dimanche 3 janvier 2016

Trois anniversaires de Sono Sion



Le temps et les anniversaires sont des obsessions pour les personnages de Sono Sion. La jeune épouse de Guilty of Romance, quelques jours avant l’anniversaire de ses trente ans, dérive vers le quartier des love hotels de Shibuya et la prostitution. Le cinéma de Sono Sion est existentialiste, si tant est qu’on veuille encore donner à ce mot un sens et qu’on soit préoccupé par la seule chose qui nous soit léguée à la naissance.

Anniversaire 1. Je suis Sono Sion (Ore Wa Sono Sion da !, 1985)
Un de ses premiers court métrages, tourné en école de cinéma, Je suis Sono Sion relate les derniers jours du cinéaste avant son anniversaire. Une série de saynètes parfois cocasses (il taquine une amie en imitant sa voix aigüe), drôles et angoissantes (un punk, tendance new wave japonaise, lui rase la tête malgré ses supplications), classiquement surréalistes (il embrasse des statues) et une symbolique que l’on retrouvera dans ses futurs films (pantomime dans un appartement vide)... mais le fond du film est cette affirmation : je suis Sion Sono.




L’anniversaire de Sion marque la fin du film, et donc sa naissance comme cinéaste : le 6 décembre à 21h30 et 30 secondes. C’est son anniversaire mais ses images sont noires, sa pellicule n’étant pas assez sensible... pas complètement noire bien sûr, mais remplies d’accidents, de taches, de floutés colorés et, par l’usure du temps, de rayures expérimentales. Ces images défectueuses ne sont pas une fin, mais contiennent toute une potentialité tumultueuse.

Anniversaire 2. Bicycle Sigh (Jintensha toiki, 1990)
Un personnage, à tête de gorille, s’introduit dans la chambre d’un apprenti cinéaste. Il déclenche le projecteur super-8, mais la pellicule, sortie de la bobine, se déverse sur le radiateur et fond en même temps que se déroule la projection. Sur le mur, une jeune fille court dans un pré, et puis s’éloigne au fond de l’image. Elle disparaît en même temps que se désagrège la pellicule.



Le film du souvenir passe dans une chambre vide, pour personne (car le gorille n’existe pas, bien sûr), et s’efface peu à peu. C’est une des belles idées du premier long métrage de Sono Sion, sur la vie fantaisiste, mais solitaire et mélancolique, de deux adolescents.
Ils croient qu’une société secrète veut faire disparaître les habitants de «10 chi street, Nakamachi,Toyokawa» ; un acteur fantôme, avec un masque de Godzilla, apparaît dans leurs films ; Shiro (Sono Sion) se déguise en super-héros (goût du travestissement que l’on retrouve dans ses futurs films) pour sortir son ami de l’hôpital.



Le 1er janvier Shiro passe son anniversaire, ivre mort, écroulé dans le couloir d’un métro désert. Quant à au cinéaste, il gâche la rencontre avec la famille de la fille qu’il aime.
Par la progression de leur imagination, les deux amis (en fait les deux doubles de Sono Sion) parviendront pourtant à s’évader de Toyokawa. Dans le court métrage qu’ils tentent de finir, une des bases d’un terrain de base-ball quitte sa trajectoire, se poursuit sur la route, jusqu’à l’océan. Il faut entrer dans le film - devenir cinéaste - pour sortir du quotidien.

Anniversaire 3. Keiko desu kedo (1997)

Keiko, prise aussi dans le décompte des jours jusqu’à ses 28 ans, est également obsédée par le temps et les réveils. 



Elle invente des comptines, disant "bonjour" et "au revoir" aux secondes. Elle filme des bulletins d’informations (Keiko’s News Today), jouant une présentatrice surexcitée commentant sa journée. Mais qu’a-t-elle fait à part marcher dans la rue, prendre le métro et boire un café ? 



Et tout se brise lorsqu’elle apparait sans maquillage ni perruque, et regarde tristement la caméra. Aujourd’hui, elle n’a rien fait, il ne s’est rien passé, elle a à peine existé. Elle n’a fait que vieillir imperceptiblement. Dans un autre plan, un des plus beaux, Keiko est immobile, d’une fixité photographique, sans même un battement de cil. Seul mouvement dans l’image : la trotteuse du réveil poursuivant sa révolution obstinée... et la faisant vieillir, de seconde en seconde.
Keiko finira pourtant par s’évader de son monde d’objets et de solitude. Comme plus tard la policière de Guilty of Romance courant après le camion à ordures avec ses sacs poubelles, elle traverse son quartier, puis atteint un paysage de neige, aussi blanc que sa maison étaient emplie d’objets colorés.
Love exposure, le chef d’œuvre de Sono Sion est surtout une suite de recommencements et de nouveaux départs...
Il n’y a jamais de fatalité dans les films de Sono Sion. Pas même celle du temps. Tout est toujours possible.


