Entretien avec Nagisa Oshima
- Vous avez envisagé
d'intituler au Japon votre film "Corrida d'amour". II s'agit donc,
dans votre esprit, d'une mise à mort ?
- Depuis longtemps j'avais à
l'esprit un projet inspiré par la célèbre Sada. Anatole Dauman, producteur que
j'admire le plus au monde, m'a un jour suggéré ce titre qui a été déterminant
pour la réalisation du film.
- Quels rapports
établissez-vous entre la passion physique, la jouissance
née du plaisir sexuel et la
mort ?
- Un lien indissoluble. Dans l'extase
de l'amour, ne s'écrie-t'on pas : "je meurs "?
- Avez-vous songé à Georges
Bataille, à Antonin Artaud ou à Sade, qu'évoque inévitablement le nom de Sada ?
- Je suis trop paresseux pour les
avoir relus avant d'écrire mon scénario.
- L'action du film se donne comme un
acte d'amour ininterrompu; seuls les lieux de son accomplissement changent
selon un itinéraire qui interdit la moindre halte aux deux amants. On découvre
ainsi 20 décors différents, 20 chambres d'amour, lieux clôturés comme une arène
et consacrés à un rite mortel. Etes-vous, avec nous, convaincus de l'unicité de
votre démarche ?
- Comme vous le relevez avec tant de
pertinence, j'ai voulu que gestes et paroles résultent d'un seul discours : le
discours sexuel. S'il en était autrement, je tiendrais mon film pour un échec.
L'espace choisi est bien celui de l'Amour et de la Mort et, pour moi, recouvre
le Japon tout entier.
- Vous nous interdisez, semble-t-il,
de regarder Sada comme une meurtrière L’homme, sa victime, accepte et suscite
même son propre anéantissement. Dépassant l'anecdote vous semblez célébrer
l'Amour Fou comme une religion de l'Absolu.
- Associé à Sada, le mot de meurtrière
me choque comme il étonnerait tout Japonais. Si, au départ, Sada et Kichizo
semblent n'être que des liber- tins, ils s'acheminent néanmoins vers une forme
de sanctification, et j'espère que tout le monde le comprendra.
- Le Petit Garçon et La Pendaison se
référaient à des faits divers très récents; L'Empire des Sens, lui, tire son
origine d'un événement survenu il y a 40 ans. Quelle est pour vous son
actualité ?
- Les faits ne perdent rien de
leur actualité tant qu'ils éveillent en nous un écho et cela, même s'ils
appartiennent à un autre siècle.
- Certains vous reprocheront malgré
tout d'avoir renoncé à vos préoccupations sociales et politiques.
- N'est-ce pas extrêmement
significatif que de manifester son indifférence
à la politique ?
- Que subsiste-t' il du thème majeur
de vos précédents films : rêve d'enfance - réalité japonaise ? Peut-on le
retrouver dans les relations œdipiennes qui unissent ces presque-orphelins
Sada et Kichizo à des partenaires sexuels plus âgés qu'eux ?
- Je n'entends pas récuser
cette forme d'approche psychanalytique, que vous êtes libre de pratiquer
à l'usage de mon film. Je vous en laisse la responsabilité. Je dirais pour
ma part : sait-on que faire de sa vie quand on est jeune ? Plus tard, on
finit par l'entrevoir, et c'est justement le cas de mes personnages qui
affirment leurs désirs, s'opposant ainsi à la Société.
- Quelles sont pour vous les
scènes-clés du film ?
- Que chaque spectateur réponde à ma
place.
- Pour éviter tout malentendu,
pouvez-vous nous préciser l'acceptation des termes "geisha" et
"prostituée" dans le Japon de 1936 et celui d'aujourd'hui ?
- Le mot "geisha"
implique des catégories professionnelles très différentes. Il signifie
"vendre son art" mais, au bas de l'échelle sociale, il veut
dire "vendre son corps". A ce propos, permettez-moi un petit
discours. Selon des notions spécifiques à notre pays, le monde de la
sensualité est loin de compromettre la valeur humaine. Cette notion de
"koshokou" qui fait intervenir le "savoir apprécier"
et le "savoir aimer", ne fut jamais négligée. En d'autres
temps, ce fut même la condition pour être un gentleman. Au Xème siècle le
"roman de Ghenji" fonde la Société aristocratique au Japon et,
pour la 1ère fois à travers elle, une culture sexuelle prétend au
"savoir aimer". La polygamie et la polyandrie règnent en
maîtresses dans cette classe aristocratique. Ce raffinement des mœurs
érotiques prendra fin pendant l'ère brutale des "Samouraïs"
mais il ressurgira pendant l'époque "Edo", soit du 17ème au
19ème siècle. Bien sûr, une telle culture était le privilège des classes
dominantes, qui la mettaient en pratique dans des maisons de plaisir. Maisons
"qui n'étaient pas vouées à la honte - absolument pas -. La
monogamie s'impose à l'époque "Meiji" favorisant la
modernisation économique du pays d'après un modèle importé. La belle
tradition du "savoir aimer" se fane et meurt à la veille de la
deuxième guerre mondiale. Sada et Kichiso, mes personnages, sont les survivants
d'une tradition sexuelle qui a vécu et qui, pour moi, est admirablement
japonaise.
- La fin du film rappelle que 4
jours après son crime Sada a été retrouvée resplendissante de bonheur et
tenant à la main les attributs de son amant. D'où vient cette information
?
- Toutes les enquêtes
policières en témoignent et m'ont inspirées la séquence finale sans
laquelle mon film se révélerait faux de bout en bout.
- Vos dialogues sont brefs...
en pointillé. Sans démontrer, vous contraignez à voir, à sentir, à penser. Pour
chaque spectateur le film en devient d'autant plus personnel, plus
intime.
