mercredi 30 décembre 2015

Araki : 1000 photos par seconde


Quand on aime Tokyo, c'est-à-dire un Tokyo qui n’est pas traditionnel (bien que celui-ci soit aussi très beau) mais plutôt sulfureux, on aime Nobuyoshi Araki. On peut même découvrir Tokyo à travers ses photos, même si, cruellement, les clubs interlopes de Kabukicho nous resteront fermer. Araki, n’a qu’un seul concurrent, Daido Moriyama, l’autre photographe fou de Shinjuku, dont on ne peut oublier, une fois qu’on l’a vu le chien galeux qui montre les crocs. Une seule photo aurait suffit à rendre célèbre Moriyama.


Quelle serait la photo qui définirait Araki ?

Araki photographie de façon sublime des fleurs qui ressemblent à des sexes féminins ouverts. Et ça personne n’en est capable mieux que lui. Il photographie aussi des filles suspendues en kimonos rouges, comme des fruits étranges, et ça non plus personne ne le ferai aussi bien.


Mais il y a aussi une multitude de photos d’Araki qui relèvent de l’instantané. Dans les librairies de Tokyo, on est sidérés par la foule de fascicules et de recueils qui échappent aux beaux livres édités par Taschen ou Phaedon. Ce sont des journaux intimes compilant des centaines de photos en noir et blanc, prises sur le vif, sans souci esthétique particulier.


Il y a aussi les polaroïds d’Araki, ceux-là on a l’impression que si l’on trouve le bon modèle on serait tout à fait capable de les faire nous-mêmes. C’est sans doute vrai et c’est ce qui rend si proche et émouvant ces artistes japonais. C’est comme s’ils n’avaient pas la conscience de construire une œuvre. Comme s’ils ne se momifiaient jamais dans leur art. C’est la même chose avec ces vieux mauvais garçons que sont le danseur butô Akaji Maro ou Koji Wakamatsu. Parfois Araki s’arrête et fait de l’art, imprime sa puissance photographique sur une série, comme les fleurs ou les portraits comme celui splendide de Maro en train de fumer. 

Mais cette beauté intensive, ne serait rien sans son pendant extensif, cette longue série d’instantanés qui racontent une vie. Araki, on a l’impression que c’est 1000 photos par seconde, presque dans le but de rendre impossible un futur catalogue raisonné.

Car comment justement « raisonner » un flux de vie désordonné, sensuel, qui, dans son immédiateté est un défi constant à la mort. 

Car en vérité, c'est la vie elle-même !


Hans Buruma, le Hollandais qui disparut à l’intérieur d’une pièce de Shuji Terayama


Shuji Terayama raconte.
Après une représentation, je suis allé dans le hall du théâtre où m’attendait une Hollandaise entre deux âges. Elle me demanda poliment : « Qu’est-il advenu d’Hans Buruma, mon mari ? » Je lui ai répondu : « Qui est Hans. » « Hans Buruma, mon mari ! » répondit-elle. Elle m’expliqua qu’Hans Buruma était en charge de la distribution du courrier à la poste centrale d’Amsterdam. Trois ans auparavant, il était allé voir Hérétiques (Jashumon).  Ma troupe avait été invitée à jouer cette pièce au Mickery Theater. Juste après le début de la représentation, deux hommes masqués de noir ont bondit dans le public, ont attrapé son mari et l’ont tiré sur scène. Une fois sur scène, Hans a été costumé et, avant qu’il ne s’en rende compte, est devenu un des personnages de Hérétiques. Au moins deux fois au cours de la pièce, elle a vu son mari rejoindre les autres acteurs qui tiraient des cordes. Il avait l’air de prendre beaucoup de plaisir. Mais quand la pièce a été finie, Hans n’est jamais retourné à son siège dans le public. Sa femme a attendu deux heures mais quand elle est allée dans les loges, tous les membres de la troupe avaient déjà rejoint l’hôtel. Cette nuit, Hans n’est pas rentré chez lui. Deux nuits plus tard, il n’était toujours pas revenu. Ensuite, la compagnie a quitté la Hollande pour l’Allemagne de l’ouest. Elle a pensé qu’il avait rejoint la troupe qui l’avait engagé pour ses talents d’acteur. Elle a pensé « mon mari fait partie de la pièce. » Maintenant, alors que trois ans avaient passés, elle me suppliait : «  S’il vous plait, rendez-moi mon mari. » j’ai dû lui avouer que je n’avais jamais entendu parler de cette histoire. NI moi ni personne dans la troupe ne connaissions un Hollandais d’âge mûr nommé Hans Buruma. Il n’y avait aucune preuve indiquant qu’une telle personne avait été avec nous les trois dernières années. Quand je lui ai dit que je ne le connaissais pas, elle était au bord des larmes. « Alors où peut bien être Hans ? » a-t-elle demandé. Il y a trois ans, un Hollandais d’âge mûr, travaillant à la poste centrale, s’était évaporé à l’intérieur de notre pièce. Dans ce cas précis, nous ne pouvons plus distinguer où s’arrête la pièce et où la réalité commence.
Les phrases « Hans a disparu à l’intérieur de la pièce » et « Hans a disparu pendant la pièce » sont virtuellement synonymes.


