Les
poupées au Japon, c’est une toute une histoire puisque même une fête leur est
dédiée (le 3 mars, jour consacré aux petites filles). Les enfants raffolent des
coquettes Licca-chan, les jeunes filles collectionnent les Blythe aux yeux
démesurés et à grosse tête, quant aux otome (la version féminine des otakus),
elles vénèrent les BJD à l’allure d’adolescents éthérés. Si l’on se promène
dans Takeshitra Street à Harajujku, au milieu des gothic lolitas en frous-frous noirs et perruques
blondes, on croirait débarquer au pays des poupées vivantes. Rien d’étonnant
alors que l’on trouve au Japon les plus dignes héritiers d’Hans Bellmer. Le
pionnier du Doll Art est l’excentrique Yotsuya Simon, un
acteur de théâtre, travesti (on peut le voir dans Journal d’un voleur de Shinjuku d’Oshima), qui découvrant à la fin des
années 60 les poupées à articulation sphérique de Bellmer en inventa une
version japonaise. Ces adolescents vous fixant de leurs yeux bleus et
découvrant sous leur chair des mécanismes d’horlogeries donnent encore le
frisson. Le Doll Art s’empare de ces objets enfantins pour
en proposer des variations forcément déviantes, les agrandissant, les
maltraitants et souvent les dotant d’une sexualité trouble. Le mouvement a ses
revues comme Yaso (organe de la galerie Parabolica Bis qui organise
régulièrement des expos) ou encore Talking Heads, mook consacré aux arts transgressifs.
Certains objets ne manquent pas d’intriguer comme le recueil de photos Ecole d’Hizuki, remake du film Innocence de Lucile Hadzihalilovic interprété
par des poupées.
Au cours
de cet entretien Etsuko était accompagnée par la mangaka Miyako Cojima, auteur du recueil
macabre Histoire d’œil (Tonkam 2008) et organisatrice en 2012
de l’événement « Eyeball and Girls » à la Bunkamura gallery (Tokyo)
où exposait Etsuko.
Etsuko : Mylène Farmer a découvert mes poupées dans le
recueil The Doll Bride of Frankenstein
(2007) et m’a contactée. Je voulais faire une nouvelle poupée spécialement pour
l’occasion mais elle a insisté pour qu’on utilise celle du livre. J’ai donc
replanté des cheveux rouge-orangés comme les siens. Mylène est ensuite venue au
Japon et Atsushi Tani s’est chargé de faire les photos.
Comment êtes-vous
devenue une doll artist ?
Etsuko : J’ai
commencé par dessiner et puis, chez une amie, j’ai vu des poupées Barbie
transformées en créatures de Frankenstein. Ça m’a énormément plu et m’a donné
l’impulsion. Je suis ensuite entré au cours privé de Yoshida Ryō appelé Pygmalion.
On y apprenait tout : le visage, le corps. J’ai commencé à fabriquer des
poupées articulées et des poupées non articulées. J’ai suivi ce cours pendant
deux ans. Je n’y allais qu’une fois par semaine mais je pratiquais chez moi
tous les jours.
Vous avez étudié Hans
Bellmer ?
Etsuko : En
fait, quand j’ai commencé à travailler sur les poupées, je ne connaissais pas
du tout Bellmer. Maintenant, ça me plait tellement que j’essaie de ne pas trop
regarder ses œuvres… pour ne pas l’imiter.
Et vous vous intéressez
à Yotsuya Simon ?
Etsuko : Oui,
c’est vraiment impressionnant. Ses dernières statues avec des hommes barbus
sont très particulières. En fait, toutes ses poupées lui ressemblent. On me dit
aussi souvent que mes poupées me ressemblent. Pour ma part, je ne sais pas…
Miyako : C’est
assez dérangeant comme idée, non ? Un peu malsain ?
Etsuko : oui
c’est vrai mais quoi qu’on fasse, nos créations nous ressemblent. Il y a
quelque chose de génétique là-dedans.
Miyako : On se
voit tous les jours dans le miroir, c’est normal que ça finisse par nous
ressembler ! Je ne fabrique pas de poupées. Comme j’adore ça, j’ai voulu en
faire à un moment mais ça me fait trop peur.
Etsuko : Qu’est-ce
qui te fait peur ?
Miyako : Sans
doute le fait de me projeter trop intimement dans une création. Les poupées ont
deux faces, n’est-ce-pas. On peut fabriquer des poupées qui parlent de soi, ou
des poupées « fictionnelles ». Il y a deux sortes de créateurs de
poupées.
