Affichage des articles dont le libellé est Voyage. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Voyage. Afficher tous les articles

jeudi 19 janvier 2023

Jours étranges en Corée : à la recherche d’Haemi



Haemi, Jongsu et Ben, sous une véranda à la campagne, regardent le crépuscule. On n’entend que le souffle du vent et le grésillement des cigarettes de marijuana. Ben passe sur le lecteur de sa voiture la BO d’Ascenseur pour l’échafaud de Miles Davis et happée par la musique, Haemi se lève et danse torse nu en levant les mains vers le ciel, formant en ombre chinoise un oiseau avec ses doigts. 



Elégiaque et aérienne, la trompette, avec une netteté fantastique, annule tous les autres sons. Lorsque le vent se fait entendre à nouveau, c’est comme si brutalement celui-ci arrêtait la musique. Les sons reviennent : crissements d’insectes et ces vaches qui mugissent dans le lointain. Tous ces bruits qui étreignent le cœur quand la nuit tombe sur la campagne. Désemparée, Haemi vacille, tente de poursuivre sa danse mais finalement renonce et se met à sangloter. Elle quitte l’image et lentement la caméra glisse vers un arbre noir aux feuilles bruissantes. Haemi s’est retrouvée soudain seule, perdue face à la nuit, à cette campagne immense et déserte et aux choses qui y sont tapies. Ce sont deux souffles qui s’enchaînent : celui aigu et lumineux de la trompette de Miles Davis et celui du vent, sombre et inquiétant. Le vent murmure à Haemi qu’elle aussi vient de ce paysage, de ces fermes et de ces champs, et qu’elle a beau changer d’apparence, fuir à Séoul ou en Afrique, jamais elle ne pourra lui échapper. 

L’enquête que mène Jongsu  sur la disparition d’Haemi, si elle n’aboutit à rien, va en revanche lui permettre de s’extraire de cette terre où peu à peu il s’enracine. La recherche d’Haemi n’est rien d’autre que la recherche de lui-même et de sa vocation d’écrivain qu’il fuyait sans cesse. Collectant moi-aussi des indices, j’en avais conclu que l’assassinat de Ben ne se déroulait pas dans la réalité mais dans le roman que le garçon s’était enfin décidé à écrire. Lorsqu’il se déshabillait après le meurtre, il s’agissait d’une mue vers une autre identité. Et Haemi, où avait-elle disparu ? Lorsque Ben évoquait ces serres laissées à l’abandon et qui semblent demander à être brûlées, parlait-il d’Haemi et d’autres filles dont personne ne se soucie vraiment ? Est-elle passée dans l’univers parallèle des mandarines invisibles et des chats de Schrödinger ? Haemi avait-elle vraiment existé ?


Burning est tiré de Les Granges brûlées, une des nouvelles du recueil d'Haruki Murakami L'Elephant s'évapore. Le film de Lee Chang-dong développe le thème, à mon sens, le plus troublant de l’écrivain : la disparition. Dans Les Chroniques de l’oiseau à ressort, la femme du héros s’éclipse du jour au lendemain, le laissant seul dans la maison, sans lui donner de nouvelles. Bien sûr on comprend qu’elle est tout simplement en train de se séparer de son mari. Mais pour le héros cette disparition semble absolue, comme si elle avait été transportée hors de sa réalité, dans un lieu inaccessible. 



A la fin de l’année dernière, après un bref passage à Tokyo, je visitais la ville de Sokchon, au nord de la Corée du sud. Autour de la pension de famille, il y avait des serres bien sûr,  et même en grande quantité et je ne pouvais pas m’empêcher de les regarder avec un léger soupçon. 



Les serres, je m’en apercevais, son très fréquentes en Corée, et on comprend ce qui a poussé Lee Chan-dong à les substituer aux granges de Murakami. Qui s’en soucierai si l’une d’entre elles, laissée à l’abandon, venait à être brûlée. Bien que située à plusieurs centaines de kilomètres de Paju, où avait été tourné Burning, la campagne où je séjournais lui ressemblait un peu. Au fond la Corée du sud n’est pas si grande pour qu’apparaissent des différences notables de paysages. En remontant encore plus au nord, se trouvait la région de  Goseong, que l’on décrivait comme « désolée ». On y accédait par une autoroute longeant des hôtels plantés sur la plage, sans souci d’harmonie dans leur architecture. Si elle était « désolée » c’est sans doute par sa proximité avec la DMZ, et pour la première fois je ressentais les étranges vibrations liées au voisinage du nord. Les routes menant à la DMZ étaient logiquement désertes : qui voudrait s’y aventurer à part les militaires.

