer le village de Kofu, sous la coupe d’un gouverneur et d’un mauvais yakuza qui persécutent ses habitants pauvres. Jirocho apparaît encore en redresseur de torts dans ce film très bien écrit, entre western et cape et d’épée. On retiendra le dernier tiers ou Jirocho s’introduit dans le village, se laisse volontairement mettre en prison tandis que ses hommes, disséminés incognitos, mettent en place leur stratégie. La bande du yakuza, dont fait partie Ishimatsu, mais aussi Ocho son épouse, revient de films en film et a apparemment un statut aussi mythique au Japon que les compagnons de Robin des Bois. Le grand intérêt vient surtout de Kinnosuke Nakamura, plus jeune qu’Hasegawa (il a ici l’âge de ses hommes) et plus fougueux que Koji Tsuruta. 



Nakamura est sans doute avec Ichikawa l’un des acteurs les plus hors-normes du chanbara, d’une grande beauté, mais ambigüe (il commença sa carrière comme onnagata), et avec un regard où transperce une certaine folie.  Bien que son Jirocho adopte parfois la stoïcité du chef, des sourires étranges et une forme de sensualité, le rapprochent du Musashi qu’il interpréta pour Tomu Uchida. Un détail insolite : Jirocho tient en garde ses adversaires avec un revolver et n’hésite pas à faire feu, alors qu’un de ses principe était de toujours privilégier le sabre. 



Un des charmes de cette série est le Matatabi, c’est-à-dire le vagabondage à travers le Japon, entre les villages, les auberges, et les belles voleuses que l’on croise sur la route, et qui charment les jeunes yakuzas naïfs pour mieux les dépouiller.


12 avril

Road of Chivalry / Ninkyo Nakasendo (1960) de Sadatsugu Matsuda




Un film de vétérans puisque Sadatsugu Matsuda commença sa carrière au temps du muet, tout comme l’interprète de Jirocho, Chiezo Kataoka. Encore une fois c’est un Jirocho mûr qui nous est présenté mais au jeu moins subtil que Kazuo Hasegawa. Lorsqu’il prend un visage furieux, Chiezo Kataoka a plutôt tendance à ressembler à un acteur de kabuki. La bande de Jirocho est cette fois moins typée, au point que même un jeune Tomisaburo Wakayama passe inaperçu. 



Kinnosuke Nakamura interprète ici un nouveau personnage dont l’histoire est également contée dans Kingdom of Jirocho. 



Tombé dans un traquenard, Jirocho et ses hommes sont contraints de prendre la route pour échapper à la police. Ils font escale dans l’auberge d’un couple d’amis en difficulté et pour les aider Jirocho les rétribue généreusement. Le mari (Kinnosuke Nakamura), joueur invétéré perd la somme aux dés et parie même les vêtements des yakuzas. Il se confesse piteusement à Jirocho, qui, bien que ses hommes doivent voyager en sous-vêtements lui pardonne et confie à sa femme une autre somme d’argent. Kinnosuke Nakamura se rachètera en montrant sa bravoure au combat. Jirocho passe par une ville où réside Hatsugoro l’un de ses frères de sang, mais celle-ci est sous la coupe de deux mauvais clans. Hatsugoro est assassiné et le crime est attribué à un autre yakuza, Chunji, dans le but de le faire tuer par Jirocho. Chunji et sa bande dévalisent les tripots des clans adverses, mais considèrent qu’il s’agit d’une rétribution puisque l’argent servira à acheter du riz pour les paysans opprimés. Cela nous vaut la plus belle scène du film où Jirocho et Chunji se tiennent face à face, immobiles, et le sabre dégainé. Devant l’attitude parfaite de Chunji, Jirocho se trouble et arrête le combat, déclarant qu’une pose à ce point digne ne peut être celle d’un meurtrier. Ces deux-là seront donc frères jusqu’à la mort. 




Le film se conclut par une magnifique bataille au sabre entre les hommes des quatre clans. Ce très bon jidai-geki, dernier (évidement) d’une trilogie est aussi notable pour les superbes décors naturels que traversent les files de yakuza. Un petit gimmick très jouissif que l’on retrouve dans les matatabi :  avant d’engager un combat, les yakuzas envoient en l’air leurs chapeaux de paille blancs. 

 

16 avril

Jirocho Fuji 2 (1960) de Kazuo Mori



Deuxième épisode du diptyque mettant en scène Kazuo Hasegawa dans le rôle de Jirocho. Hasegawa est toujours fascinant par la grâce et la précision de ses gestes, comme à la fin où il nettoie son sabre avec des feuilles de papier qu’il jette ensuite en l’air.  Parmi les adversaires du clan de Jirocho, un sabreur aveugle qui déclare qu’il ne voit que les homes qu’il va tuer. Raizo Ichikawa revient mais dans un autre rôle, celui d’un « daikan », un gouverneur qui rassemble les oyabun pour fermement leur intimer de cesser leurs querelles qui troublent la population. Les yakuzas ne sont que tolérés par les autorités, mais c’est justement cette tolérance qui est pour nous le plus intrigante.  Les récits de Jirocho sont donc indispensables pour percevoir leur statut unique dans le monde de la pègre, sorte d’apartheid entre le monde des truands et des honnêtes gens. Le grand moment du film est la mort d’ Ishimatsu, exceptionnellement sanglante, et sans doute l’un des sommets de la carrière de Shintaro Katsu. 





