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Abe Sada par Rina Yoshioka, peinture réalisée pour mon livre |
Il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, j’avais fait
partie d’un petit groupe de cinéphiles, ne se connaissant pas à l’origine mais qui,
par une étrange synchronicité, découvraient en même temps les films de Kôji
Wakamatsu. Les cassettes vidéo et les fichiers numériques s’échangeaient à
cette époque où seuls deux de ses films avaient été édités aux USA : Va, va deux fois vierge et L’Extase des anges qui possédaient la
particularité d’avoir ses bobines 3 et 4 inversées sur le DVD rendant le film
encore plus énigmatique. Par association, Wakamatsu m’avait entraîné vers un
autre cinéaste, célèbre en apparence mais dont la plupart des films étaient
invisibles : Nagisa Ôshima. La filmographie d’Ôshima dans les années 60
est une série de déflagration : outre Contes cruels de la jeunesse et L’Enterrement
du soleil, je plongeais dans les austères et fascinants Nuit et brouillard au
Japon et La Cérémonie, le déchaîné L’Obsédé en plein jour, les glaçants Le Petit
garçon et La Pendaison, et surtout Le Journal du voleur de Shinjuku qui allait
occuper une place très particulière dans ma vie. J’y découvrais la puissance de l’underground
japonais et me mis à collecter tout ce que je pouvais sur Tadanori Yokoo, Juro
Kara, Simon Yotsuya ou Akaji Maro. Le
Journal du voleur de Shinjuku formait pour moi une trilogie informelle avec Les
Funérailles de roses de Toshio Matsumoto et Premier amour, version infernale de
Susumu Hani, comme un portait éclaté de la jeunesse du Swinging Tokyo. Remonter
la filmographie d’Ôshima m’amena jusqu’à L’Empire des sens. J’avais découvert le film à 20 ans et c’étaient
les premières images de sexe explicite que je voyais sur un grand écran. Je me
souvenais de la sensation presque hallucinatoire que m’avaient procurées certaines
scènes comme la fellation de Sada. L’impression d’être au-delà des images coulé
dans quelque chose de doux, chaud et humide dépassant la simple excitation
sexuelle. Ôshima faisait sentir l’amour de façon sensible. Le revoyant, chargé
de ses films des années soixante, j’y ai découvert encore bien d’autres choses.
Et il y eu aussi la tristesse de voir disparaître Wakamatsu
et Oshima à quelques mois d’intervalle le 17 octobre 2012 et le 15 janvier
2013.
Par la suite, dans plusieurs travaux sur Ôshima, des textes
pour les Cahiers du cinéma, pour le programme de la Cinémathèque, des vidéos,
des émissions télévisées, je réservais toujours une place à L’Empire des sens
qui me faisait l’effet d’un ilot et d’un film orphelin. L’Empire des sens qui a
fait découvrir Ôshima jusqu’alors confidentiel, est sans aucun doute le film
japonais le plus célèbre au monde mais paradoxalement il marque presque la fin de sa carrière qui
se limitera à quatre films. Plusieurs cinéastes s’y confronteront pour représenter
l’amour intégral, sans jamais parvenir à en égaler la pureté. J’avais intitulé
mon livre précédent « L’Adolescente japonaise ou l’impératrice des signes »
faisant un clin d’œil à Abe Sada derrière le pastiche de Roland Barthes.
Voulant attaquer un livre sur Ôshima, je décidais donc de prendre L’Empire
des sens comme point de départ.
Cérémonies aurait d’ailleurs dû avoir une forme différente et
l’anecdote est assez amusante. En 2018, je contactais Marcos Uzal qui dirigeait
alors la collection Côté Films de Yellow Now, la petite collection d’analyse de
film. Il se montrait intéressé par mon projet mais, après plusieurs échanges de
mails, alors que nous devions nous rencontrer pour en discuter, il disparut purement
et simplement des radars. Le silence complet et aucune réponse à mes messages.
C’était bien curieux. J’en devinais quelques mois plus tard la raison : il
était sur les rangs pour reprendre la rédaction en chef des Cahiers du cinéma
où je travaillais alors. Qu’on ne soit jamais surpris est une surprise en soi. Evidemment,
cela ne m’a pas arrêté, d’autant que mon livre avait pris une autre direction. Il
devait à l'origine porter sur la représentation du sexe et aurait classiquement contenu un certain
nombre de photogrammes. Avais-je vraiment envie d’emprunter une forme aussi
universitaire pour L’Empire des sens ? Un court chapitre devait revenir sur l’origine
du film, à savoir l’affaire Abe Sada. C’est au cours de mes recherches que je
tombais dans un gouffre. Je ne savais presque rien de la vie de cette femme qui
pourtant, sous les traits d’Eiko Matsuda, était devenue l’un des visages
iconiques du cinéma japonais. Je découvrais son enfance, le viol dont elle
avait été victime à 14 ans, sa vie d’errance de maisons de geisha en bordels,
ses multiples identités, jusqu’à sa rencontre en 1936 avec Kichi l’homme de sa
vie. Quelques minutes du film Déviances et Passions de Teruo Ishii me
terrassèrent avec l’apparition d’Abe Sada, vieille dame dans le Japon bétonné
de 1969.