J’ai regardé le soleil se coucher sur un lac noir. J’y lançais une pierre qui rebondit sur sa surface : il était gelé, immobile, comme l’allégorie exacte de cette région. Je fermais les yeux : le silence, pas un seul  chant d’oiseau, sinon dans le lointain un léger bruit de froissement. Le lac gelé me fit aussi repenser à la disparition d’Haemi, comme si la croute de glace séparait un autre monde, exacte réplique inversée du nôtre. 


Dans Burning, la maison de Jongsu à Paju donne sur une autre partie de la DMZ. La présence de la Corée du nord agit-elle comme un maléfice ? L’un des aspects les plus « pittoresque » du régime des Kim est aussi ses apparitions et disparitions soudaines. Kim Jong-un peut s’éclipser pendant plusieurs semaines, alimentant toutes les rumeurs et réapparaître sans explications.  Des membres de sa famille ou des généraux, disparaissent, eux pour toujours, comme s’ils n’avaient jamais existé. A l’inverse, lors de cérémonies, apparaissent comme par magie sa sœur, la terrible Kim Yo-jong, et sa fille Kim Ju-ae, dont même l'âge est inconnu. Le réel est mouvant, manipulable, comme dans Burning où il suffit que Ben, lassé de sa nouvelle compagne, baille pour qu’elle s’évapore.

Dans la nouvelle de Murakami et dans le scénario de Lee Chang-dong, la jeune fille commentait ainsi sa pantomime de l’épluchage de la mandarine : « Ce qu’il faut, ce n’est pas imaginer qu’on tient une mandarine mais plutôt oublier qu’il n’y en a pas. »

Pour retrouver Haemi, Jongsu doit entrer à l’intérieur de la mandarine invisible, et pour cela devenir écrivain.




dimanche 3 avril 2022

Le printemps des fantômes : Retour sur la J-horror

 Pour fêter la reprise au cinéma des classiques Ring et Dark Water d’Hideo Nakata et Audition de Takashi Miike par The Jokers Films (voir ici ), le 13 avril,  j’ai eu envie de consacrer mon blog ce mois-ci à la J-horror. 

Pour commencer, voici l’introduction de mon livre Fantômes du cinéma japonais (2012), que l’on peut commander chez l’éditeur Rouge Profond (voir ici).


Souvenirs du Japon spectral

 


Depuis combien d’années n’avais-je pas eu peur comme cela au cinéma ?

Avant d’éteindre la lumière et de m’endormir, j’ai regardé avec un peu d’inquiétude l’écran de la télévision qui ressemblait à un œil sombre et malveillant. J’ai pensé à ces fenêtres, noires et bombées, qu’on appelle «œil de sorcière». Quel monde inversé, négatif se cachait de l’autre côté de la surface de verre? Là, d’autres images se tramaient, qui n’appartenaient pas au monde des vivants ; y avoir accès, ne serait-ce qu’un bref instant, signerait notre arrêt de mort.

J’ai essayé de ne pas penser à la fille aux longs cheveux tombant sur le visage, à sa robe salie et à son œil retourné. Mais dans l’obscurité, avant de fermer les yeux, j’y ai pensé quand même.

Cette nuit-là, j’ai fait un cauchemar.

Une main blanche sortait du mur, à la gauche de mon lit, et lente­ment s’approchait de mon visage. J’étais entré dans le cercle et, pour en sortir, il me fallait revenir aux origines de ces images. Dans Sans soleil, Chris Marker mettait en garde contre les maléfices des fantômes nippons : «Les films d’épouvante japonais ont la beauté sournoise de certains cadavres. On reste quelquefois sonné par tant de cruauté, on en cherche la source dans une longue intimité des peuples d’Asie avec la souffrance, qui exige que même la douleur soit ornée. » Les films de fantômes japonais : l’expression même évoque un autre continent du cinéma. Dans leur langue d’origine on dit «kaidan eiga» (films d’his­toires surnaturelles) et c’est déjà comme un claquement de dents. On dit aussi Yurei-eiga (films de spectre) et c'est comme une plainte lugubre. 