- J'ai préféré user de
dialogues toujours brefs dont les sous-titres français reflètent
d'ailleurs bien la concision, et puis l'acte d'amour n'a pas besoin de
mots.
- L'Amour fou semble trouver un
accomplissement dans la castration finale et sans doute ne convient-il
pas d'invoquer ici la notion de pêche au sens chrétien ?
- Ah!... certes. Et je souhaite
que Kichizo n'évoque pas pour vous l'image de l'Homme Crucifié.
- Qui trouve-t-on dans votre famille spirituelle ?
-Tous ceux qui ont voulu ou veulent transformer la Société et tous ceux
qui ont voulu et veulent se transformer eux-mêmes. Mais, à choisir entre
les gens célèbres et ceux qui ne le sont pas, j'aime mieux la compagnie
de ces derniers.
- L'esthétique
"Oshima" fait bien sûr appel à l'utilisation du décor, des
costumes, de la musique et vous êtes toujours secondé par le même
décorateur.
- Au début je me tenais pour
quelqu'un qui souhaitait détruire toutes les esthétiques et cependant, de
film en film je découvre une esthétique qui m'est propre, cela surtout
après ma rencontre avec l'éminent décorateur qui se nomme Jusho Toda. Si
je devais m'en expliquer, il y aurait échange entre une forme d'ascèse et
un sentiment ineffablement épicurien. Et si je devais me résumer en un
plan, on verrait une flamme sur un fond noir ou très sombre. De cette
manière l'Empire des Sens manifeste délibérément la limite où me conduit
cette esthétique.
- En effet - et ce ne peut être
que délibérément - vous vous enfermez pour la première fois dans une
action physique et même sexuelle, n'ignorant aucun des malentendus qui
pourraient en résulter.
- II est vrai je me suis senti
totalement libre en réalisant ce film exactement comme je l'ai voulu.
- Sada est, au Japon, une
figure populaire. Que représente-t-elle et pourquoi lui dédiez-vous un
film?
- Le nom de Sada est si populaire au
Japon qu'il suffit de le prononcer pour mettre en cause les plus graves
tabous sexuels. Il est tout naturel qu'un artiste japonais aime dédier
son œuvre à cette femme merveilleuse. Grâce à la magnifique collaboration
des acteurs et aux moyens fournis par les producteurs, je ne crois pas
avoir trahi son image.
- Obéissez-vous à un axiome, à
un dicton ?
- Je rêve depuis toujours de
confondre rêve et réalité.
- Quel est le sujet de votre
prochain film ?
- Demandez le à Monsieur
Anatole Dauman.
L’Empire des sens par Dominique Aury
(Pauline Réage)
On se dit d'abord que Juliette, la
fascinante Juliette de Sade, qui exige le plaisir, ordonne les orgies, et tue
ses amants, a fait sa réapparition a l'autre bout du monde, dans le Japon des
geishas et des cerisiers en fleurs, mais on se trompe. Sada, la petite
prostituée, et le silencieux Kichizo, souriant jusque dans la mort, sont les
héros éperdus d'une autre histoire, immémoriale et terrible, une histoire
d'amour fou, où le désir d'amour et le désir de mort sont le même désir, le
même plaisir.
Les poètes des religions antiques que
deux millénaires chrétiens ont fait oublier assuraient que les dieux avaient
caché aux mortels le suprême bonheur de la vie : c'était le bonheur de la mort.
Ce qu'on cache n'est jamais tout à fait caché. La folie des sens a mis les
hommes sur la voie, et la chose du monde la mieux partagée n'est pas le bon
sens, qui refuse la mort, mais l'amour fou, qui l'accepte et quelquefois la
réclame.
Le langage populaire parle de la
petite mort, où s'abîment les amants. Toutes les images du total plaisir sont
de dévastation et de mort : brûlé, noyé, anéanti. Quelle fille n'a dit un jour
à son amant : je voudrais mourir dans tes bras ? Quel amoureux n'a supplié :
fais de moi ce que tu voudras ? Oui, même les amants les plus ordinaires, il leur
arrive d'être un instant traversés par cet appel tragique de sentir le piège
les saisir. Ils échappent. Sada et Kichizo n'ont pas échappé.
Victimes éblouies et cent fois
consentantes, ce sont des victimes exemplaires, qui s'abandonnent avec délice à
leur perte. On parle ici d'amour physique, on parle de plaisir. Ces termes sont
bien légers pour désigner - sans jamais l'expliquer - le mystère atroce et
fascinant par quoi les corps soumettent les âmes, les enivrent et les
détruisent. En contemplant la douce Sada meurtrière, qui serre dans sa petite
main, comme un trophée, comme une relique, le sexe tranché de son amant. On
songe aux ménades qui ont mis en pièces Orphée. Elles descendaient en hurlant à
travers les bois et les prés les montagnes de Thessalie, et les bergers
épouvantés fuyaient. Sada pendant trois jours erra dans Tokyo, voilà quarante
ans passés, n'a jamais crié et tout autant que les ménades, est devenue
célèbre. Son double aujourd'hui bouge sur l'écran, et l'on ne peut cesser de le
regarder. Tout cela passe le sens, et fait frémir.
Peut-être sent-on renaître l'effroi
que dans les vieux mythes ont laissé les religions féminines, où l'amour et la
mort étaient au seul pouvoir des femmes. Le corps et l'âme tremblent au
spectacle de l'amour dans la mort désirée et reçue. Mais justement, l'horreur
sacrée, la voilà.
(Dossier de presse de L’Empire des
sens, 1976)
20 mai 1936. Abe Sada le jour de son
arrestation, un sourire éclatant sur le visage