Extrait de The Labyrinth and the Dead Sea : My Theatre (1976) de Shuji Terayama, d’après la traduction de Carol Fisher Sorgenfrei in Unspeakable Acts – The Avant-Garde Theatre of Terayama and Postwar Japan (University of Hawai’i Press, 2005)

dimanche 22 novembre 2015

Yutaka Takanashi, Tokyo introuvable





Yutaka Takanashi est le fondateur de la revue de photographie Provoke en 1968. Rien de provoquant pourtant, sinon un refus du pittoresque ou du portrait. S’il photographie Shinjuku ou Shibuya comme Watanabe Katsumi ou Araki, il n’en retranscrit pas la vie grouillante, ni ne tire le portrait des mauvais garçons et des mauvaises filles. Takanashi privilégie les espaces vides ou il faut parfois chercher une figure humaine estompée par le noir et blanc. 



Rien d’étonnant à ce qu’une de ses plus belles photos soit une projection de 2001 l’Odyssée de l’espace, tant il représente Tokyo comme une planète inconnue. Mais ce formalisme élégant n’est pas exempt d’émotion, bien au contraire, même si on ne peut pas toujours la nommer. Ainsi ce visage d’enfant reflété à Shibuya dans le noir de la veste d’un salaryman appuyé contre une vitre.
Il y a aussi, ce qui me touche particulièrement, ces photos couleurs prises en 1982 des bars de Golden Gai. Au moment de la fermeture, il n’y a plus ni clients ni serveuses (à part ce reflet dans un miroir mais est-ce un visage ou une photographie ?). Yutaka Takanashi saisit cet instant mélancolique où l’aube renvoie les fantômes de Golden Gai à l’invisible, mais où flotte encore ce rêve qui se poursuit nuit après nuit.  



Du 10 mai au 29 juillet 2012, la Fondation Henri Cartier-Bresson (Paris) exposait les séries emblématiques de Yutaka Takanashi.

Le site de l'exposition, ici

mercredi 3 juin 2015

Tatsumi Hijikata et le démon de l’île solitaire

La récente parution du génial roman-feuilleton (1929-1930) d’Edogawa Ranpo Le démon de l’île solitaire (éditions Wombat), m’a incité à reposter et corriger ce texte consacré aux liens entre le danseur butô Tatsumi Hijikata et le film de Teruo Ishii Horrors of a Malformed Man. En effet, j’avais attribué comme origine au film un autre récit de Ranpo, L’île Panorama écrit en 1926. Les deux romans sont bien sûr proches : dans l’un un démiurge modifie l’organisme humain, dans l’autre, il tord selon ses propres lois délirantes l’espace et l’architecture. S’il calque son récit sur Le Démon…, Ishii emprunte tout de même à L’île panorama la promenade en barque sur la rivière et la découverte des maléfices du territoire, preuve de sa connaissance l’œuvre de Ranpo. Enfin, comme dans la plupart des récits de Ranpo, il est question d’un homme devenu un dieu fou, soit parce qu'il se pense un meurtrier insoupçonnable comme le fameux promeneur du grenier ou la femme fatale de La Proie et l’ombre, soit parce qu’il boucle le monde autour de sa seule figure despotique. L’île maléfique, l’inversion du corps fasciste en corps monstrueux, et le démon infanticide sont ici les évidentes métaphores d’un Japon en pleine folie belliciste. 