Là-bas, au-delà de la frontière, nous attendent des spectres de noyés hideux, au visage boursouflé ; des femmes-chats, agiles et cruelles, tirant les fils de nos destinées ; des fatales beautés comme Yuki Onna, la fiancée des neiges, à la peau d’une surnaturelle blan­cheur et à la bouche d’ombre qui nous aspire. Là-bas, Oiwa, la mère des fantômes japonais, flotte dans les brumes du marais de Yotsuya. Empoisonnée par son époux, défigurée et jetée au fond d’un étang, le fantôme d’Oiwa à l’œil exorbité revient réclamer justice. 



Pour dresser la carte de ce territoire inconnu, j’ai fait mon travail de cinéphile : j’ai établi des listes, des filmographies, des correspondances. Mais il a bien fallu à un moment que le pays imaginaire laisse place au véritable pays.

Mon premier voyage en Asie ne fut pourtant pas au Japon mais, en 2004, en Corée du Sud. Là j’appris que les collégiennes étaient folles d’une série macabre japonaise où un petit enfant bleuté et sa mère, une goule ensanglantée, maudissaient ceux qui avaient l’infortune de s’aventurer dans leur demeure. Cet étrange objet nommé Ju-on, à la chronologie bouleversée, était l’œuvre d’un jeune homme nommé Takashi Shimizu. Dans une vieille boutique, j’achetais par hasard une cassette vidéo dont je ne pouvais lire le titre. Sur la jaquette, une jeune fille en robe blanche, désarticulée comme une poupée. Je ne saurais que quelques semaines plus tard qu’il s’agissait de Ghost Actress, le pre­mier long-métrage d’Hideo Nakata.

Je découvrais aussi l’équivalent coréen de la J-horror : la K-horror et ses lycéennes maudites, belles amnésiques aux yeux immenses qui soudain retrouvent la mémoire dans des nuits zébrées d’éclairs et se découvrent spectres ou meurtrières. Sous la mégalopole de verre et de béton gronde encore la colère de morts que le miracle économique ne saurait apaiser. Lors de cet été coréen, je découvrais aussi que là-bas on ne riait pas dans les salles de cinéma qui projetaient des films d’hor­reur. On frissonnait et parfois on laissait échapper des petits cris de terreur

En 2009, je me rendais au Japon, avec l’intention de rencontrer les auteurs de la J-horror. Par chance, je débarquais à Tokyo en été, pendant les fêtes d’O-bon, où l’on honore les ancêtres. Moins sinistre que notre Toussaint et moins carnavalesque qu’Halloween, O-bon est aussi l’occasion pour les Japonais de se raconter des histoires de fan­tômes. Je commençais par me rendre sur la tombe d’Oiwa, au temple de Myogyoji. Dans ce quartier paisible de Tokyo, on s’attendrait à ren­contrer Shiori et Shimiko, les adolescentes avides de mystères des mangas de Daijirô Morohoshi. Le cimetière au crépuscule était sur le point de fermer, mais on me guida devant l’autel d’Oiwa. Je lui fis la promesse d’achever ce livre entrepris depuis maintenant de longues années. Je me rendis aussi dans un autre cimetière, celui d’Ikebukuro, où repose notre précurseur : Lafcadio Hearn, l’auteur de Kwaidan. Plus que l’hommage que je souhaitais rendre au grand écrivain, c’est au cœur de cette nécropole que je crus percevoir le rapport des Japonais à leurs morts. Aucun mur, comme en Occident, ne venait séparer les deux mondes et les routes du quartier des vivants se pro­longeaient dans celui des morts. A la nuit tombée, pur moment de poésie manga, on peut voir les écolières en costume marin rouler à bicyclette entre les tombes.



J’avais déjà rencontré Hideo Nakata à Paris en 2005, alors que ce livre n’était qu’un vague projet. Très vite, il m’était apparu que la J-horror ne pouvait se résurher à Ring, quelle que soit l’importance de la figure de Sadako. Remontant la généalogie des fantômes contempo­rains, j’identifiais la naissance officielle du genre à l’orée des années 1990 : les Scary True Stories de Norio Tsuruta, populaire série tournée pour le marché de la vidéo, où des spectres de collégiens poursuivent des adolescentes trop kawaïpour être honnêtes. Le but de mon voyage était de rencontrer ces précurseurs méconnus de la J-horror mais aussi des cinéastes se déplaçant peu hors du Japon, comme Takashi Shimizu ou Hiroshi Takahashi. Mes guides, Terutarô Osanaï et Atsuko Ohno, me conduisirent à leur rencontre, dans ces cafés où l’on peut encore rester des heures à fumer, au long d’après-midi rythmés par les cris des corbeaux et le grésillement électrique des cigales. Au fil de leurs propos, j’ai vu se dessiner l’histoire de la J-horror, bien plus surpre­nante que nous ne l’imaginons en France où nous la réduisons à la seule figure d’un spectre dépeigné. Elle ne fut pas le fait de cinéastes isolés mais d’une «nouvelle vague» d’auteurs qui, consciemment, inventèrent et théorisèrent le film d’horreur japonais contemporain.

