samedi 7 novembre 2020

Nadja cinéma



Dans la préface de son roman de jeunesse Ecoute le chant du vent, Haruki Murakami a cette belle phrase : « C’était une époque où subsistaient des « interstices » par lesquels on pouvait encore se glisser dans le corps du monde. ». Il nous parle des années 70, et de la survivance de certaines utopies rendant le temps et l’espace disponibles. Cet âge est révolu mais on peut encore en ressentir le mood particulier dans un bar de Tokyo, qui se nomme en français Le Temps, et dont l’enseigne nous dit justement qu’il est ouvert de 18h à 28h30, et dans les films magiques de Jacques Rivette. Dans le système de production verrouillé des années 50, c’est la Nouvelle vague qui a ouvert ces interstices permettant de se glisser dans le corps du cinéma. Pour Rivette cela correspondait à construire un espace de rêve et de création jamais vu, ayant pour nom « la vie parallèle ». Même si le terme désigne d’abord en 1976 Duelle et Noroit, on peut l’étendre à cette décennie intense qui va de Out 1 (1971) – sous ses deux formes « Spectre » et « Noli mi Tangere » - au Pont du Nord (1981). Cette vie parallèle est forcément clandestine par les pratiques qui s’y développent comme l’improvisation et le tournage sans plan, contraires aux normes admises de la production, mais aussi par l’ouverture d’autres interstices par lesquels le spectateur peut lui-aussi se glisser dans le corps du film. Out 1, Duelle ou Céline et Julie vont en bateau (1973), sont des films à l’intérieur desquels on peut marcher parfois jusqu’à l’épuisement, jusqu’à dormir debout. Ces voies serpentines que trace Rivette, on se souvient les avoir empruntées avec d’autres, souvent dans de mystérieux livres de poche : avec Nerval, guidé par les Filles du feu (autre titre des « scènes de la vie parallèle »), Léon-Paul Fargue le "Piéton de Paris" dont la topographie est jumelle de celle de Rivette, et bien sûr avec André Breton et Nadja et cette collecte de vues parisiennes qui sont déjà comme le repérage d’un film fantôme. Breton écrit : « Je n’ai en dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique, soit dans la mesure même où elle est livrée aux hasards, au plus petit comme au plus grand, (…) elle m’introduit dans un monde comme défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences(…) » 
Le cinéma de Rivette nait aussi d’un autre moment, lorsque dans le génial Juve contre Fantômas (1913), Feuillade profite de la filature de « Joséphine la pierreuse » dans le métro et les grands boulevards pour s’évader de ses décors de théâtre, et se confronter à cette anarchie du réel dont le diabolique criminel est aussi l’incarnation. Dans le Nadja Cinéma de Rivette, les filles de la lune et du soleil qui s’affrontent dans Duelle pour le contrôle du temps, transforment Paris en forêt de Brocéliande, qui s’étendrait de l’hippodrome de Vincennes, aux grottes des Buttes Chaumont et à la serre du Jardin des plantes. Dans Céline et Julie, Paris devient une petite ville de province, secrètement dirigée par les chats et les vieilles filles de la bibliothèque municipale. Cette opération magique exercée sur le monde, c’est cela aussi que l’on nomme l’improvisation. On sait que les aventures de Fantômas naissaient du dialogue à voix haute des écrivains « duels » Souvestre et Allain, délirant sur de vagues trames, tout comme Céline et Julie nait du dialogue de deux jeunes filles qui ne cessent de se « monter la tête », sans doute pour échapper à l’ennui d’un été interminable. Cette affabulation et ce désir de fiction qui emportent et ensorcellent le monde est le propre autant des personnages que du spectateur, lui-aussi dans la disponibilité et la flânerie. Nous sommes comme Jacques Perrin dans Les Demoiselles de Rochefort fredonnant à l’annonce d’un crime : « Je vais aller voir ça, le mystère m’enchante. » Ce qui charme dans Out 1, ce sont bien sûr les sociétés secrètes, les 13 et les Dévorants qui s’affrontent dans Paris, l’enquête parallèle de Colin et Frédérique, mais aussi de petits générateurs de fiction, déposés dans certains coin du film, et qui produisant du mystère de façon presque hasardeuse. Ainsi dans la maison au bord de la mer, Sarah évoque des bruits de pas qui l’inquiètent, des apparitions dans des miroirs ; on croirait une de ces histoires à faire peur que se racontent les pensionnaires des internats. Mais ce fantôme c’est peut-être Igor, le maître de jeu disparu, qui habiterait clandestinement sa propre maison et jouerait à l’Unheimlich. Rien ne sera élucidé de ce soupçon, qui n’est pas une impasse du récit mais son contraire : l’ouverture vers un ailleurs du film qu’il nous appartient de poursuivre dans Out 2 ou 3. « Out » c’est aussi le film qui se poursuit à l’extérieur de la salle.