Les horreurs des hommes malformés 



"Quand le voyageur qui sort de la vaste plaine se retrouve là, soudain face à ces créatures artificielles, humaines et végétales, il suffoque devant la beauté fantastique de ce monde irréel."

Edogawa Ranpo, L'île panorama (1926).


Horrors of a Malformed Man (Kyofu kikei ningen, 1969) adapté du Démon de l’île solitaire d'Edogawa Ranpo est la plus célèbre des collaborations entre Teruo Ishii, esthète du cinéma érotique (Femmes criminelles, Orgies sadiques de l'ère Edo), et Tatsumi Hijikata, fondateur de la danse butô. Pour saisir le caractère miraculeux de la rencontre, il faudrait imaginer Antonin Artaud dans le rôle de César, le somnambule du Cabinet du Dr. Caligari, ou Julian Beck et le Living Theater rejouant leur Frankenstein pour Roger Corman.




En cette fin des années 60, Teruo Ishii profite du regain d'intérêt pour les romans étranges d'Edogawa Ranpo (1894-1965). Père du roman policier japonais, Ranpo fut aussi l'initiateur d'une de ses variations, davantage tournée vers l'insolite et l'horreur : l'ero-guro, abréviation japonaise d'érotisme et de grotesque. Adapter ces récits cruels et décadents permettait aux studios de s'inscrire dans la culture underground de l'époque, et proposer une version luxueuse des films indépendants de Terayama, Wakamatsu ou Hani. Si La Bête aveugle (Moju, 1969) de Masumura s'inspire dans son générique des photos de Pierre Molinier, Le Lézard noir (Kurotokage, 1968) de Fukasaku, a pour interprètes l'onagata Miwa Akihiro, reine de la scène gay tokyoïte, et Yukio Mishima qui en signe l'adaptation. Qu'un danseur d'avant-garde joue un savant fou chez un maître de la série B érotico-sadique était donc moins singulier qu'il n'y paraît.



Le film est une adaptation relativement fidèle du récit de Ranpo : chirurgien infirme aux doigts palmés, Jougorou Mokota (Tatsumi Hijikata) capture des enfants et des vieillards dans le but d'édifier une société d'« hommes malformés » et d'inverser les valeurs du beau et du laid. Les monstres en question ne sont autres que la troupe d'Hijikata, la Ankoku Butoh School, conservant leurs costumes et maquillages de scène.
Chez Teruo Ishii, les écrits de Ranpo ne deviennent pas un simple prétexte à l'exhibition des "scandaleux" interprètes de la danse butô. Accentuant les traits les plus macabres des récits de Poe, l'ero-guro fut d'abord une littérature du corps et de ses métamorphoses. Hijikata trouva dans cet effroyable bestiaire humain, ce catalogue de chair souffrante et cette Psychopathia sexualis exubérante, l'équivalent japonais des auteurs occidentaux "infernaux" qu'il vénérait, Sade, Lautréamont, Artaud ou Bataille.

Chimères de l'ero-guro

Le terme "grotesque" renvoie aux "fantaisies monstrueuses" de Poe (le recueil Tales of the Grotesque and Arabesques), mais plus largement à la catégorie artistique adoptant ce terme dès la fin du XVe siècle. « Les artistes, écrit Vasari, y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de leur fantaisie extravagante : ils (...) transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries et d'extravagances. » (1)




Les sonorités mêmes du terme « ero-guro », gutturales et sinistres, sont évocatrices de ce monde hanté par des gargouilles humaines, assassins diaboliques souvent contrefaits. Dans l'ero-guro, comme chez Tod Browning et Lon Chaney dont les films seraient le pendant occidental, l'être humain est condamné à perdre sa stature et à ramper. Il ya déjà les prémisses du corps obscur que Hijikata explorera, ces torsions animales et cet effroi blafard. L'écrivain et le chorégraphe partageaient une obsession commune pour les insectes, sans doute fascinés par la répulsion qu'ils provoquent et leur aspect chimérique.