«Pourquoi les fantômes japonais font-ils peur» ? Telle était la ques­tion sous-jacente de ces entretiens. Sans doute parce que pour les Japonais, à la différence des cinéastes occidentaux, la question de l’existence des fantômes mérite d’être posée. Le scénariste Chiaki J. Konaka ne croit pas aux fantômes. Pour lui, il s’agit d’une construc­tion mentale n’existant que dans le cerveau de l’homme. Kiyoshi Kurosawa, lui, n’a jamais vu de fantômes mais les pose comme des entités extérieures à l’être humain. Norio Tsuruta, Hiroshi Takahashi et Takashi Shimizu, quant à eux, ont vu des fantômes dans leur jeu­nesse. Peut-être la période d’O-bon les a-t-elle mis dans cet étrange état de nostalgie propice à évoquer les spectres de l’enfance...

Norio Tsuruta me raconta qu’il avait vu un homme inconnu passer à travers la porte de la chambre de ses parents. Hiroshi Takahashi me parla d’un film étrange qui l’avait terrorisé enfant et dont il n’avait jamais pu retrouver le titre. Il me raconta aussi comment une forme blanche à visage humain lui était apparue et l’avait guidé vers une chambre secrète dans la maison familiale. Shimizu me parla d’un autre fantôme qui, pour n’avoir rien de surnaturel, n’en était pas moins troublant : dans la caméra Super-8 que lui avait offerte son grand-père, il avait trouvé un film et l’avait fait développer. Sa grand- mère, jeune et souriante, lui était alors apparue.

Ces visions d’enfance sont-elles les fantômes originels de la J-horror ?

Avais-je vraiment fermé la boucle? Peut-être, enfin, pouvais-je sortir du cercle.

24 avril 2011

 

 


lundi 14 mars 2022

Ce blog a sept ans !

Jours étranges à Tokyo, créé en mars 2015 a désormais sept ans. 



Si je fais un petit historique, il y eut d’abord Les Films libèrent la tête qui a compté 465 billets entre le 31 mars 2009 et le 20 décembre 2013. Il s’agissait d’un blog un peu fourre-tout où le cinéma côtoyait l’illustration… et bien souvent n’importe quoi. Il marchait bien car je scannais mes propres images qui étaient relativement inédites. A l’époque où Pinterest et Tumblr balbutiaient, les photogrammes, les photos rares et insolites étaient très recherchées. Mon premier scanner ayant un léger défaut il m’arrive encore d’en reconnaître certaines. 






Les Films libèrent la tête était en fait devenu impraticable et trop tourné vers l’iconographie au détriment des textes. Je ne percevais plus son identité et le sabordais donc en pleine gloire ! Après quelques expériences de courtes durées (un blog de critiques, Journal de l’année des 13 lunes), je décidais de dédier un blog à la culture japonaise.



Le titre, Jours étranges à Tokyo, était un mélange entre Strange Days des Doors pour l’insolite, et Jours tranquilles à Clichy d’Henry Miller. Je m’imaginais bien à Tokyo comme Miller à Paris, hantant les bas-fonds et menant une vie d’écrivain alcoolique et désargenté. Dans mes fantasmes bien sûr. Je rapatriais sur ce nouveau média une grande partie des billets japonais des Films libèrent la tête, et partais à l'aventure.

Au fond pourquoi écrire un blog ? Je devais bien un jour me poser la question.

Il est pour moi un média, un carnet de voyage, un bloc-notes et, pour qui sait lire entre les lignes, un journal intime. Malgré mon travail dans la presse et la rédaction de mes livres, je ne l’ai jamais abandonné même si je l’ai parfois délaissé. Je sais que beaucoup de blogueurs de la même époque se sont tournés vers Facebook (ou pire Twitter), séduits par la réactivité, le dialogue et une meilleure audience. J’ignore presque totalement qui consulte mon blog et les commentaires sont rares mais ce machin ringard a finalement pris un peu de cachet au milieu de la cacophonie des réseaux sociaux. Le temps passé à écrire un billet, le manque flagrant d’humour (alors que je suis très drôle sur Facebook, si si), le choix des photos, et la réelle satisfaction au moment où je le mets en ligne ont ce côté laborieux de l’internet d’avant Zuckerberg. 