La vie parallèle n’est pas imperméable au réel puisqu’elle y puise son énergie et sa poésie, bien au contraire elle est hypersensible à ce qui circule dans le corps du monde. Le cinéma de Rivette ne se joue pas « Anywhere out of the world » et le durcissement de la société assombri son cinéma à l’orée des années 80. Déjà Merry go Round (1978) ne parvenait pas à reproduire la magie des films précédents, sans doute parce que l’arpenteuse (Maria Schneider) y trainait les pieds, laissant seul un partenaire (Joe Dalessandro) déraciné. Le manège commençait à se gripper, mais la désillusion sera bien plus profonde dans Le Pont du Nord. Bulle Ogier ne peut plus entrer dans un lieu clos sans suffoquer, comme si tel un corps étranger elle était rejetée et que la circulation entre les mondes devenait impossible. On a l’impression que les interstices ont été colmatés et que la vie parallèle prend désormais les tristes noms de délinquance et de terrorisme. Ce monde de banquiers et de policiers était déjà celui contre lequel Fantômas et ses apaches avaient déclaré la guerre. Désabusé, Rivette confie le rôle de Julien, l’homme qui assassine Bulle Ogier pour une sordide affaire de chantage, à Pierre Clémenti, icône de la contre-culture des années 70. Les destructeurs de la vie parallèle, qui l’ont transformé en une périphérie invivable rongée par la drogue et la souffrance sont ceux-là même qui en étaient auparavant les héros. Le Pont du Nord est le pont vers le froid, celui qui glace la société des années 80. Cependant, un passage de relais s’effectue entre Marie, la fée en robe rouge et Baptiste, jeune guerrière en armure de cuir. Si, tel Don Quichotte, elle est prête à affronter le dragon, Rivette l’enserre impitoyablement dans l’écran d’une télévision de surveillance. 
La vieille magie romantique est-elle morte à jamais ? Peut-on faire revenir les figures autrefois aimées ? Peut-on revenir à la vie parallèle ?
Dans Histoire de Marie et Julien, l’horloger s’endort un après-midi dans un parc et Marie lui apparaît. Ce sont des retrouvailles même s’ils semblent échouer à se souvenir de leur rencontre précédente. C’est normal puisque la dernière fois où ils se sont vus, c’était dans un autre film et ils avaient d’autres visages. Marie et Julien de 2003 sont les parallèles de Marie et Julien de 1981 dans Le Pont du Nord. La claustration de Julien serait la conséquence de son acte irréparable. Si le prix à payer pour quitter la vie parallèle était l’assassinat de Marie, ce qui l’attendait n’était qu’une maison sombre et poussiéreuse où les secondes chuchotent « souviens-toi » tandis que vagabonde Nevermore, le chat noir. Comme les automates de la rue du Nadir aux pommes de Céline et Julie, l’horloger est prisonnier de la maison du temps, et comme eux il est atteint d’une amnésie encore pire que le souvenir. La chronologie est elle-même plus complexe : Histoire de Marie et Julien est autant l’origine du Pont du Nord que sa suite amnésique. Dans le recueil de scénarios non tournés Trois films fantômes de Jacques Rivette, on apprend que Marie et Julien faisait partie des « Scènes de la vie parallèle », et devait être filmé en 1976, à la suite de Noroit avec Albert Finney et Leslie Caron. L’épuisement de Rivette mit un terme au tournage après seulement deux jours. Ce n’est donc pas seulement Marie qui revient du passé et s’incarne mais, à travers elle, un « autre film ». 
Dans Histoire de Marie et Julien, Rivette ouvre à nouveau la vie parallèle mais de manière très élégante, par le biais d’un mécanisme d’horlogerie défectueux : les secondes « boitent » et produisent, une fois sur deux, un son différent. Si l’on marche dans les films de Rivette, c’est forcément en boitant : un pas dans notre monde et un autre dans la vie parallèle. Dans Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul, on pouvait voir un semblable boitement des temps et de l’espace. Jenjira Pongpas Widner, la vieille dame infirme, marche à la fois dans le jardin de l’hôpital et, voyante, dans le palais du temps jadis. Sa jambe plus courte se pose alors sur un autre sol et un autre temps, celui qui retient prisonniers les soldats endormis. La cohabitation des temps et leur caractère cyclique relie profondément Rivette à l’Asie. Par exemple, l’un des films asiatiques les plus rivettiens est Tokyo Park (2011) de Shinji Aoyama où une épouse allant de parc en parc dessine dans Tokyo une spirale, comme le jeu de l’oie du Pont du Nord se superposant au plan de Paris. La référence à Vertigo, exceptionnellement, n’est pas fatale : l’épouse parvient à rappeler à son mari un escargot fossilisé, symbole de leur rencontre dans un musée d’histoire naturelle.


