En 1974, Tomoyo
Kawai a ouvert le bar La jetée. Pour les cinéphiles, il s’agit du bar le plus
célèbre du Japon. C’est lui que Chris Marker appelle toujours « le petit
bar de Shinjuku », comme s’il n’arrivait pas à se résoudre à prononcer le
titre de son propre film. C’est depuis La Jetée qu’il a dans Le Dépays cette phrase sublime : « D’autres ce soir boivent peut-être à la mort des rois, à la mort
des empires. Nous à Shinjuku, nous buvons à la mort des chats et des chouettes. »
Je ne sais pas quelle fut la progression
de la popularité de La Jetée mais je suppose qu’à ces débuts il était surtout
fréquenté par les cinéphiles et gens du cinéma japonais et que peu à peu Coppola
ou Wenders devinrent ses habitués et que se développa la mythologie des
bouteilles dessinés et signées. Il faut savoir que dans les bars de Tokyo on
peut acheter une bouteille de saké, la laisser là et permettre ainsi à ses amis
de boire en son absence. La Jetée n’apparaît que brièvement dans Sans Soleil, et seuls les habitués
peuvent la reconnaitre, comme si Marker voulait préserver son jardin secret. Si
le film est sorti en 1982, on ne peut pas déterminer précisément quand ces
images ont été tournées.
En 1982 également, Wim Wenders dans Tokyo-Ga filme Golden Gai mais semble passer ses nuits à s'étourdir dans le vacarme des
billes d’acier des pachinkos de Shinjuku.
Il tourne cependant à La Jetée, séquence précieuse puisque Chris Marker y apparaît, jouant à cache-cache derrière des dessins de chats et de chouettes.
La
troisième apparition de La Jetée, en 1982 encore, est plus intrigante :
il s’agit de La Truite de Joseph Losey,
et Golden gai est l’endroit où
Frédérique et le jeune serveur Japonais commencent leur nuit. C’est l’occasion
de découvrir le Golden Gai du début des années 80, avec les mama-san, toutes
des travestis, attendant leurs clients devant la porte des bars.
Si l’on trouve
encore certains travestis « historiques » à Golden Gai et même une
relève comme la bande sympathique et turbulente du Jan June, en revanche aucune ne racole les
clients. Pour ce qui est des plans de La Jetée, on se demande encore comment une
équipe technique a pu rentrer dans le bar minuscule qui ne compte qu’un
comptoir et un petit coin « salon », ce qui en fait malgré tout l’un
des plus spacieux du quartier.
Cela fait donc 42 ans que La Jetée est ouverte et que ces quelques mètres carrés sont le
trait d’union entre le Japon et nous, d’où que l’on vienne. Après avoir gravi l’un
des escaliers plus rudes du Japon, on pousse la porte et Tomoyo nous dit :
« Bienvenue à Tokyo ! ».