Au milieu des affaires courantes, il est  un moment de pause et une façon de revisiter le Japon. De le recomposer à partir des films, des livres, des images et des figures aimées. Même si aux Cahiers, je me suis beaucoup consacré au cinéma japonais, au fond j’avais aussi envie de prendre cette fameuse « voie oblique » pour traverser le pays. Parler du Japon des yakuzas, du Japon des travestis, du Japon des bars, du Japon des fantômes et des écolières. Je sais qu’il y a un côté foncièrement markerien dans la liberté qu’offre ce média. La statue d’une déesse, croisée dans un petit temple de Shinjuku, entre les clubs érotiques et les love hotels, mérite forcément que je lui consacre quelques lignes.

Et puis avouons-le, c’est aussi une façon de calmer ma graphomanie. 


J’ai choisi dix articles pour fêter cet anniversaire.

Cliquez sur le titre


Miwa, un dandy japonais



Golden Gai is the space



Encore une histoire de fantômes à Golden Gai





Morita Doji, la chanteuse évaporée




Richard Brautigan, encore une histoire de fantômes à Tokyo



La voie oblique




Le monde de Rina Yoshioka



L'érotisme noir de l'ère Showa



Benzaiten, protectrice de Kabukichô



Elle est morte après la guerre



samedi 11 décembre 2021

Strange Days in Tokyo



Je suis en train d’écouter la série de France Culture consacrée à Jim Morrison (ici). Le superbe troisième épisode parle de l’influence de la Beat Generation sur Morrison : Kerouac, la route, les Indiens et le zen que l’on peut atteindre en roulant vers le désert et les auto-stoppeurs, dont certains sont des assassins, qui attendent sous la pluie, le pouce levé, que s’arrête leur victime. Et The WASP (Texas Radio and the Big Beat) morceau génial qui explose dans la tête « C’est la terre où le pharaon est mort. »  De loin en loin, je n’ai jamais vraiment cessé d’écouter les Doors, mais d’entendre cette belle émission qui replace James Douglas Morrison, le poète, au premier plan, je me suis rendu compte combien cette langue m’était toujours proche, familière. Mon immersion dans la culture japonaise avait pu me faire croire que je m’étais éloigné de l’america mais il n’en était peut-être rien. Le nom de ce blog en témoigne. 

Les artistes japonais visionnaires des sixties, ayant fait de l’outrage une ligne de conduite, sont peut-être plus proches de Morrison que je ne le pensais. Terayama et Mikami Kan qui ne pensent qu’à tuer leur mère répondent au hurlement œdipien de Morrison dans The End. D’un côté du Pacifique des Américains rêvant de spiritualités asiatiques et de haïkus, de l’autre des Japonais fascinés par Dylan et les Beatles, et inventant leurs propres hippies : les futen de Shinjuku. Entre les deux : la bombe, le Vietnam. 

« Autrefois, j’avais vingt-cinq, vingt-six ans, et lorsque prendre des photos à la volée m’amusait plus que tout, j’ai découvert ce roman, Sur la route. Fortement attiré par le regard posé sur la route du héros, Sal Paradise, j’ai rêvé de vivre comme lui. Sans tarder, j’ai entraîné un ami et sa vieille Toyota et commencé mon périple sur les innombrables nationales qui sillonnent le pays. A cette période, j’ai pu voir des villes et rencontrer des gens de toute sortes, j’ai appris à faire de l’auto-stop et monter dans un camion. » Daido Moriyama, Mémoires d’un chien 

Quant à moi, parmi les multiples portes qui m’ont menées au Japon, il y a eu bien sûr celle ouverte par Richard Brautigan, et le Tokyo-Montana Express, plus puissant que les Boeings de JAL et Air France. De l’électricité du Kabukichô au silence de Yanaka, du cimetière d’Ikebukuro où j’allais visiter Lafcadio Earn aux disquaires de Shibuya, de Nakano et ses vieux mangas d’horreur au drag queens de Nichome, Tokyo a été mon San Francisco. L’expérience du hasard objectif, le culte de la rencontre, les messages délivrés par les renardes à quatre heures du matin… Où peut-on, sinon au Japon, passer une nuit à boire du saké et aller s’asseoir sur les marches d’un temple et voir le soleil se lever ? (et je pense à la plage de San Francisco à l’aube) Et pourquoi pas entendre les premières notes de Riders on the Storm lorsque la pluie vient enfin crever la bulle de chaleur et d’humidité de l’après-midi d’aout ? Et les ruelles de Shinjuku serpentant entre les bars obscurs et les arrières cours des clubs érotiques, et les chats errants à côté des poubelles, et les vieux yakuzas ridés comme des gitans, et les tekiya et leurs stands de confiseries et de joujoux, et les mémères courbées comme des tortues. Etais-je à Tokyo ou à Tanger ?  A côté de la langueur du Japon et des teintes chaudes de ses nuits, combien Paris me semblait toujours dure et glaciale à mon retour. 