Ainsi, passant dans la vie parallèle, elle redonne vie à un amour en voie de fossilisation. Dans Histoire de Marie et Julien, le centre de la spirale est aussi le foyer d’une résurrection amoureuse : Marie reproduit exactement dans la maison de Julien la chambre de son suicide, qui devient le lieu de l’ultime opération magique de Rivette et sans l’une des plus belles. Repassant dans les limbes et s’incarnant à nouveau, Marie extrait le temps du mouvement mortifère des horloges, pour le rendre à aux unions libres de l’amour et de la fiction. La formule magique n’est ni prononcée ni écrite sur un intertitre mais nous l’entendons quand même : « Mais le lendemain matin… Marie était de retour. » 
Relançons les dés, le jeu n’est jamais fini. 

vendredi 6 novembre 2020

Les nuits acidulées de Rina Yoshioka


Lorsque le confinement à Paris me pèse, je m’éclipse dans une peinture de Rina Yoshioka. Cette petite rue de Tokyo, avec ses enseignes de bars et de « salons », nous replonge au début des années 70, dans la mythique ère Shôwa. Si elle commence en 1926, Shôwa désigne plutôt la période allant des années 50 à la fin des années 70. C’est l’ère des néons, des chansons Enka de Fuji Keiko comme « Mes rêves fleurissent la nuit », des films de yakuza et des roman porno de la Nikkatsu. Ce rêve dont Tokyo ne s’est pas tout à fait réveillé, Rina s’en fait la médium. De ses études de cinéma, elle a gardé la culture des films populaires et l’art du cadrage. C’est autant un pinceau qu’une caméra qu’elle tient et braque sur le passé. Au premier plan, un vagabond de Tokyo qui vient sans doute de faire une bonne affaire. Derrière lui, cette femme aguicheuse, la cigarette à la bouche, en manteau de fourrure, et le regard dans l’axe du spectateur, c’est son « actrice » et son double sans doute : Naomi, que l’on a déjà croisée dans ses peintures en hôtesse de bar, prostituée, chanteuse ou femme au foyer. Naomi est la femme de l’ère Shôwa, frivole, volontaire et sentimentale, qu’on ne peut confondre avec les filles dévouées d’Ozu. Et derrière encore, toute la petite vie de la rue, avec ce garçon traînant un chagrin d’amour qu’une fille tente d’attirer dans son échoppe, cet homme en costard blanc, peut-être le patron d’un des « salons » avec ses hôtesses. Les nuits de l’ère Shôwa par Rina sont acidulées et malicieuses. Je ne résiste pas à l’œillade de Naomi. Je ne sortirai de son bar que dans cent ans. Au moins.

jeudi 5 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Danse double de Chikashi Kasai et Akira Kasai