Etsuko : On
peut dire que c’est une sorte de thérapie. Un peu comme le genre littéraire
japonais que nous appelons « watakushi shōsetsu » où il s’agit de
parler de soi avec sincérité sans se masquer. Devant les poupées, on se demande
ce qu’est le moi ?
Vous jouiez à la
poupée quand vous étiez petite ?
Etsuko : Oui.
J’avais des Licca-chan, j’empruntais des Barbie à mes amies… Mais j’avais plus
de peluches que de poupées. Quand j’allais dormir, j’alignais dix peluches sur
mon lit… Même si j’en fabrique, je ne possède pas ce que les Japonais nomment
le ningyō ai, l’amour des poupées. En
fait, le visage ne m’intéresse pas vraiment, je préfère fabriquer le corps et
inventer des formes.
Selon Yotsuya Simon : « La poupée ne représente que la poupée », c'est-à-dire qu’elle est en être en soi et non l’imitation d’une enfant ou d’une jeune fille. Qu’en pensez-vous ?
Etsuko : Ah
oui, et ce n’est pas non plus une amie. Construire des poupées est pour moi une
sorte de thérapie émotionnelle. Quand je ne peux pas en fabriquer, je me sens
assez mal.
C’est comme si vous expulsiez
quelque chose de vous-même
Etsuko : Inconsciemment,
mes poupées représentent des sentiments difficiles à supporter. Quand les
poupées sont réussies, mon cœur est apaisé. Quand je le trouve ratées, ça ne va
pas bien du tout…
Ça a un côté un peu
Cronenberg…
Etsuko : Ah,
oui. J’aime beaucoup ce réalisateur. En ce qui concerne mes influences, j’adore
Funakoshi Katsura qui est sculpteur sur bois. Je me suis même rendu jusque dans
la préfecture d’Aichi, à Nagoya, pour le rencontrer.
Miyako : Il y a
aussi Koitsuki Hime qui ne fait que des des poupées à articulations sphériques,
en porcelaine, d’environ 150 cm. Elle a une très grande technique. Elle,
Yotsuya Simon et Etsuko sont les plus importants doll artists du Japon.
Mais pourquoi au
Japon rencontre-t-on spécialement cet amour des poupées ?
Etsuko : C’est
effectivement très étrange. Entre les amateurs et les artistes, c’est un tout
petit monde. J’ai participé à une exposition en France et je ne savais pas
comment m’y prendre face à des gens qui n’étaient pas Japonais. Ils n’avaient
jamais vu ce genre de poupées. Beaucoup ne comprenaient pas du tout mon
travail.
Miyako : Si l’on cherche
les raisons, c’est sûrement parce qu’ailleurs les poupées sont souvent des
petites filles mignonnes et des jouets. Au Japon, ces poupées à articulations
sphériques ce situent entre l’art et le jouet. Les poupées d’Etsuko font partie
de cette nouvelle culture qui n’a pas encore tout à fait trouvé sa place. Les artistes
japonais en souffrent beaucoup. Ils ont beau créer avec ferveur, on ne sait pas
comment regarder leurs œuvres. Par exemple, ils ne sont pas encore intégrés
dans l’histoire de l’art à l’université.
Dans le film
d’épouvante Bilocation, vos poupées
jouent un rôle important. Les avez-vous crées spécialement pour le film ?
Etsuko : Oui.
Le producteur aime beaucoup mon travail qu’il a découvert lors de l’exposition « Eyeball
and Girls » montée par Miyako. J’ai d’abord lu le scénario qui était très
intéressant : les personnages voyaient apparaitre des mauvais doubles qui
essayaient de les remplacer. Comme les poupées sont dans une chambre rouge et
une chambre verte, je leur ai donné des yeux rouges et verts.
Ce sont des poupées
recouvertes de cuir.
Etsuko : Oui,
j’aime l’idée de de renaissance et de recyclage. C’est du cuir de vache.
Certaines de mes poupées sont assez grandes, entre 1m80 et 2m.
Comment
travaillez-vous le cuir ?
Etsuko : Je
l’achète chez un grossiste où je peux l’avoir à moitié prix. Celui d’Asakusa a
un choix incroyable. Ensuite, comme le cuir a en général environ 1 millimètre
d’épaisseur, je le pèle jusqu’à obtenir seulement 0,4 millimètre. Il faut qu’il
soit très fin. Je modèle la forme dans de la glaise noire et, avec de la colle,
j’étends le cuir dessus. C’est entre la peau et le vêtement… Cette poupée
d’adolescente est
également construite avec du cuir.