Quand les portes se rouvriront-elles ?





lundi 26 avril 2021

Tokyo des ruelles



Je réécoute souvent avec plaisir Tokyo Ville-monde, l’émission de France Culture qui est une balade dans la ville, où l’on croise des cinéastes aimés comme Kiyoshi Kurosawa et Shinji Aoyama ou le photographe Masataka Nakano, qui parlent de fantômes, d’une cité soudainement déserte ou de parcs où l’on peut aller à rebours du temps (voir ici). Un passage me plait particulièrement, lorsque l’écrivain Michael Ferrier compare Venise et Tokyo, et dit que les ruelles ont été construites sur d’anciens cours d’eau et bras de rivière. Il dit aussi qu'elles avaient pour but de protéger le palais du shogun des attaques de clans séditieux, emprisonnant les samouraïs dans des goulots. Si l’on s’éloigne des grandes avenues qui traversent la ville, Tokyo est selon l’expression consacrée une « mégalopole de village », chacun étant un labyrinthe de ruelles. Par celles-ci, Tokyo rejoint d’autres villes fantomatiques que sont Venise et Lisbonne, ce qui explique peut-être le culte qui entoure au Japon Fernando Pessoa. 

Pourquoi les ruelles sont-elles à ce point liées au fantastique et aux rêves ? Dans Opération peur de Mario Bava, je suis toujours enchanté par les ruelles gothiques embrumées qui forment le village hanté par Mélissa l’enfant spectrale. Elles me rappellent celui de mon enfance dans le Var et ses rues étroites, faiblement éclairées par des lampadaires en forme de lanterne, qui montaient jusqu’à la porte médiévale : empilement de maisons en pierre sinistres aux portes de garages en bois et aux volets fermés. Les traverser la nuit donnait le frisson : une main pouvait nous attraper et nous faire disparaître à jamais dans les ténèbres. Parfois j’y retourne dans mes rêves. Les ruelles de Tokyo sont tout autant hantées mais je n’y ai jamais peur. 

La ruelle est un endroit magique et l’hypothèse que ses serpentements épouseraient le souvenir de cours d’eau est fascinante. C’est ce qui explique peut-être pourquoi l’on part à la dérive dans Tokyo et que l’on soit portés par ses courants occultes. Ruelles de Kabukichô, où en marge des pachinkos et du Robot Restaurant, on peut se perdre dans un club secret de travestis. Ruelles de Nakano qui convergent vers l'Hotel World Kaikan et ses énigmatiques locataires (voir ici). Ruelles de Yanaka, où l’on peut voir glisser la silhouette équivoque de Shizuko, la femme fatale de La Proie et L’Ombre d’Edogawa Ranpo. Ruelles d’Asakusa et de Tamanoi où les ombres des écrivains Yasunari Kawabata et Nagai Kafû recherchent la maison close des Belles endormies ou celle de la prostituée O-Yuki. Dans certaines, le soleil ne pénètre pas ou si peu, et c’est là où se trouvent comme à Yanaka les commerces les plus désuets comme ces petits bazars tenus par les obachan où se côtoient outils, barils de lessives, cigarettes et conserves. Les ruelles sont l’espace étroit qui conduit à l’autre monde, et l’on ne s’étonnera pas qu’à Tokyo comme dans les autres villes qui n’ont pas rompu le contact avec leurs familiers, qu'elles soient aussi le territoire des chats.  