Dans son gigantesque atelier, le sculpteur de La Bête aveugle évolue telle une araignée sur d'immenses moulages de membres féminins, des ventres, des seins, des fesses... L'« art tactile » auquel il initie sa maîtresse, se sculpte à même la peau et les nerfs, en une série de blessures puis de mutilations. « Le couple de monstres aveugles au milieu des ténèbres trouva ainsi un plaisir sans égal dans ces ultimes caresses. » (2) Chez Masumura, de façon encore plus radicale, le couple finit par déserter l'espèce humaine. Le monde tactile devient "le monde des insectes, des étoiles de mer et des méduses, le monde des espèces inférieures. Au fin fond de cet univers, il n'y avait finalement que la mort, la mort et les ténèbres."

*

Autre homme-insecte, le lieutenant mutilé de La Chenille. Revenant du front défiguré, sourd, muet, et amputé des quatre membres, il n'est plus qu'une masse de chair avide. « Sa vie s'était alors réduite à la satisfaction immédiate de son appétit et de ses instincts sexuel. » (3) Lui crevant les yeux, détruisant ainsi sa dernière possibilité de communication humaine, son épouse scelle définitivement le devenir-animal du lieutenant.

Dans les années 20 et 30, l'ero-guro et ses créatures, et particulièrement l'atroce lieutenant chenille, étaient contraires au Japon impérialiste et son l'idéal absolu : un soldat taillé d'un seul bloc dans le patriotisme (4). Dans les années soixante, Hijikata inventait des corps eux-aussi irrécupérables par la société du "miracle japonais" et de la culture des loisirs. La Rébellion de la chair (1969), spectacle contemporain du film d'Ishii, était également titré "Hijikata et les Japonais", comme si le danseur traçait une ligne franche entre lui et ses concitoyens. Tatsumi Hijikata écrivait en 1961 : « Cet usage du corps dénué de toute finalité auquel je donne le nom de "danse", je le veux être l'ennemi le plus détestable et le plus tabou de notre société productiviste. » (5)



La rébellion de la chair

Avec la plastique somptueuse du cinéma d'exploitation japonais de l'époque (image scope et couleurs éclatantes), Les Horreurs des hommes malformés offre un document précieux sur Hijikata et la Ankoku Butoh School à la fin des années 60.



L'apparence d'Hijikata est conforme à celle de La Rébellion de la chair : barbu, les cheveux hirsutes, un trait de fard blanc sur le nez ; vêtu d'une longue robe blanche, il se meut avec une dérangeante féminité. Teruo Ishii reprend également la scène dite de "La Procession du roi crétin" : Hijikata, debout sur un palanquin bordé de moustiquaires, est porté par ses disciples recouverts de peinture argentés. Comme le décrit Kuniyoshi Kasuko, dans la chorégraphie originale, Hijikata, qui jouait à la fois le rôle du roi et de la mariée, ouvrait brutalement sa robe de noce et révélait un corps émacié et viril. Autre accessoire emprunté à la pièce, de grands panneaux de cuivres tournoyants, qui multiplient et transforment en arabesques les silhouette des danseurs. En jouant sur le travesti, le dédoublement, les reflets déformés, les parures absurdes de feuillages et de pattes de poulets, Ishii déplace ses monstres dans le champ du rituel et du symbole. Les malformations promises par le titre ne cessent jamais d'être jouées et dansées, faisant du butô l'effet spécial majeur du film.