Le yakuza, tailladée, couvert de sang, percé par une lance à la cuisse, se bat jusqu’à son dernier souffle, rampant pour boire l’eau d’une rivière et repartant au combat. Katsu est autant démoniaque dans le combat que bouleversant lorsqu’il embrasse avant de mourir la broche de la jeune fille dont il est tombé amoureux. 



17 avril

The Man Who Came to Shimizu Harbor / Shimizu Minato Ni Kita Otoko (1960) de  Masahiro Makino



Film appartenant à la même série que The man from Shimizu qui racontait l’histoire d’Ishimatsu, c’est-à-dire davantage centré sur certaines figures du clan que sur Jirocho lui-même. Masa un apprenti yakuza, pleutre et arnaqueur, débarque à Shimizu pour intégrer le clan de Jirocho. Il apparaît surtout au cours d’un des évènements cruciaux du clan : l’assassinat d’Ishimatsu, le yakuza borgne et favori de l’oyabun. Restant au village avec Masa, nous ne verrons pas cet assassinat (mais on peut se référer au second épisode de Jirocho Fuji) ni la revanche de Jirocho sur le clan Miyakodori. En revanche le traquenard où est tombé le yakuza mythique est narré sous la forme d’une pièce de kabuki écrite et intrerprétée par Masa – habile façon de montrer le glissement immédiat de la geste yakuza dans la culture populaire, au théâtre et plus tard au cinéma.




Le jeune yakuza est en réalité un espion des rebelles. Il écrit un monologue final où le récitant déclare qu’Ishimatsu est mort trop tôt sans pouvoir se battre pour le peuple aux côtés de la rébellion. Le but est d’épier la réaction de Jirocho pour savoir de quel côté, du shogunat ou de l’empereur, il se tiendra. De la part de Jirocho, quelles que soient ses convictions, c’est un choix capital puisque son engagement auprès des rebelles lui permettra de quitter la criminalité et devenir un entrepreneur respectable. Le dosage de comique, d’épisodes sentimentaux et de scènes d’action (très belle bataille finale) est parfaitement orchestré par Makino. Bien que Ryutaro Otomo ne compose pas un Jirocho mémorable, une scène intéressante le montre confronté à la douleur d’une veuve lors des funérailles d’un homme de son clan. L’oyabun semble incapable de dévier de sa morale yakuza, c’est-à-dire de sortir un tant soit peu du giri (devoir) pour aller vers le ninjo (humanité). 



Les hagiographies de Jirocho sont évidemment bien antérieures aux années 50. Ainsi Jirocho (1938) de Denjiro Okochi.



lundi 17 avril 2023

A new springtime of yakuza 4 : Yakuza Tatoo d’Andreas Johansson



« Avoir un irezumi est une façon de salir le corps que vos parents vous ont donné. Mais pour un yakuza, faire cela est une façon de dire qu’il ne retournera jamais à la vie normale. »



Dans ce passionnant petit livre de photo, l’auteur évoque d'abord les coutumes et imaginaire des yakuza, dont évidemment le petit doigt coupé (pratique du yubitsume), les cartes hanafuda, la passion pour le luxe (la photo d’une Rolex offerte par son chef à un yakuza), mais aussi le roman de chevalerie chinois Au bord de l’eau. Andreas Johansson plonge ensuite dans son sujet : les tatouages. Les yakuzas posent devant l’appareil et détaillent les symboles dont ils se sont recouvert le corps. Ainsi l’une des significations du dragon est de représenter « l’oyabun et le désir d’en devenir un ». Très présente aussi la carpe « est le symbole de gravir les échelons à l’intérieur de l’organisation ». Elle est aussi associée à Kintaro le « garçon doré », jeune titan élevé par une ogresse et devenu l’ami des animaux de la montagne. L’un de ses exploits est d’avoir combattu une carpe géante


 

Poliment, les yakuzas font référence à la culture scandinave du photographe :  « Le Dragon est considéré comme une image très puissante. (…) Comme les anciens vikings avaient un dragon sur leur drakkar. La signification est peut-être le même»

Andreas Johansson s’intéresse rapidement aux femmes tatouées, certifiant bien que même si certaines adoptent peuvent parfois les tatouages de leurs compagnons, la femme yakuza n’existe pas. Quelques photos explorent également les tatouages modernes, incorporant des éléments occidentaux tels que les armes à feu, des crânes ou plus insolite un symbole de croyance aux extraterrestres. 



Le tatouage traditionnel demeure le plus fascinant. 

Les chevaliers d’Au bord de l’eau, les ninjas, les démons comme le tengu au long nez ou l’ogresse Hannya, la déesse Kannon… forment une longue frise mythologique se déroulant de peau en peau à travers les siècles. 


Yakuza Tatoo est distribué par Le Grand jeu, il peut être commandé sur leur site ici ou acheté directement à leur boutique, 15 passage de Ménilmontant 75011 Paris.