jeudi 26 mars 2020

Golden Gay


Il n’y a qu’à voir Les Funérailles des roses ou les photos de Katsumi Watanabe : Shinjuku était gay à la fin des années 60. Les Gay Boys étaient si populaires qu’ils commençaient à remplacer les mama-san et les clubs de travestis se multipliaient à Kabukicho. Si l’on regarde La Truite de Losey, les patronnes qui attendent les clients à la porte des bars de Golden Gai sont tous des travestis. Dans les années 80, régnait sur les nuits de Tokyo une star nommée Elle. Cette reine a par exemple baptisé Vivienne Sato, fabuleuse drag-queen et mémoire vivante du quartier, du nom quelle porte encore aujourd’hui. 
Si l'on veut s'éloigner de quelques centaines de mètres de la Ville dorée, on peut aller faire un tour à Nichome, le quartier gay attitré de Tokyo.  Le bar ouvert Advocate (désormais sous un autre nom) brasse sur sa terrasse Japonais et gaijin, et le Campy est le territoire de drag-queens exubérantes. Les filles ne sont pas oubliées et de nombreux club affichent "ladys only". Si l’on pousse la porte de certains établissements de Kabukicho, il n’est pas rare d’y trouver des yakuzas en train de boire avec les hôtesses travestis. Créatures de la nuit, participants aux mêmes économies clandestines, yakuzas et travestis ont curieusement noué un pacte tacite auquel le cinéma pourrait bien s’intéresser. Peut-être la peau tatouée, avec ses fleurs et ses ornements, est-elle une forme féminisation ? 
Les mama-san travestis sont désormais minoritaires à Golden Gai. Il y a quelques années, au bout de la rue où se trouvent le Baltimore et Uramado, trois bars formaient une petite enclave gay. Un des plus fascinants, maintenant fermé, était tenu par un travesti âgé, aux cheveux courts, que je voyais monter et descendre la rue perpétuellement. Parfois il ramenait un client en costard-cravate qui repartait aussitôt en compagnie d’un gay boy. L’activité de cette dame et de son bar me semblait assez claire. Juste en-dessous du Cambiare (le bar décoré à la façon du Suspiria de Dario Argento) : le fameux Jan June (prononciation japonaise pour Jean Genet), tenu par de jeunes travestis délurés.

Si votre tête leur revient, il est possible d’y passer un moment très agréable et découvrir un Tokyo underground : celui des employés de bureau qui le soir enfilent un tailleur et une perruque, se maquillent et deviennent quelqu’un d’autre. C’est une façon pour eux de tenir le coup qui vaut bien nos anti-dépresseurs. La jolie Mari, jeune serveuse y travaillant deux fois par mois, est banquier dans sa vie de tous les jours. Elle préfère les filles mais n’a pas eu de girl-friend depuis cinq ans. L’an dernier, je leur ai offert un exemplaire de Notre-Dame des Roses
En face, se trouvait le Pura-Pura, en haut d’un escalier éclairé de bleu, décoré de photos d’une femme glamoureuse à la perruque noire. 

J’ai quelque fois monté ces escaliers et invariablement me suis retrouvé dans un bar vide, avec derrière le comptoir un très grand travesti, rigide comme un mannequin de cire, et souriant de façon aguichante. J’ai toujours tourné les talons tant l’ambiance était glaçante. Il y a deux ans, je parlais d’elle avec Mami-chan au bar Buster. Elle m’a raconté cette anecdote : un de ses clients était allé prendre un verre au Pura-Pura, bien entendu désert. A un moment la patronne avait essayé de l’embrasser. Elle avait ensuite facturé ce baiser 10.000 yens comme un « service ». Pour plaisanter, j’ai dit à Mami-chan : « Je vais aller prendre un verre là-bas et si je ne suis pas revenu demain soir, tu devras me délivrer des griffes de la patronne. » L’an dernier, le Pura-Pura était fermé. Qu’est donc devenu le travesti-vampire qui y officiait ? 