Le seul danseur à ne pas exhiber son anatomie est Hijikata lui-même, qui la tient cachée sous sa longue robe blanche. La malformation n'est pas localisée dans le corps mais dans la théorie qu'il propose. Ainsi, sa robe de femme portée retournée, symbolise l'inversion des genres et la subversion de leurs codes. Hijikata n'a même pas besoin d'opérer pour malformer les hommes car sa gestuelle désossée désarticule déjà l'humanité ; son androgynie lui permet d'arracher le masculin et le féminin et les mélanger ensemble, comme il le fera en soudant une jeune fille kawai à un colosse hideux. Ce rôle de créateur de monstre, version freak du docteur Moreau, devient finalement la métaphore du chorégraphe et chef de troupe que fut Hijikata.


Le chant du fœtus

Récit gothique endiablé à base de substitutions d'identités, de jumeaux séparés et d'inceste, Les Horreurs des hommes malformés s'avère classiquement une quête de l'origine. Si elle concerne le roman familial du héros, elle apparaît surtout comme un processus de régression des corps, à la rencontre des monstres intimes de l’organisme et de l’anatomie.



Les premiers monstres habitent les berges du fleuve que les personnages descendent en barque. Entrent en scène, une tribu de filles nues, des fers à cheval sous les seins, qui caracolent et agitent leurs crinières ; d'autres danseuses, centaures grotesques aux partis mal ajustées, sont greffées à des chèvres ensanglantées ; des golems crucifiés sortent de la mer, se prosternent devant des autels enflammés et vénèrent des momies.

Plus tard, les créatures infirmes ou débiles qui hantent le village sont le versant douloureux de ce butô carnavalesque et sauvage. Monstres tristes, prostrés ou aliénés, ils disparaissent sous les bandages, les fils de soies ou les tumeurs minérales. Leur chair est malade, affamée jusqu'à se dévorer elle-même. C'est un autre enfer, celui des hospices, du cancer et de la psychiatrie.
La dernière métamorphose s'effectue dans la salle d'opération de Jougorou Mokota, devenant la humani corporis fabrica de Tatsumi Hijikata.



Derrière la table d'opération, trois souriantes chasseuses de papillon, leurs filets à la main, le torse ouvert, exhibent poumons et intestins. Ces coquettes poupées anatomiques sont la reprise humoristique des maquillages butô inspirés par le surréalisme. Dans Émotion métaphysique (1967), Hijikata exhibait une colonne vertébrale, peinte sur le modèle de l'ange anatomique de Gautier D'Agoty. Il se drapait également de tissus écarlates en lambeaux, comme de la chair à vif. Tôishi kamano, quant à lui, faisait palpiter sur son dos le dessin d’une vulve gigantesque.
Nues et recroquevillées sur des étagères, des larves humaines, à la peau d'argile blanche écaillée et aux yeux morts, sont reliées entre elles par des tuyaux, à la fois perfusions et cordons ombilicaux.


*
Ils reproduisent une chorégraphie dans laquelle les danseurs Akira Kasai et Mitsutaka Ishii, partageant le même cordon ombilical, se nourrissaient d'eux-mêmes comme des fœtus vampires. D'autres fœtus adultes, recroquevillés et ligotés, pendent au plafond comme des fruits mûrs.
Cette nuit du corps que danse Hijikata s'avère bien différente de celle dont s'extirpait l'homme de Vésale. Sortant de l'obscurantisme du moyen-âge, fier et oublieux de ses chairs à vifs, l'écorché était le héraut de l'Europe des Lumières. A l'inverse, Hijikata s'enfonce en lui-même, et nous entraîne dans la nuit rouge, préférant la compagnie des fantômes à celle de ses contemporains. Du corps archaïque et ritualisé au corps hospitalisé, de l'écorché au fœtus, l'homme d'Hijikata retourne à l'effroi de sa conception.

"Fœtus,

Fœtus
Pourquoi t'agites-tu ?
Tu vois l'âme de ta mère
Et elle te fait peur ?" **



* Akira Kasai et Mitsutaka Ishii

**Kyûsaku Yumeno, Dogra Magra (1935), ed Philippe Picquier, 2003, trad. Patrick Honnoré.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.




(1) Giorgio Vasari, De la peinture, vers 1550.




(2) Edogawa Ranpo, La Bête aveugle (1931), ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Rose-Marie Makino-Fayolle.




(3) Edogawa Ranpo, "La Chenille" (1929) in La Chambre rouge, ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Jean-Christian Bouvier.