Sada allait m’apporter ce que j’aime le plus lorsque j’écris
sur le cinéma : une narration. De la même façon que le vampire de mon livre Le Miroir
obscur traversait tous les états du cinéma, c’est Sada, la véritable Abe Sada,
qui allait me guider dans L’Empire des sens. J’allais à mon tour rendre hommage
à celle qu’Oshima appelait une « femme merveilleuse ». Au cours de
longues soirées qui m’amenaient parfois au cœur de la nuit je suivais ses
traces. C’est à ce moment que j’ai aussi plongé dans le répertoire de Keiko
Fuji, la chanteuse de Enka, qui en quelque sorte est devenue la voix de mon
héroïne. Parfois vers trois heures du matin, c’était comme si la présence de
Sada devenait très légèrement tangible à mes côtés. Le saké n’y était bien sûr pas
pour rien. Pendant combien de temps pouvais-je tenir la figure, conserver sa
persistance ? Jusqu’au célèbre fait-divers et son procès. Mais plus loin
encore sa sortie de prison, la guerre, les années 50… Sada était toujours là et
continuait à mener sa vie de femme, rencontrant des écrivains, participant à
des représentations théâtrales. Elle traversait les époques et elle ne disparut
(ou plutôt s’évapora) dans les années 70 que pour renaître sous les traits d’Eiko
Matsuda dans L’Empire des sens, entraînant à nouveau scandales et procès. Le
visage de Sada d’ailleurs n’était pas un mystère : il y avait celui de la
jeune femme au sourire incroyable arrêtée par des inspecteurs aux mines ahuries
comme s’ils tombaient eux-aussi sous le charme. Et puis le visage de la femme
mure des années 50 enfin l’obachan (mamie) des années soixante. Toutes ces
femmes étaient bien sûr Sada mais étaient-elles pour autant la Sada qui m’avait
accompagnée ? Je devais à mon tour inventer le visage de my own private Abe
Sada.
Entretemps, j’avais trouvé l’éditeur de mes rêves : Le
Lézard noir, qui m’avait initié aux mangas sulfureux de Suehiro Maruo. A travers
Sada, revenaient les démons du Japon qui passionnaient l’éditeur Stéphane Duval
autant que moi, et en premier lieu Mishima. C’est grâce à lui que j’ai donné un
visage à ma Sada puisqu’il accepta une idée un peu folle.
Les lecteurs de ce blog savent la place qu’occupent les
peintures de Rina Yoshioka dans mon imaginaire. Rina travaillait à cette époque
sur une peinture de femme yakuza pour l’exposition Ultime Combat, arts martiaux
d’Asie au Musée du Quai Branly. Je lui demandais de créer une Sada qui ne devait
pas ressembler à Eiko Matsuda mais à un mélange entre la vraie Sada et Junko
Miyashita, l’actrice du magnifique La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru
Tanaka. Elle me fournit plusieurs esquisses, et je dois avouer que je l’ai un
peu épuisée à lui en demander toujours de nouvelles. Le visage était trop rond
ou trop mince, elle était trop vieille ou trop juvénile, le regard trop aguicheur…
J’ai un peu honte en y repensant car je l’obligeais en réalité à devenir une médium
et à tâtonner à l’intérieur de ma propre psyché. Je ne la remercierai jamais
assez pour sa patience. Et puis un jour, j’ai vu Sada apparaître dans sa
chambre d’auberge et me regarder, accroupie devant la table où s’entassaient
les bouteilles de saké, tenant entre ses doigts la lanière de son kimono rouge.
Par la fenêtre, une clarté lunaire baignait les maisons en bois de cette rue du
Tokyo des années 30. J’avais particulièrement
insisté sur la présence de la lune. Je ne sais toujours pas pourquoi. Rina mit
en quelque sorte le point final à mon livre, et sa peinture devint une préface
que l’on fit figurer dans le sommaire.
J’arrête également ici les souvenirs de l’écriture de mon
livre, et alors qu’un froid polaire s’est étendu sur Paris et qu’un retour au
Japon semble encore lointain, je me verse un verre de saké, et écoute une fois
de plus Keiko Fuji chanter que les rêves fleurissent la nuit.
Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.
A commander sur la boutique du Lézard noir ici