lundi 27 janvier 2020

Benzaiten, protectrice de Kabukicho



Il y a au Japon sept divinités associées au bonheur ou Shichifukujin : Ebisu (protecteur des pêcheurs et des marchands), Daikokuten (la richesse, le commerce et les échanges), Bishamonten (les guerriers, et la loi bouddhique), Fukurokuju (la longévité, la virilité et la sagesse), Hotei (l'abondance et la bonne santé), Jurōjin (la prospérité). Fardée et apprêtée, Benzaiten, seule femme de ce panthéon, est la protectrice de l'art et de la beauté, de l'éloquence, de la musique, de la littérature, des sciences et de la vertu. A l’exception d’Ebisu issu du Shintô, tous sont des dieux indous ayant transité par la Chine et qui, selon les chercheurs, auraient étés regroupés artificiellement sous l’ère Muromachi (1392-1568) avant de trouver leur forme définitive au 17e siècle. L’origine de Benzaiten est Saravasti, épouse, demi-sœur et fille de Brahma, possédant les mêmes dons artistiques. Sa monture, un cygne blanc, est remplacée au Japon par un serpent de mer car Benzaiten est une déesse maritime, dont le culte est rendu dans les îles et sa guitare devient un biwa. Divinité des arts et de la séduction féminine, elle est naturellement devenue la protectrice des geishas dont le luth est également l’instrument de prédilection.
Benzaiten par Aoigaoka Keisei (1832) Metropolitan Museum
 Dans un recoin de Kabukicho, entre les pachinkos les clubs érotiques et les love hotel, se trouve un minuscule temple dédié à la belle Benzaiten. Devant l'autel est inscrit : « En l’honneur de notre respect éternel pour Benzaiten, la protectrice du quartier ». 
Si l’on cherche l’esprit du lieu, la sainte du quartier, c’est ici qu’il faut aller. Kabukicho n’était jusqu’à l’après-guerre qu’une terre marécageuse où de nombreux dieux étaient célébrés. En avril 1945, sous les bombardements, les temples furent dévastés. Seule la statue de Benzaiten put être sauvée par un de ses fidèles. Kihei Suzuki, le chef de l’association de la reconstruction de Shinjuku de l’après-guerre, l’homme qui voulu faire du quartier le centre de la vie théâtrale de Tokyo (d’où l’appellation Kabukicho) fit construire ce petit temple pour héberger Benzaiten. Il s’agit d’un des premiers actes de la restauration de Shinjuku. Son projet théâtral échoua mais finalement Benzaiten, patronne des geishas, est tout à fait à sa place au cœur du quartier rouge. Nul doute que bien des filles de Kabukicho viennent faire leurs dévotions à Benzaiten au cœur de la nuit électrique.




samedi 28 septembre 2019

Un étranger dans la ville dorée



« Vous vous souvenez de Golden Gai il y a 10 ans ? C’était une ville-fantôme. » regrette le patron d’Uramado, qui est peut-être le bar le plus sombre du quartier, une chapelle dédiée aux chanteuses de jazz et d’acid folk de l’ère Showa comme Maki Asakawa et Morita Douji. Seule une étoile violette allumée au-dessus de la porte indique que le bar est ouvert car aucune lumière ne perce de ses fenêtres. 

Il est vrai que Golden Gai avait une drôle de gueule en cette fin septembre avec le championnat de rugby qui se tenait à Tokyo. Rien ne pouvait être plus incongru que ces fans et joueurs, pour certains néo-zélandais, armoires à glace s’entassant dans les bars minuscules ou, à la grande hilarité des mama-san travestis, usant de mille contorsions pour entrer dans les toilettes basses et étroites. Je revois ce groupe de malabars stationnant au milieu de la rue et hurlant, leurs bières à la main, comme s’ils se trouvaient dans l’outback australien. Une porte s’ouvre dans le mur, et se matérialise une petite vielle courbée, borgne et furieuse, qui hurle « SHUT UP ! », avant de retourner dans sa caverne. C’était l’esprit de Golden Gai qui réclamait le silence ! Le quartier n’a cependant pas attendu les rugbymen et l’annonce des JO de l’an prochain pour changer de visage et devenir un lieu touristique. Sans doute est-ce le prix à payer pour sa survivance et rares sont les bars pratiquant encore le « guests only » et le dissuasif « extra-charge » (sorte de prix d’entrée) est un peu moins pratiqué. Pourtant, sans qu’on ne sache vraiment pourquoi, l’obscurité reprend parfois ses droits et Golden Gai redevient la cité des ombres, avec ces anges soulageant les solitudes, et ses démons comme ce cauchemardesque travesti vêtu de rouge, accompagné de deux très jeunes filles, et traversant à toute vitesse le quartier pour racoler des clients et les entraîner dans les bas-fonds de Kabukicho. 
Je suis moi-même un étranger dans la ville dorée, mais dans ces moments d’obscurité je n’aspire à rien d’autre qu’être un fantôme parmi d’autres, collectant les chansons d’amour embrumées, les photos des mama-san du temps jadis qui jaunissent sur les murs, les affiches de théâtre du génial Shuji Terayama et celles de Tatsumi Hijikata et son corps de terre noire, les clichés charbonneux des photographes de Provoke et les souvenirs des cinéastes rouges qui venaient y refaire le monde.