(4) La Chenille fut d'ailleurs interdit de publication pendant toutes les années de guerre.




(5) Tatsumi Hijikata, cité par Kuniyoshi Kazuko, "Repenser la danse des ténèbres" in Butô(s), CNRS Editions, 2002.





Photos : Les Horreurs des hommes malformés


sauf * Orgies sadiques de l'ère Edo (1969)de Teruo Ishii dont Hijikata a chorégraphié le genérique.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.

lundi 1 juin 2015

Fragments de la sexualité otaku


1. Quand le zentai part braconner


Ce n’est pas un film mais un de ces « matériaux pornographiques », un fragment, que l’on trouve sur youporn. Il n’a même pas de titre mais la description basique d’une situation : Japanese Av model butt groped.  Pourtant, dans sa laideur et sa bêtise, sa mise en scène improvisée, il fascine malgré tout. Si on le voyait en entier, peut-être comprendrions-nous comment ce personnage en combinaison (presque) intégrale (soit un zentai) parvient à s’introduire dans la salle de classe et à abuser des jeunes élèves ? On sait que la pornographie ne s’embarrasse pas de logique  mais épouse juste des canevas fantasmatiques. Au Japon, le viol et la violence sont des conventions admises et la prétendue jeunesse des personnages également. Ce qui gêne et intrigue ici, ce sont surtout les réactions aberrantes des jeunes filles observant le viol de leurs camarades, tour à tour dégoûtées, indignées voir curieuses… ou totalement absentes. Certaines, sans que l’on sache exactement pourquoi (sont-elles possédées par le zentai), commencent à se masturber avec des sextoys. 
La créature chétive et sans visage, qui pourrait être facilement maîtrisée par les jeunes filles, serait en fait une épure absolue du hentai japonais, ce pervers qui feuillette timidement les magazines pornographiques emplies de nymphettes écervelées. Il en est la projection fantasmatique, jouissant d’une liberté absolue dans cette république de Salo miniature que devient la salle de classe.


2. Daikichi Amano : amours visqueuses
On la vu, le zentai violeur de lycéenne était une réduction d’un être humain à la seule perversité, sans le minimum d’affect ou même de jouissance requis dans le porno traditionnel. La créature était une sorte d’être humain larvaire, à peine formé. L’idée d’un porno non humain remonte sans doute à Hokusai et aux Rêve de la femme du pécheur, duquel Daikichi Amano a tiré, autant en photographies qu’en films, une série de variations fascinantes. Dans l’idée, il s’agit bien sûr de zoophilie mais ici non mammifère et surtout basé sur l’idée de multiplicité, de grouillements, avec la viscosité comme dénominateur commun. Les modèles sont recouverts d’insectes, de vers, de reptiles ou d’animaux marins, jusqu’à disparaître presque totalement, comme dans une composition d’Arcimboldo. Amano est un maître des matières et de la couleur allant chercher des variations infinis dans la peau de ses animaux ; ce qui l’éloignent évidemment du pur matériel pornographique.






Mais il n’est pas sûr que les hentai prennent un si grand plaisir aux compositions baroques d’Amano. Peut-être préfèrent-ils se tourner vers des bandes moins raffinées, comme cette vidéo où une jeune fille en maillot de bains, une serviette autour de la bouche (au fond l’élément aquatique est préservé), se fait d’abord palper par des mains anonymes, remplacées par des vibromasseurs, puis des pénis (évidemment mosaïqués).




