« Vous vous souvenez de Golden Gai il y a 10 ans ?
C’était une ville-fantôme. » regrette le patron d’Uramado, qui est
peut-être le bar le plus sombre du quartier, une chapelle dédiée aux chanteuses
de jazz et d’acid folk de l’ère Showa comme Maki Asakawa et Morita Douji. Seule
une étoile violette allumée au-dessus de la porte indique que le bar est
ouvert car aucune lumière ne perce de ses fenêtres.
Il est vrai que Golden Gai avait
une drôle de gueule en cette fin septembre avec le championnat de rugby qui se
tenait à Tokyo. Rien ne pouvait être plus incongru que ces fans et joueurs, pour
certains néo-zélandais, armoires à glace s’entassant dans les bars minuscules
ou, à la grande hilarité des mama-san travestis, usant de mille contorsions pour
entrer dans les toilettes basses et étroites. Je revois ce groupe de malabars stationnant
au milieu de la rue et hurlant, leurs bières à la main, comme s’ils se
trouvaient dans l’outback australien. Une porte s’ouvre dans le mur, et se
matérialise une petite vielle courbée, borgne et furieuse, qui hurle « SHUT
UP ! », avant de retourner dans sa caverne. C’était l’esprit de Golden
Gai qui réclamait le silence ! Le quartier n’a cependant pas attendu les
rugbymen et l’annonce des JO de l’an prochain pour changer de visage et devenir
un lieu touristique. Sans doute est-ce le prix à payer pour sa survivance et
rares sont les bars pratiquant encore le « guests only » et le dissuasif
« extra-charge » (sorte de prix d’entrée) est un peu moins pratiqué. Pourtant, sans qu’on ne
sache vraiment pourquoi, l’obscurité reprend parfois ses droits et Golden Gai redevient
la cité des ombres, avec ces anges soulageant les solitudes, et ses démons
comme ce cauchemardesque travesti vêtu de rouge, accompagné de deux très jeunes
filles, et traversant à toute vitesse le quartier pour racoler des clients et
les entraîner dans les bas-fonds de Kabukicho.
Je suis moi-même un étranger dans
la ville dorée, mais dans ces moments d’obscurité je n’aspire à rien d’autre qu’être
un fantôme parmi d’autres, collectant les chansons d’amour embrumées, les photos
des mama-san du temps jadis qui jaunissent sur les murs, les affiches de
théâtre du génial Shuji Terayama et celles de Tatsumi Hijikata et son corps de
terre noire, les clichés charbonneux des photographes de Provoke et les souvenirs
des cinéastes rouges qui venaient y refaire le monde.