Tokyo 2015 #6. Shibuya



C’était à Shibuya, non loin de la statue d’Hachiko. Une lycéenne et un vieux monsieur attendaient ensemble, assis sur la rambarde d’une jardinière. Alors que défilaient les fashionistas du 109, lui était parfaitement immobile, observant derrière ses yeux mi-clos. On pense évidemment à Kitano devant ce visage faussement assoupi. Pourquoi pas un flic à la retraite, obligé de s’occuper de sa petite fille pendant un après-midi ? Celle-ci, une vraie peste, ne songe qu’à retrouver son fiancé, un jeune baka, apprenti malfrat. On imagine très bien le grand-père retrouvant alors la manière forte pour ramener les deux tourtereaux dans le droit chemin.

samedi 2 janvier 2016

Tokyo 2015 #5. Les sourires de Kabukicho.

A l’origine, Kabukicho a été construit après-guerre sur un quartier de Shinjuku rasé par les bombardements. Il devait accueillir, un grand théâtre Kabuki qui ne fut jamais construit. Mais le nom est resté, et au fond il lui va à merveille, comme si l’esprit sulfureux du vieux kabuki, la pratique du travestissement et la prostitution des jeunes actrices et acteurs avaient implicitement décidé de l’orientation du quartier. Lorsque je me rends à Golden Gai, j’aime toujours le traverser pour en sentir l’électricité presque palpable, au sens propre d’abord puisque les néons des boîtes en font sans doute l’une des plus grandes dépenses de Tokyo. J’aime regarder les hosts, ces jeunes garçons travaillant dans les clubs pour femmes esseulés, mince et habillés de noir, les cheveux oranges ébouriffés comme des chats de gouttières. Je suis toujours intrigué par la façon dont les rabatteurs sénégalais s’arrêtent à la lisière de Golden Gai, devant le bar karaoké philippin Champion, comme si une barrière magnétique de science-fiction séparait les deux mondes. Ce soir-là, la veille de mon retour en France, j’ai voulu emporter avec moi les sourires de Kabukicho.




Balthus, version japonaise



Balthus a de longue date noué des liens avec la culture japonaise. Envoyé par Malraux en mission au Japon en 1961, il y rencontra son épouse, Setsuko Ikeda, qui deviendra le modèle de plusieurs de ses œuvres (La Japonaise au miroir, par exemple). Le photographe Shinoyama Kishin fit le voyage jusqu’à Genève pour mettre en scène le peintre avec une jeune fille blonde très «alicienne». On comprend ce qui attire les Japonais chez Balthus, en premier lieu cette représentation féminine juvénile, où l’érotisme nait d’une série de contraintes du corps. Nous ne sommes pas dans le shibari mais le corps est néanmoins dominé par les lignes dures des décors ou des meubles. Il y a aussi les chats aux traits presque humains, compagnons des jeunes filles, ironiques et un peu voyeurs.
L’imaginaire balthusien a imprégné la culture japonaise, au même titre que celui de Bellmer ou de Bataille, et on en retrouve la trace chez Suehiro Maruo, l’illustrateur eroguro, dont les adolescentes se retrouvent brisées en des postures douloureuses. 
L’une des dernières variations japonaises sur l’œuvre de Balthus est l’une des plus spectaculaires. Le photographe Hisaji Hara s’est livré à une série de relectures de peintures et dessins célèbres, en mettant en scène un couple de lycéens. C'est d'ailleurs lui-même qui interprète, de façon assez médusante, le garçon, l'autoportrait de Balthus devenant ainsi le sien. Quant à la jeune fille, c'est la compagne du photographe, Natsumi Hayashi (connue pour ses autoportraits en suspension) qui tient son rôle. Si les décors et mobilier ne sont pas reproduits à l’identique, la dureté persiste dans les contrastes du noir et blanc, sa finesse comme découpée au scalpel. Hara s’autorise aussi d’étranges libertés, comme de transposer les personnages de «La Montagne» dans l’intérieur glacé et carrelé d’une salle d’opération chirurgicale. Si leurs regards sont parfois lointain, des sourires amusés flottent légèrement sur les visages de ses modèles. Ces déplacements ironiques, font des photographies d’Hara bien autre chose que de simples «tableaux vivants». En traversant le miroir balthusien, les jeunes filles - et les jeunes garçons - en uniformes entrent dans le monde qui leur convient le mieux, celui d’une théâtralité des sentiments où l’émotion affleure sous la froideur et la cruauté. 








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Le site de Hisaji Hara ici