Il y a presque un an, en allant à l’expo
Daido Moriyama de la fondation Cartier, j’avais un détour par le cimetière de Montparnasse
pour passer un moment avec Chris Marker (voir ici). Ensuite, Jacques Rivette
est mort et ensuite David Bowie est mort, et ça on ne s’en remettra
jamais. Par hasard, l’expo Provoke au BAL se trouve à quelques minutes du
cimetière de Montmartre où repose Rivette. C’est une tombe en pierre blanche
juste à côté de celle de Truffaut en marbre noir et de celle de Dominique
Laffin. Un pont métallique surplombe le cimetière ce qui en fait un décor tout
à fait rivettien. On s’attendrait à y voir déambuler Bulle Ogier ou Clémenti ou
à voir passer Céline et Julie, Musidoras en patins à roulettes .
En sortant, je croisais un chat au moins
centenaire.
L’exposition Provoke est consacrée à
la revue du même nom qui, en 1968-1969, révolutionna la photographie japonaise.
A la même époque, Oshima, Wakamatsu ou Matsumoto tournent leurs chefs-d’œuvre
qui eux-aussi documentent le Japon des années rouges. Pourtant, si les films de
la nouvelle vague étaient pour la plupart désabusés, les photos de Provoke
tirent leur énergie de moments bruts d’insurrection. Flous, sous-exposés, pas
de cadrage, peu importe. Les jeunes sont casquées, les bouches recouvertes de
mouchoir, les regards brûlants. Il y a aussi du sang, des voitures qui brûlent,
des barricades, et les longues lances des
policiers qui rappellent les combats de samouraïs des films de Kurosawa. Ces
images sont celles de la guerre de Tokyo, celles que Wakamatsu mettait en
ouverture de ses films (tournées par les étudiants eux-mêmes) et que le héros d’Il
est mort après la guerre d’Oshima échouait à capturer. Certaines sont signées
Tomatsu Shomei, Takuma Nakahira, d’autres sont anonymes.
« La seule chose qui compte est
ce qui a été photographié et comment. Je veux que la photographie tombe d’abord
très bas, à ce niveau, puis je ramasserai ce qu’il en reste. » (Takuma
Nakahira, 1969)
Il y a aussi les paysans de
Narita, luttant contre la construction de l’aéroport. Ce mouvement, l’un des
plus importants de l’époque, a donné lieu à plusieurs films dont The Battle for
the Liberation of Japan: Summer in
Sanrizuka (Shinsuke
Ogawa, 1968), diffusé dans l’exposition, et Kashima
Paradise (Yann Le Masson, 1973). Pour les photographes, c’est aussi une
façon de saisir la vie paysanne, celle que l’on veut détruire aux
alentours de Tokyo. Il faut penser que les vieilles paysannes photographiées
par Mitome Tadao entre 1966 et 1971 sont parfois nées à la fin du XIXe siècle
et que dans le bétonnage de leurs terres, c’est un ethnocide qui est à l’œuvre.
Mais l’insurrection est aussi intime,
c’est celle qui pendant les années 60 secoue les corps et les désirs. A l’ère
du verseau de la Californie solaire, Daido Moriyama l’un des fondateurs de
Provoke, oppose des chambres closes sur les ténèbres, des peaux de suie, des yeux et des lèvres
noirs. Heiko Osoe consacre l’album Kamaitachi (1969) au danseur buto
Tatsumi Hijikata, et le replonge dans cette paysannerie mystique dont il est un
enfant.Araki, alors à ses débuts, travaille
la photocopie dans la série Xerox Photo
Album : 70 faces (1969) et Adam
& Eve (1970), pâlissant ses clichés à l’extrême, presque jusqu’au
négatif. Comment atteindre l’envers d’une image ?
Au sortir de l’expo, j’allais prendre
un verre au Wepler, place de Clichy, en relisant quelques pages d’Henry Miller.
« Par une journée grise, quand
il faisait froid partout sauf dans les grands cafés, je goûtais à l’avance le
plaisir de passer une heure ou deux au Wepler
avant d’aller dîner. La lueur rose qui nimbait toute la salle émanait des
putains qui se rassemblaient d’ordinaire près de l’entrée. A mesure qu’elles
s’égaillaient parmi les clients, la salle devenait non seulement chaude et
rose, mais parfumée. »
C’était une journée belle et tranquille.