Le butô est une danse mais ce peut-être aussi un livre de photo comme Kamaitachi (1969) d’Eiko Hosoe où Hijikata danse dans entre les bicoques et les champs d’un village de son nord natal, ou comme Danse double (1993) de Chikashi Kasai photographiant son père Akira Kasai. Parmi les danseurs butô, il y a un lien fort entre les pères et le fils. Le légendaire Kazuo Ohno dansait avec son fils Yoshito Ohno les pièces My Mother et Dead Sea. Chikashi Kasai est né en 1970 et son travail a été découvert dans les années 90 par Nan Goldin qui préfaça son recueil Tokyo Dance (1997). Akira Kasai est né en 1943 et est considéré comme un des pionniers du butô, bien que cadet de Hijikata et Ohno dont il fut le partenaire. In 2012, Kasai a travaillé avec Akaji Maro autre danseur mythique des années 60 et 70 pour la pièce Hayasasurahime. Kasai a parfois été comparé à Nijinski mais aussi à Mick Jaeger et au Mime Marceau. Sa danse est ainsi métissée et expressionniste, ce qui peut aussi s’expliquer par son séjour en Allemagne de 79 à 85. Danse double est un duo entre un photographe et un danseur, un fils et son père. C’est une œuvre charbonneuse, où le photographe est fasciné par le visage convulsif du danseur, en saisit la fureur, l’extase ou la séduction, l’extirpe des ténèbres, le pâre de tissus scintillants, en fait un vieil homme, une femme ou un enfant. Le fils fait renaître son père dans ses photographies. Mais cette danse double lorsque Kasai, tenant un miroir, prend son reflet pour partenaire, n’est-ce pas aussi la danse et son double ? Regardez son visage. Ne voit-on pas Antonin Artaud prendre possession d’Akira Kasai?














dimanche 28 juin 2020

Un été avec Koumiko

Koumiko Muraoka fut l’héroïne du Mystère Koumiko (1965), premier voyage de Chris Marker au Japon. Traductrice et écrivain, la jeune femme qui miaulait lorsqu’elle croisait un chat, s’installa à Paris en 1966. Pour un hommage à Chris Marker dans Les Cahiers du cinéma, je la rencontrais en août 2012.
 


Je me souviens très bien, c’était en 1964 pendant les jeux olympiques. Je travaillais aux bureaux d’Unifrance  à Yurakucho, c’était un petit job et je n’y passais que quelques heures par jour. On m’avait engagé parce que je suivais des cours à l’institut franco-japonais de Tokyo. En fait, je m’étais inscrite là-bas pour avoir une carte d’étudiant et bénéficier de réductions pour le métro. Je parlais très mal français. Ce jour-là, je travaillai dans le même bureau que mon patron et quelqu’un est entré, un Français. Il a parlé à peine 5mn avec mon patron et celui-ci m’a demandé de le suivre pour l’accompagner dans Tokyo. C’était Chris Marker et en 5mn, mon destin a été décidé. 
Il venait à Tokyo pour la première fois. A l’époque, plus encore que maintenant, c’était très compliqué pour un occidental de se repérer, et pourtant, alors que son hôtel était assez loin, il était arrivé sans problèmes à Unifrance, au 3e étage de l’immeuble. Il avait cet instinct du voyageur qui lui faisait trouver, juste en marchant dans la rue, d’excellents petits restos populaire. Il était sûr de lui, calme et poli. Dès qu’on le regardait, on savait que c’était quelqu’un de très intelligent.  
Les jeux olympiques étaient pour lui un prétexte. Il préférait filmer les gens avec leurs parapluies et surtout les chats… C’était même complètement délirant. Dès qu’il voyait un chat, il s’arrêtait pendant plusieurs minutes, il lui parlait, le filmait. C’était un de ses sujets de conversation favoris. Il a beaucoup insisté pour que je parle du « chat qui salue » dans le commentaire.
Je ne me suis presque pas rendu compte que le film se tournait et que j’en étais le personnage principal. J’étais très à l’aise avec lui et donc ça se faisait naturellement, comme s’il filmait des souvenirs. On se promenait, on parlait et il filmait. De temps en temps il me posait des auxquels je ne pouvais pas vraiment répondre car mon niveau de français était très bas. Comme j’avais passé mon enfance en Mandchourie, dans la ville d’Harbin, jusqu’à l’âge de 10 ans, ce côté cosmopolite, déraciné, lui plaisait.
Il était fasciné par les machines modernes du Japon. Par les téléphones dans la rue, par exemple. C’est quelque chose qui n’existait pas en France à cette époque. La France était au 17e rang mondial du nombre de téléphone, après l’Afrique. Au Japon, en 1964 on pouvait téléphoner partout dans la rue. Quand je suis arrivée à Paris c’était compliqué, il fallait aller au café, etc. Les annonces de location indiquaient fièrement : « appartement avec téléphone » ! Et donc, à Tokyo on pouvait aussi consulter son horoscope par téléphone, comme une version moderne des devins qui prédisent l’avenir autour de la gare de Shinjuku. 