Miyako : Elle a
été présentée au musée Bunkamura de Shibuya et donc beaucoup de gens sont venus
la voir. Et les réactions étaient très divisées : certains la trouvaient
effrayante, d’autres mignonne… Moi je la trouve très jolie. J’ai envie de
danser avec elle. Lorsque vous la voyez, à quoi pensez-vous ?
Peut-être que si on
vit avec elle, elle doit être très exigeante.
Miyako : Exigeante
? Comment ça ? Elle dirait peut-être « apporte-moi du thé ! », « achète moi des
trucs ! » ou « dors avec moi ! » ? Moi je pense
qu’elle est très docile et gentille. Souvent ce sont les hommes qui les
trouvent effrayantes, les femmes disent qu’elles sont étrangement mignonnes…
Votre poupée qui se
dresse dans la pénombre avec ses lambeaux de cuir (Sans titre 2) est très
impressionnante. Elle est à la fois triste et majestueuse.
Etsuko : Oui,
peut-être parce qu’elle repose sur l’eau. C’était pour faire penser à Venise.
Et devant il y a du sable. Je voulais donner l’impression qu’elle « pousse »
dans l’eau, tristement.
Miyako : Elle
ressemble à ces moines bouddhistes qui deviennent des momies par leur propre
volonté, de leur vivant, à force de jeuner. C’est un rite nommé sokushinbutsu. Et peut-être que la
poupée montre ça : le fait de mourir de faim.
Etsuko : Oui
c’est ça. Quand je l’ai faite, je souffrais beaucoup. Je désirais qu’elle
ressemble à une statue bouddhique. Elle fait partie de mes poupées les plus
grandes, comme Tableau de famille, la poupée sur la table qui fait environ 2
mètres.
Etsuko : Oui.
C’est une table à manger que j’ai mise à la verticale. La table appartenait à
ma famille, là il y a la place de ma mère, puis celle de mon père, de ma sœur. En
fait, je n’ai pas beaucoup eu l’occasion de participer à des repas familiaux,
et la poupée couchée sur la table, c’est sans doute moi-même. Et je voudrais
qu’ils me mangent. Dans les funérailles japonaises, les corps sont incinérés et
il arrive que certaines personnes se cachent pour avaler un peu de cendres. En
avalant les os de la personne qui nous aimait et qu’on a aimée, on essaie
d’ancrer sa mémoire en nous.
Ce qui sort de son
ventre ressemble à des cristaux…
Etsuko : J’ai
imité un subuta (porc aigre-doux). C’est
un plat chinois que j’aime beaucoup et que ma mère cuisinait souvent.
Comment êtes-vous
parvenue à ce résultat ? Ce n’est pas simplement de la nourriture telle quelle.
Etsuko : J’ai
moulé des légumes. J’allais acheter des poivrons, par exemple, et j’en faisais
des moulages. C’est ça que j’ai mis dans le ventre de la poupée. C’est très
lourd, ça fait cinquante kilos.
C’est tout de même un
drôle de repas familial, les assiettes par exemple….
Etsuko : J’ai
enveloppé toutes les assiettes dans des bandages médicaux. J’ai voulu transmettre
le message suivant : « Mangeons tous ensemble en famille ». Mais évidemment c’est
devenu un peu effrayant. Pourtant mon idée de départ était plutôt aimable.
Peut-on voir un lien
avec la crucifixion, le christianisme ?
Etsuko : Pas
du tout.
Parce que la poupée
est vraiment dans la position du Christ. Le fait d’être mangé fait penser à
l’eucharistie.
Etsuko : Il
est vrai que les gens qui ont organisé mon exposition en France m’ont demandé
de ne pas commenter les questions qui iraient dans ce sens. Lire l’œuvre en
faisant référence au Christ peut amener à penser au cannibalisme. Il ne fallait
pas non plus parler de cette idée d’avaler les os de ses parents. Il est vrai
que c’est très dur à expliquer correctement. Pour une autre poupée, j’ai copié
les yeux de ma mère en les agrandissant d’après un portrait photographique. Et
j’ai mis aussi un peu de ses os à l’intérieur du corps.
Miyako : Les os
de ta mère ?
Etsuko : Oui.
Mélangés à la glaise, juste un peu.
Donc, d’une certaine
façon c’est presque un portrait de votre mère ?
Etsuko : Je
ne l’ai pas faite dans ce but, mais oui, finalement elle a fini par lui
ressembler.
Propos recueillis à Tokyo le 21 octobre 2013 par Stéphane du
Mesnildot
Traduction et interprète Marie-Noëlle Beauvieux
Paru dans Chronicart n°6
Avril 2014