3. Rei Ayanami, clone sexuel
N’avez-vous jamais nourri des pensées coupables devant les Sylvidres d’Albator, l’Armanoïde de Cobra ou encore la redoutable Furia de San Ku Kai ? 
Imaginez un instant que jamais vous n’ayez jamais dépassé ce stade, que votre sexualité se soit construite exclusivement à travers des personnages de dessin animé ou des amazones de science-fiction. Au Japon, vous seriez ce que l’on appelle un otaku et votre chambre/appartement serait envahie d’amantes virtuelles. 
La libido otaku se divise entre des artefacts plus ou moins mainstream, à l’érotisme suggestif, et une pornographie underground qui est celle, par exemple, des mangas amateurs. Une circulation s’opère entre les deux, les mangas amateurs proposant souvent des versions classées X de personnages officiels.
Prenons par exemple Rei Ayanami, la jeune pilote aux cheveux bleus de Neon Genesis Evangelion, la géniale série d'animation d'Hideaki Anno débutée en 1995. Rei est un clone et en tant que telle connait de multiples morts et résurrections tout au long de la série. Elle est aussi un pilote remplaçable à l'infini, un corps adolescent appartenant aux adultes et totalement dévolue à usage : la guerre. Ce mélange de perfection martiale et de soumission en ont fait l'icone otaku absolue.


 

Elle a donné lieu à des variations hentai.


Des cosplay parfois assez élégants



Mais aussi à des vidéos pornographiques comme celle-ci où la starlette Mirina Izumi porte la tenue complète de pilote ainsi que les cheveux bleus et les lentilles de contact rouges.



Il n’y a aucune mise en scène dans ces vidéos, pas même de décor, seule importe de représenter le personnage dans des scènes sexuelles. On notera que Rei n’est pas ici déshabillée, à la différence des photos sexy du cosplay, et que la main de son partenaire sans visage caresse d’abord le costume du personnage. L’excitation otaku réside sans doute moins dans l’acte sexuel (d’ailleurs essentiellement masqué par les mosaïques usuelles) forcément déceptif, que dans ce prologue qui détaille le déguisement et en isole les « éléments d’attraction ».  L’otaku s’adonne donc au plaisir classique du fétichiste entre objet partiel et totalité, mais, univers de science-fiction oblige, l’objet de son désir est déjà une créature artificielle et dans le cas de Rei Ayanami un clone.

samedi 28 mars 2015

Les entrailles de l'ange

Angel Guts: Red Classroom (1979) de Chusei Sone, scénario Takashi Ishii

Muraki, éditeur de magazines érotiques, assiste à la projection privée d’un film déjà ancien : une lycéenne se faisant violer par 5 hommes dans une salle de classe. Muraki est bouleversé par le visage de la jeune fille, qui tombe en syncope au terme de son viol et se relève, dénué de toute expression, et retombe encore. Le viol était-il réel ? A-t-il assisté à la destruction d’un être humain.




Muraki retrouve la jeune fille, nommée Nami, au guichet d’un Love Hotel, cadre d’une séance photo. Il lui donne rendez-vous; ils vont à l’hôtel mais il refuse de lui faire l’amour. «Je veux te revoir demain» lui dira-t-il. Mais elle ne viendra pas ; elle lève un homme dans un bar et nous aurons l’exemple de sa folie : une sexualité violente et insatiable. 






Muraki ne cesse pourtant pas de l’aimer. 3 ans plus tard, alors qu’il erre ivre dans les ruelles de Golden Gai, il la voit dans l’embrasure de la porte d’un bar. Il tente de l’entraîner avec lui mais le patron, amant de Nami, le roue de coups dans un terrain vague. Il revient pourtant le lendemain et se fait à nouveau battre, mais cette fois il reste dans le bar.
Il observe alors les activités de Nami qui se donne sur le comptoir à 5 hommes, reproduisant le film initial... et il voit aussi que l’on sort une lycéenne ligotée, d’une trappe, et qui est violée à son tour.
Ce qui a détruit nami, au-delà encore de son viol, c’est le film lui-même, qui a volé son image, transformant son supplice en spectacle, le réitérant à chaque projection. On a atteint ici la plus infernale des dégradations. Nami non seulement reproduit les conditions de son viol mais remet en scène le spectacle de la destruction de son innocence sur une autre jeune fille.


Devant le bar, Nami semble sortir d’une vision néo-sirkienne de Fassbinder, un glamour corrompu. Elle entraîne Muraki dans son monde, absolument disloqué. C’est le passage le plus beau du film, expérimental et inattendu. Des plans de vitesse et d’énergie traversent la scène qui déstructure en faux raccord. Mais cette énergie ne va nulle part, ce n’est qu’une convulsion.