Avant de partir il m’a laissé un questionnaire pour compléter le film. J’ai d’abord écrit les réponses en Japonais et je les ai traduites en Français. J’ai ensuite enregistré ma voix dans l’ascenseur de mon immeuble, qui était le seul endroit insonorisé, où j’étais au calme. Certaines réponses ont l’air poétiques mais sont aussi très concrètes. Par exemple quand je dis que les nouvelles du monde arrivent devant les maisons comme une vague, je parle en fait des livreurs qui chaque matin les déposaient les journaux devant notre porte. 
L’année suivante, en 1966, j’ai décidé de m’installer en France. Chris a été très gentil. Il n’était pas là à ce moment mais il m’a donné les adresses de gens que je pouvais contacter à mon arrivée, et parmi eux il y avait Alain Resnais. Je partageais un appartement près de la gare Saint Lazare avec une autre japonaise, très jolie et extravagante, qui  avait aussi travaillé à Unifrance. Elle s’appelait Kyoko et avait amené sa guitare mais elle ne connaissait qu’une chanson, dont le refrain était d’ailleurs « Kyoko, Kyoko ». On peut la voir, justement avec sa guitare, dans La Chinoise de Godard.  
Je suis bien sûr resté en contact avec Chris pendant toutes ces années. Dernièrement, il voulait aller à Londres mais ça l’embêtait de prendre l’Eurostar. Il me disait que c’était encore plus ennuyeux que l’avion, il fallait passer par la douane, etc. et qu’il préférait aller à Londres en voyage imaginaire. Lorsque je n’arrivais pas à le joindre, je laissais sur son répondeur pour me moquer de lui « ah, tu n’es pas là. Tu es encore parti en voyage imaginaire ! »



dimanche 21 juin 2020

Lady Snowblood, la fleur du massacre


Des chambaras pop des années 60-70, Lady Snowblood (1973) est l’un des plus hypnotiques. Adaptant un très beau manga de Kazuo Uemura (Lorsque nous vivions ensemble), Toshiya Fujita signe un poème blanc et rouge, à la fois stylé et barbare, n’hésitant pas à accompagner de musique rock les combats de son héroïne. Yuki (neige) est une damnée, un montage baroque de motivations vengeresses. Sa mère, condamnée à la prison à perpétuité, ne l’a conçue que comme l’instrument de sa vengeance, d’ailleurs posthume puisqu’elle décède en la mettant au monde. 
Un tel personnage ne pouvait être incarné que par Meiko Kaji, la grande tragédienne du film de sabre, poursuivant la voie mutique et cérémonielle de la série La Femme scorpion. Fantôme vengeur de sa propre mère, elle traverse cet effroyable roman-feuilleton avec un visage de pierre où seuls brillent des yeux de chat sauvage. La décennie précédente avait vu nombre de sabreurs œdipiens, souvent incarnés par le « nihiliste » Raizo Ichikawa, hantés par des pères monstrueux. 
La version féminine n’est pas moins violente lorsque  Yuki, vêtu d’un kimono blanc et transformant son ombrelle en sabre, traverse littéralement des flots de sang. Lorsqu’il ne jaillit pas des carotides en geyser, il est symbolisé par de la poussière rouge, comme si Lady Snowblood se battait à l’intérieur du sang maudit de sa mère. Le récit est finalement intimiste puisqu’elle parvient à se libérer de cette prison maternelle pour retrouver ses propres émotions et sensations. Yuki étant parvenu au bout de son destin, le second épisode (1974) pourrait sembler plus anecdotique. Pourtant, la voir choisir le camp des anarchistes plutôt que des nationalistes souligne bien la veine libertaire de Toshiya Fujita.